Textes

Une présentation de " la Nouvelle Alliance " Commencements
LE MONDE du 04.01.1980

CECI est triste et vrai : nous avions perdu le monde. Voilà que s'achève un demi-siècle de philosophie sans un arbre, sans un bout de ciel, sans un lac, sans une mer. Discours sur le discours, la philosophie restait sur papier blanc et noir, oublieuse du monde. Pour les savants, surprise, il en était de même. Jacques Monod nous plaçait là, étrangers, insolites, dans un univers sans rapport avec nous. Hélas ! Nous ne vivions plus sur les collines de l'Ombrie, délicieuses, nous étions dans le cratère vitrifié de Los Alamos. Nous préférions partout les voies de destruction.

Nous sortons, je crois, de ce long tunnel. Nous allons retrouver le monde immémorial et nouveau, peut-être allons-nous le réhabiliter en préparant ses voisinages et ses lieux singuliers, ses rencontres. Voici l'arche, ou le livre de la Nouvelle Alliance, le récit d'une promesse qu'on ne peut lire sans espoir.

Il est signé d'un grand chimiste, Il y a Prigogine, prix Nobel, l'an passé dans sa spécialité, à ses heures philosophe, et d'une philosophe de talent, Isabelle Stengers, à ses heures chimiste. L'alliance entre les deux auteurs est intéressante. On ne connaît que trop les livres philosophes, ignorants de science, parfois même quand ils en parlent, et les livres savants, ignorants de philosophie, parfois même quand ils en font. Voici enfin un livre plein : le savoir technique y est amené jusqu'à ce matin, avec les questions et les hypothèses, les paris et les risques, les espoirs que cela implique, mais le savoir philosophique y est aussi contemporain, les deux langues parlent du même monde en même temps. Un livre aussi équilibré tient du miracle.

Le chemin du local au global

Les objets principaux de la Nouvelle Alliance sont l'ordre par fluctuation et l'irréversibilité du temps. Le mot fluctuation a beaucoup d'intérêt. Newton, en d'autres lieux, usitait le terme fluxion qui pourrait se traduire à la lettre : différentielle de flux. Pour l'univers classique, fluxion était meilleur que différentielle, qui cependant l'a emporté. Meilleur, car il ne cachait pas l'idée, commune au calcul et à la dynamique, l'idée qu'il existe un chemin du local au global, du petit au grand, ou de l'élément au système, qu'il existe un chemin, un prolongement, que ce prolongement ne pose pas trop de questions.

Toute la discussion, qui paraît neuve, entre les tenants du tout et ceux de la décomposition en parties, querelle violente parfois, se dépose déjà au dix-septième siècle, à l'articulation des mathématiques et de la mécanique. Je parierais volontiers que Leibniz n'aimait pas le terme fluxion parce qu'il n'était pas sûr de l'existence du chemin ; Newton paraît en être sûr. De la monade à la monadologie, pensait le premier, le prolongement n'a pas lieu. Il a lieu, pour le démon de Laplace. L'idée que le classicisme se fait du calcul intégral et de la dynamique passe par ce chemin, j'ose dire par ce flux. Stengers et Prigogine le brisent en morceaux par le fréquentatif fluctuation, qui introduit, sur cette route, de la discontinuité, de l'incertitude, du changement, tout en y laissant la liquidité. La route vers l'universel est souvent coupée, elle est hachurée de hasards, d'indécisions, de porte-à-faux, d'existants singuliers. Par la fluxion, l'univers était partout voisin de la partie, par la fluctuation, le monde se remplit de voisinages différents.

L'univers et le monde

D'où cette opposition entre un univers vide et un monde rempli, entre un univers homogène et un monde différencié, entre un univers éternel et un monde imprévisible, bref, entre un univers et un monde. Entre une omniscience totale et un savoir local. Si nous avons perdu le monde, c'est que l'univers l'avait supprimé. L'omniscience et l'omnipotense nous excluent, mais elles effacent aussi bien le jardin aux différences.
Ainsi le Dieu unique avait chassé les petits dieux multiples, de leurs bosquets, de leurs fontaines, et du feuillage de leurs hêtres. Ainsi les concepts universels et les termes en isme d'une philosophie à la langue de bois éloigneraient Montaigne du parler des boiteux, de ses trois bonnes femmes, d'un enfant monstrueux et de son ami proche, éloignent Diderot du parcours hasardeux et réjouissant de son Jacques, chassent Bergson et son jaillissement de nouveautés, barrent le flux qui va chercher fortune dans le monde. L'omniscience est violente, elle est la plus grande violence, l'universalité exclut tout ce qui n'a pas force d'exemple. Il n'y a plus de singularités, pour la dynamique classique et les philosophies qui s'ensuivent.


Singularités

Voici qu'elles reviennent, elles font et défont les nœuds, faiblement stables, de l'ordre et du hasard. Aussi vives, vivaces que l'intelligence. Il faut voir ces filaments, distorsions, pseudopodes, ici dessinés pour les systèmes à mélange. Le nuage lance un nouvel isthme flou, loin, au-delà du front froid, la flamme jette ses flammèches, l'existence n'est peut-être que la danse, aux figures libres, d'un rideau de feu. Nous allons trouver de la science dans les circonstances : elles n'en comportaient pas. Nous allons trouver des circonstances dans la science : elle n'en comportait pas. Ce qui naît tout autour de moi, et moi, ce qui meurt, ce qui est du temps, comme moi, sommes des circonstances, ces nœuds, ces fluctuations qui, parfois, s'ordonnent.

Cela m'importe plus que le ciel étoilé au-dessus de ma tête, qu'un nuage, tout justement, ou que le feu solaire m'interdisent de voir. Les universalistes d'antan ne ressentaient la loi morale que la nuit, par beau temps : circonstance assez rare sur les bords de Baltique. Le jour se lève, enfin, sur des choses, et moi, que je ne puis prévoir. Seuls, un sot, une pierre et un astre, quelquefois, sont prévisibles. Le jour se lève, enfin, sur un monde circonstanciel, différencié, hasardeux, improbable, aussi concret, bariolé, inattendu, oui, beau, que celui que je vois, sens, touche, admire.

Le bon sens et la science sont enfin réconciliés Le savoir le plus exact quitte Kant pour Montaigne, Hegel pour Diderot, Laplace pour Lucrèce. Nous construisons de proche en proche un monde et laissons là l'universel qui n'est jamais produit que par la destruction. L'universel est plutôt l'exception, la trajectoire est rare, et le chemin qui va du local au global, un miracle. Ne vous y trompez pas : l'exactitude croît, le savoir multiplie ses rigueurs par ces pluralités.

À l'envi, partout émergent d'étranges objets, le vieil univers lisse et vide se casse, en se remplissant d'accidents et de circonstances. Il en paraît presque historique. Et familier, du coup. L'univers sans nulle exception était celui de l'exclusion, des singularités comme des hommes, la loi y régnait sans partage. Il me semble que le monde nouveau des multiplicités, qui accueille l'universel comme cas possible, hésite devant l'exclusion, peut-être sera-t-il doux, peut-être sera-t-il connu par une science douce.
Or tout achèvement renvoie vers ses débuts. Nous avons eu certains commencements, du côté d'Agrigente, en Sicile, voici plus de deux millénaires, Empédocle y annonçait une physique de la haine et de l'amour. Avoir toujours raison n'est signe que de haine, seule la haine a ce pouvoir long, d'universalité. Sommes-nous au bout du tunnel de la destruction ?

Voici que se construit un monde. Il n'a plus rien à faire avec l'universel, il a laissé l'éternité. Nous en sommes aux commencements. Ce monde est fragile, soumis à l'aléa, loin de l'équilibre, mobile, émouvant. Il entre dans le temps, il est une nature, en train de naître, qui va naître. Il entre dans l'irréversible et nous savons qu'il peut mourir. Ce monde est inquiet, au sens qu'il est hors du repos, qu'il est à stabilité faible. Il est plein de nuages flous, de rapides bras de flammes, de turbulences compliquées, de grains fractals, de brises qui se cassent, de catastrophes, de déferlements, de mélanges, de pulsations. Thom et Mandelbrot nous ont aussi aidé à le construire, et bien d'autres. Il a du relief, il est composite et comme en haillons, bariolé, parcouru de hasards, presque partout intelligent, accidenté. Voici le monde hétérogène où l'éloigné sera nouveau, où la raison n'est que locale et temporaire. Le réel n'est pas rationnel, il est intelligent. Et rationnel, par plaques.

Éloignements

Stengers et Prigogine résonnent à Monod. L'univers dont nous sommes absents, où nous passons, étranges, insensés, c'est l'univers solide et démontrable de la dynamique. À lire Lagrange, Hamilton, Maxwell, Poincaré, la chasse à l'idéologie, tout à coup, se retourne plaisamment vers l'idée de la science que se fait le chasseur. Au beau milieu de l'idée, dure, qu'il en avait, gisait une théologie rationnelle. C'est la catastrophe positiviste. L'âge théologique, l'âge métaphysique et l'âge positif, sont un seul et même âge. Nous en sortons à peine. Nous nous en éloignons.

Le monde foisonnant est aussi souvent éloigné de la loi globale que l'existence est loin de l'équilibre. Je glose sur l'écart, la séparation, la distance. Non, ce n'est pas l'exil, comme l'a dit Monod, c'est l'existence même, non, la méthode n'est plus plate et droite comme un chemin banal, elle est exode, elle est randonnée, à la condition de rendre à ce vieux mot français son sens anglais de chance, elle s'écarte du talweg, elle va chercher fortune ailleurs. Cet éloignement construit, de proche en proche, un monde, par écart à l'équilibre, au soleil, à l'universel. Et donc, écart au roi, la liberté se construit dans l'éloignement de la raison d'État ordonnatrice, désormais en retard, comme à son habitude, au moins d'un monde et d'une science. De même, le saint est loin du sacré. De même, le bonheur est loin des concurrences, des compétitions, ces autres formes d'équilibre. Éloignement, détachement. Je glose.

Il faudra s'habituer à réhabiter notre monde, naïvement. À reconnaître, à réaménager notre niche prochaine. Cela va nous changer, de regarder un peu les choses à courte distance. Thalès sort de son puits, d'où il contemplait le ciel étoile, pour dire le bonjour aux paysannes thraces. Il quitte, le tombeau de la pyramide où s'incline son théorème au soleil. Il va reconnaître d'autres espaces que celui des similitudes.


Histoire

La vieille question de savoir si l'histoire est ou non une science pourrait être, du coup réaménagée. Elle supposait aussi une idée de la science qui nous semble aujourd'hui ou trop ambitieuse ou trop simple, trop universaliste en tout cas. La science, disait-on, ne supporte pas d'exceptions, de singularités, de naissances nouvelles ni de disparitions, d'événements uniques, l'histoire, quant à elle est saturée de circonstances. La science est prévisible et l'histoire est aléatoire. D'une part, un enchaînement homogène de causes et d'effets, de l'autre des processus fugaces dont on maîtrise peu la causalité. Ce diptyque n'a pas de fin, il est, ainsi décrit, un exercice d'école, qu'on peut retourner à loisir : l'histoire est une science, prévisible, enchaînée, etc. Cette opposition canonique, réduite ou non réduite, est peut-être la seule qui partage l'institution : celle-ci n'est plus, que de science ou d'histoire.

Et pourtant ! Le savoir scientifique, en tous lieux, connaît des processus, il accueille l'irréversible, il pense les formations, il touche aux limitations de l'information infinie, bref, il plonge dans les circonstances et les singularités. Le monde qu'il construit est déjà un peu historique. Aucune des raisons, de celles qui empêchent l'histoire d'être une science, n'empêche la science d'être une science.

Mais, déjà, écoutons Maxwell : le rocher détaché par le gel, en équilibre au flanc de la montagne, l'étincelle au hasard qui incendie une forêt, le mot de trop qui précipite le combat, le spore qui gâte les pommes, la petite gemmule qui fait de nous des philosophes ou des idiots, voilà des cas où l'énergie libérée n'a aucune commune mesure avec l'infinitésimal qui la libère. Maxwell a médité sur ces points singuliers, il a eu l'intuition de leur intérêt dynamique et humain. Mais il pensait, je crois, leur distribution assez rare.

Stengers et Prigogine font voir un monde où ces points singuliers sont littéralement partout, et en tout voisinage, aussi petit qu'il soit. Il y a autant d'inattendu qu'on veut, au moins pour nous qui ne sommes pas omniscients. Mais il n'y a que nous et l'omniscience a fui. Ce qui va se passer demain, au seuil de mon voisinage, sera de règle et de hasard. Science et histoire parlent d'une seule voix. Et cette voix est, encore, inouïe. Elle se lève, en ce livre nouveau.

Les résultats les meilleurs sont ceux qui disent en même temps leur méthode. L'idée d'ordre par fluctuations résume un certain nombre d'expériences, elle est désignation de phénomènes. Elle est aussi une invention. Mais, qu'est-ce qu'une invention, justement ? C'est l'arrivée d'une fluctuation qui, au lieu de s'évanouir pour laisser un système stable, s'amplifie jusqu'à devenir géante, occupe le système et l'amène, à l'écart de son ancienne stabilité, courir une tout autre fortune. L'idée d'ordre par fluctuation n'est pas seulement une idée nouvelle, elle est la nouveauté même, en sa définition.

Le vingtième siècle est-il né, enfin ?