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Entretien avec Michel Serres,
de l'Académie Française: un philosophe témoin de son temps
15 JUILLET 2014
DANIEL SALVATORE SCHIFFER

Michel Serres, l'un des plus grands philosophes vivants, membre de l'Académie Française et professeur à Stanford University, nous offre, avec un livre d'entretiens intitulé « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette »*, une magistrale synthèse, rigoureuse et accessible à la fois, de sa pensée. Une oeuvre importante !

Daniel Salvatore Schiffer :Votre dernier livre, « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette », se présente comme une synthèse magistrale, articulée mais accessible, de votre œuvre. Quels en sont le but et le motif ?

Michel Serres : J'ai écrit, jusqu'à ce jour, une soixantaine de livres, dont certains, les premiers surtout, ne sont pas toujours accessibles, malgré leur effort de pédagogie, au grand public. Ainsi d'un ouvrage tel que « Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques », paru, aux Presses Universitaires de France, en 1968, ou la série « Hermès », composée de cinq essais publiés, aux Éditions de Minuit, entre 1969 et 1980. Mon livre « Les Origines de la géométrie », paru chez Flammarion en 1993, n'était pas simple non plus. Et puis il y a eu, plus récemment, la série dédiée à ce que j'appelle l' « hominescence » : « le grand récit du monde ».


D.S.S. : Votre dernier livre procède de la volonté, de votre part comme de celle de vos deux interlocuteurs, de vulgariser, au sens noble du terme, une pensée qui peut paraître parfois ardue pour le lecteur non averti ?

M.S. : Oui ! Je suis très reconnaissant, à ce propos, à Martin Legros et Sven Ortoli, qui ont réalisé au fil des jours, avec rigueur scientifique, esprit de méthode mais surtout clarté dans l'expression, ces longs entretiens sur des sujets aussi variés et pourtant parfaitement cohérents avec ma démarche intellectuelle.

LE GRAND RECIT DU MONDE

D.S.S. : Pouvez-vous préciser cette notion, qui vous est chère, de « Grand Récit » ?

M.S. : Ce « grand récit du monde » est celui où le philosophe que je suis tente d'établir des ponts épistémologiques, des passerelles cognitives, afin de mieux comprendre l'histoire de l'humanité en son ensemble, entre des disciplines aussi diversifiées que la philosophie, les sciences (exactes, appliquées ou humaines), l'anthropologie, l'ethnologie, la géographie, la philologie, la linguistique, l'éthique, etc. Il s'agit là, à cheval entre les XXe et XXIe siècles, d'une sorte d'encyclopédie du savoir, d'une synthèse de nos connaissances actuelles, comme le firent jadis certains grands philosophes, tels Aristote, Descartes, Leibniz, Kant, Hegel ou Husserl. C'est le rêve de tout philosophe soucieux d'un savoir universel, à l'instar des Encyclopédistes du XVIIIe siècle.

D.S.S. : Le philosophe que vous êtes développe donc là une vision du monde (une « Weltanschauung », pour reprendre le terme du philosophe allemand Schelling) basée sur la double connaissance des sciences et des humanités !

M.S. : Exact : c'est du moins mon ambition ! Ce « grand récit du monde » tel que je l'ai écrit, s'articulait, sur le plan conceptuel et au niveau historique, à partir de quatre essais, publiés entre 2001 et 2006, intitulés « Hominescence », « L'Incandescent », « Rameaux » et « Récits d'Humanisme ». C'était déjà là, de la part de l'ancien marin que je suis également, « l'histoire d'un amoureux de la vie » désireux de « faire le tour du monde », comme le spécifie la couverture de mon dernier ouvrage, « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette ».

UN IDEAL ENCYCLOPEDIQUE

D.S.S. : Vous avez l'habitude de dire, à ce propos, qu'une philosophie correctement conçue se doit d'être entendue comme un véritable voyage !

M.S. : C'est vrai ! Un philosophe digne de ce nom doit avoir le souci de trois voyages, au moins : un voyage spatial, à travers cette magnifique planète qu'est notre Terre, comme Jules Verne, sur lequel j'ai écrit aussi (voir mon essai « Jouvences, sur Jules Verne », publié en 1974), l'a imaginé dans son roman « Le Tour du monde en 80 jours » ; un voyage intellectuel, à travers les différents savoirs, les diverses sciences, matières et disciplines ; un voyage humain, à travers les multiples cultures et civilisations de notre monde. C'est là, la réunion de ces trois types de voyages, ce que je nomme « l'idéal encyclopédique » !

D.S.S. : C'est aussi là le sens premier et originel, essentiel tant sur le plan philosophique que scientifique, de votre concept de « pantopie », pour paraphraser le titre de votre dernier ouvrage !

M.S. : Absolument ! Ce mot, « pantopie », est un néologisme français dérivant de la contraction sémiologique des termes grecs « pan », signifiant « tous », et « topos », signifiant « lieu ». Cette « pantopie » renvoie donc également à un nouveau mode de pensée : une pensée embrassant la totalité du monde et, donc, d'un savoir universel. C'est, en quelque sorte, l'utopie de demain, laquelle consiste non plus à imaginer d'autres lieux, mais à penser, virtuellement, tous les mondes possibles, pour reprendre le langage leibnizien. Cette « pantopie », telle que je la conçois, ne s'éloigne d'ailleurs guère, métaphoriquement, de ce que Leibniz, philosophe, mathématicien et savant à la fois, entendait par le concept de « monadologie », titre de son livre le plus célèbre : une fenêtre ouverte sur le monde, mais aussi sur tous les mondes possibles, y compris les mondes technologiques et virtuels ! Car le virtuel, c'est, par définition, le possible ! C'est aussi là, plus profondément encore, une façon de penser le général, le pluriel, « la pensée synthétique » comme dirait Kant, à travers le particulier, le singulier, « la pensée analytique » comme le dirait encore ce même Kant.

D.S.S. : Ce récent pan de votre pensée s'avère cohérent, telle sa conséquence logique, avec la première partie de votre oeuvre, la plus ancienne, consacrée à la thématique, justement, de la communication, ainsi que l'indique votre série Hermès, dont le premier volume s'intitulait « La Communication », tandis que les deuxième, troisième, quatrième et cinquième tomes avaient pour titre, respectivement, « L'Interférence », « La Traduction », « La Distribution » et « Le Passage du Nord-Ouest » !

M.S. : Oui ! Je faisais à l'époque, il y a près d'un demi-siècle déjà, un pari sur la communication : pari qui s'est révélé par la suite fondé, ainsi que l'a prouvé l'ère d'internet et des réseaux sociaux, de la globalisation et de la mondialisation. Les faits, a posteriori, m'ont donné raison ! Mais, comme le réputait cet esprit lucide qu'était Aristote, penser n'est-ce pas anticiper ? J'entends, avant tout, anticiper le réel !

LA REVOLUTION NUMERIQUE : UNE BASCULE DE CIVILISATION

D.S.S. : En ce sens-là, vous avez vu venir, bien avant bon nombre de philosophes contemporains, les grandes révolutions de notre temps : le basculement dans l'ère de la communication et la révolution numérique, certes, mais aussi la crise de l'écologie ainsi que l'intérêt pour l'environnement (voir vos essais « Le Contrat naturel », paru en 1990, et « Le Mal propre - Polluer pour s'approprier », publié en 2008) et même l'avènement d'un nouveau corps (voir votre livre « Variations sur le corps, paru en 1999 aux Éditions du Pommier) !

M.S. : Nous vivons aujourd'hui une révolution majeure, dont le philosophe que je suis est le témoin : c'est la révolution du numérique, qui engendre, dans notre monde, des transformations considérables, à tous points de vue : au sein des populations, de la culture, des relations humaines, des professions et donc, par voie de conséquence, dans notre vision du monde moderne. Je suis le contemporain de cette révolution. Qu'est-ce d'autre qu'un philosophe, du reste, sinon un témoin de son temps ? Nous sommes dans une bascule de civilisation. La révolution numérique s'apparente à une espèce d'utopie démocratique !

D.S.S. Qu'entendez-vous par là, plus exactement ?

M.S. : Le développement de l'humanité, à défaut de réel progrès toujours, est scandé, historiquement, par trois moments fondamentaux : l'invention de l'écriture, c'est à-dire le passage de l'oral à l'écrit ; l'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire le passage de l'écrit à l'imprimé, et donc au livre ; l'invention du numérique, c'est-à-dire le passage du livre à l'écran, et donc à l'image. Les deux premières révolutions ont engendré le monde que nous connaissons et dans lequel nous vivons. Mais la récente invention du numérique implique une révolution, dans notre vision du monde aussi bien que dans notre mode de pensée, sinon dans notre manière d'appréhender notre propre existence, comparable à celle de l'imprimerie. C'est là, par rapport au passé, un changement très profond, tant sur le plan technologique que cognitif, dont on ne mesure pas encore très bien les conséquences. Cette métamorphose, par les crises qu'elle provoque fatalement, peut paraître certes inquiétante parfois, mais elle est surtout passionnante. Cette révolution numérique, dont le monde contemporain est s'avère à la fois la cause et l'effet, l'agent et le vecteur, induit un tel changement, au sein des mentalités, que les jeunes d'aujourd'hui, qui sont experts en matière de manipulation d'internet, d'ordinateurs portables, téléphones mobiles, smartphones et autres tablettes, doivent tout réinventer : la manière d'être et de connaître, le vivre ensemble, les institutions, la démocratie même, le traitement de l'information. Ce sont là, par leur ampleur, d'extraordinaires mutations politiques, sociales et cognitives !

D.S.S. : C'est là précisément la thèse centrale de l'un de vos derniers livres, « Petite Poucette », qui se présente comme un manifeste à l'usage des jeunes générations !

M.S. : Exactement. De cet essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né, que je nomme, métaphoriquement, Petite Poucette en raison de la maestria avec laquelle les messages – nous retournons là à mon idée première de « communication » telle que la développait ma série des « Hermès », le dieu des messages précisément - fusent de ses pouces lorsqu'elle tape sur ses smartphones. Petite Poucette vit, avec cet appareil miniaturisé, à l'ère du « maintenant », au sens littéral de « main-tenant » : elle vit en tenant en main, par un simple clic sur son clavier, tout le savoir du monde, qui est condensé sur un écran minuscule, matériellement, et pourtant gigantesque, presque infini, au niveau de ses potentialités cognitives.

D.S.S. : Morale de l'Histoire ?

M.S. : C'est là, cette stupéfiante invention technologique, une incroyable révolution intellectuelle, porteuse, à cette impérieuse condition que l'homme en fasse bon usage, d'un nouveau type d'humanité : c'est le monde du futur et donc, si l'homme ne se dénature pas, l'humanisme à venir. Le défi est immense, mais je parie, si on parvient à écarter les dangers forcément inhérents à ce type de société, sur sa réussite démocratique. Du moins, c'est à espérer, si on ne veut pas désespérer, au contraire, de l'homme !