Textes

M Serres
N'étant porteuse d'aucun sens, la musique les possède tous
ITV Télérama Août 2011

 

Pourquoi manifester tant d'intérêt pour la musique, discipline d'ordinaire oubliée, sinon dédaignée par les intellectuels et les philosophes ?


Je dois commencer par vous faire un aveu : je suis un compositeur raté. J'ai été un pianiste passable, j'ai beaucoup fréquenté les oeuvres, les compositeurs et les interprètes, mais j'ai très tôt compris que la musique n'était pas ma voie. Il faut parfois savoir accepter ses limites et sa propre insignifiance dans certains domaines. En revanche, elle est toujours restée au coeur de ma vie. Quand j'ai une idée, elle me vient toujours en musique et en mélodie. L'écrivain que je suis devenu se plie toujours à la magie des mots, au rythme de la phrase, à la fête du langage. Souvenez-vous de Flaubert et de son fameux « gueuloir », quand il vociférait à pleine voix le texte qu'il venait d'écrire pour en éprouver la qualité acoustique, la beauté et la perfection sonore. Le style d'un auteur, c'est toujours de la musique : une partition manquée.


Dans votre ouvrage, vous cherchez à retracer la genèse de cet art à part. En bon philosophe, vous allez naturellement fureter du côté de la Grèce antique et de ses mythes...


Parce que c'est là que tout s'est joué pour la musique occidentale. Les mythes le racontent, inlassablement. Celui de Pythagore, par exemple, personnage extraordinaire qui aurait vécu aux VIe et Ve siècles avant notre ère : on raconte qu'un jour où il se promenait dans la campagne, il remarqua que les coups martelés par un forgeron en train de travailler le fer possédaient une variété incroyable et une richesse inouïe. Rentré chez lui, il essaya de les reproduire à l'aide de poids attachés à différentes cordes. C'est ainsi qu'il aurait eu l'intuition de la nature de la musique. Plus tard, il a inventé un instrument qu'il appela « monocorde », une corde dont la tension plus ou moins grande permettait de reproduire tous les sons, c'est-à-dire les notes de la gamme. Ce jeu de rapports et de proportions est sans doute à l'origine des mathématiques et de la géométrie, dont il passe aussi pour avoir été l'inventeur.


Mais vous parlez aussi beaucoup d'Orphée, l'aède de Thrace, descendu aux Enfers pour aller rechercher son Eurydice...

Je lui fais d'abord parcourir un trajet, une sorte de chemin initiatique qui le conduit d'un groupe de femmes à un autre groupe de femmes. Pour moi, Orphée est une sorte de symbole. Il commence d'abord par fréquenter ces “On ne peut jamais être rejeté
par une musique comme on peut l'être
par une langue ou par un savoir.”
sibylles et ces pythies énigmatiques, droguées de vapeurs venues du centre de la Terre et délivrant leurs messages incompréhensibles, totalement dénués de sens ; ou encore les Selles, à Dodone, chargées d'interpréter le bruit du vent dans le feuillage des chênes, et les Bacchantes, enivrées de vin et de cris, couvertes de peaux de bêtes et hurlant dans la nuit. Toutes ces femmes inspirées traduisent ce que j'appelle « le bruit de fond », ce formidable chaos de sons à peine organisés que l'on peut entendre dans l'univers dès que l'on se tait et que l'on écoute la respiration du monde, le souffle du vent, le fracas du tonnerre, le déchaînement des tremblements de terre et des volcans ; mais aussi les bruits du corps, le gargouillis des entrailles, les battements du coeur, le souffle des poumons ; ou encore la rumeur sourde de la vie grouillante et affairée, du corps social pris dans sa frénésie de communication. De ces triples bruits de fond jaillit la musique...


Mais comment peut-on passer de cet ensemble informel à un agencement ordonné des sons ?

Quand on monte du bruit de fond vers le monde des vivants, quelque chose intervient de manière décisive : c'est le rythme, la pulsation régulière. Un compositeur a parfaitement compris ces phénomènes - ce n'est pas un hasard s'il est d'origine grecque -, il s'agit de Iannis Xenakis (1922-2001). Dans une pièce comme Pithoprakta, pour quarante-neuf musiciens, cordes, trombones, xylophone et marimba, écrite dans les années 1950, il tente de ressaisir la force et la violence chaotique de cette phusis, de cette nature grecque exubérante, vivante, dynamique, dionysiaque, peuplée de forces secrètes et de puissances cachées, et il en fait de la musique. Une musique complexe, comme s'arrachant à ce bruit de fond anarchique dont je parlais plus haut pour entrer dans le royaume de l'Art.

La musique, c'est l'histoire de ce lent passage. Orphée, le premier, en a eu l'intuition au cours d'un long voyage qui l'a conduit à la rencontre des Muses, ces filles de Zeus et de la déesse Mémoire. Elles sont au nombre de neuf. Une représentant le Mime ; une autre la Danse ; une troisième l'Eloquence, etc. Mais aucune pour la Musique. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'ensemble des neuf symbolisent la musique. Même Uranie, la Muse de l'Astronomie et de l'Astrologie. Ce qui signifie que la musique embrasse tous les arts et tous les savoirs ; qu'elle est au fondement même de leur existence ; en un mot, elle est universelle.

Mais pourquoi parmi ces neuf Muses, accordez-vous tant d'importance à celle de la Danse, Terpsichore (« la danseuse de charme ») et à celle de la Pantomime, Polymnie (« qui chante plusieurs hymnes ») ?

Parce que c'est par imitation des bruits de la nature que peut naître la musique et qu'elle passe par la danse, c'est-à-dire par le corps. Comment, à ce propos, ne pas évoquer la figure du compositeur Georg Friedrich Haendel ? Malade, perclus dans son lit par une attaque qui le laisse à demi paralysé, il trouve un second souffle en composant son oratorio Le Messie (1742) consacrant sa propre résurrection. Tout un symbole !
Il existe, par ailleurs, une discipline scientifique qui me fascine : c'est la chronobiologie. Elle démonte toutes les horloges qui pilotent le corps humain, sa musique secrète : le pouls qui bat, la respiration et le souffle périodique, les règles féminines, les contractions fibrillaires et le relâchement des muscles. Mais aussi la fabrication des tissus, la formation des cellules, le déclenchement même de la vie, quand le sperme rencontre l'ovule et provoque une série de réactions chimiques : tout cela est soumis aux lois d'une pulsation périodique et d'oscillations régulières dont chacune a son temps propre. C'est le rythme du vivant. Le rythme, c'est-à-dire, au sens étymologique du terme - le verbe grec ancien rheîn qui signifie « couler », « s'écouler » -, un flux continu rythmé par des périodes plus ou moins amples et régulières. On a longtemps discuté pour savoir si la musique est née d'abord sous l'action du rythme ou grâce au souffle, tambour contre flûte, si vous voulez, ou percussion contre voix. Ce qui fait bien sourire tous les marins du monde, qui savent depuis toujours que c'est la même chose, que les deux phénomènes sont concomitants : le moindre souffle de vent se traduit par les rides des vagues au-dessus de l'océan.

Mais les arts des Muses, comme la poésie, la rhétorique ou l'astronomie sont des savoirs, ils possèdent un sens. Alors que la musique n'en a aucun. Une note, un accord, un mode, une mélodie ne veulent rien dire !

Vieux débat, mais mal posé ! Oui, la musique est antéprédicative. Oui, elle existe avant le langage et ne veut rien dire. Mais n'étant porteuse d'aucun sens, elle les possède tous. Au même titre qu'elle est représentée par toutes les Muses, qui incarnent l'ensemble du savoir humain. On ne peut jamais être rejeté par une musique comme on peut l'être par une langue ou par un savoir. J'ai toujours été frappé par le fait que, quand je vais au Japon, par exemple, donner une conférence, j'ai besoin d'un traducteur, alors que mon camarade flûtiste qui donne un concert, lui, n'a besoin de personne ! La première fois que je suis allé en Chine - c'était au début des années 1980, Mao Tsé-toung venait de mourir, et le pays, longtemps fermé aux influences occidentales, se rouvrait lentement -, je me suis promené dans Pékin, au bord d'un lac. Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre un trompettiste chinois en train de jouer... la partie solo du Concerto pour trompette de Haydn ! Tout naturellement, tout simplement. La musique, c'est le premier vecteur du rapprochement des peuples, en dépit des différences culturelles. On peut sursauter la première fois que l'on entend un son du erhu (viole chinoise), ceux d'un arc africain ou d'un gamelan balinais. Mais, avec un minimum d'effort, on ne peut pas se sentir totalement exclu. Je compare volontiers la musique à ce qu'en biologie on appelle les cellules souches - des cellules premières qui permettent de lever aussi bien des tissus nerveux que des hématies, des leucocytes ou des plaquettes sanguines : un socle, d'où partent des ramifications potentielles infinies...



Comment expliquez-vous la perte de cette dimension universelle de la musique ?

“Platon en son temps affirmait déjà
que l'univers tout entier était fait de musique.”
A mesure que l'on sort du bruit pour entrer dans la musique, on entre dans la science (la musicologie, les mathématiques, la géométrie, l'astronomie, etc.) et dans les arts prédicatifs (poésie, éloquence, tragédie, etc.). En un mot : dans la culture. Par un incroyable retournement, plus on avance dans la culture, donc dans les différences, plus la musique se transforme, se codifie, se complexifie... ou s'appauvrit selon les cas. C'est ce qui nous est arrivé en Occident, avec le développement de la « muzak », cette espèce de bruit de fond parasite et peu varié qui pollue notre environnement, jusque dans nos ascenseurs. Regardez le nombre de gens qui se déplacent, un baladeur aux oreilles, écoutant une sorte de bruit organisé, grésillant et répétitif ! Les gouvernements autoritaires et fascistes interdisent les réunions à trois ou quatre personnes : nos démocraties marchandes libérales tentent plutôt de nous empêcher d'être seul, de penser, de ruminer, de rêver, de nous réconcilier avec nous-même. La « muzak » nous fait retomber dans le bruit de fond. Triste retour en arrière...
Votre ouvrage se termine par une méditation étonnante et inattendue sur la Bible et sur la Genèse comme gigantesque métaphore musicale. Le fait religieux revêt-il une importance particulière à vos yeux ?
Non, il ne faut pas se méprendre. Ce n'est pas le caractère religieux de la Bible qui m'intéresse ici, mais sa tonalité de texte universel. Il s'agit d'un grand récit, qui raconte l'émergence subtile de la musique et nous entraîne vers le Verbe. La Genèse s'ouvre sur un gigantesque tohu-bohu et Dieu ordonne le désordonné. Une variation de six strophes - les six versets -, avec reprises da capo (« Dieu vit que... ») et un refrain revenant à la fin (« Dieu vit que cela était bon »), incarne le geste créateur de séparation - lumière des ténèbres, eaux de la terre, animaux des hommes, etc. Je n'ai pas donné d'autres définitions de la musique - on pourrait tout aussi bien dire la vie, le monde, l'existence - que cet entrelacs serré d'oscillations et de forces stabilisatrices, d'efforts pour créer l'harmonie et la plénitude du monde, où chaque chose est à sa place, où chaque mesure et chaque proportion doit être juste, où chaque écart doit en permanence revenir à son équilibre. Une simple petite modification dans le trajet d'une planète ou dans l'échange de forces entre deux particules et hop ! tout le bel édifice s'écroule !

Maintenant que j'ai écrit ce livre, je vois la musique comme un océan énorme. Nous, nous nous tenons encore sur le rivage, perdus devant son immensité, devant cette masse liquide et transparente, sans nous rendre compte que nous nous tenons face au berceau de la vie, face à une matrice universelle d'où tout a jailli : les sons du monde, la langue, les savoirs, la culture, le ballet fécond des Muses. Les anciens le savaient depuis longtemps, les modernes l'ont répété. Le philosophe Platon en son temps affirmait déjà que l'univers tout entier était fait de musique. Un peu plus tard, Kepler s'émerveillait de l'harmonie des sphères et du ballet musical des astres. Philosophes et scientifiques célébrant à l'envi la même vérité, profonde, cachée, oubliée, à savoir que la musique est universelle et que l'univers est musical.