Textes

Michel Serres, Le Contrat naturel, Champs Flammarion, 1994, pp. 13-16.

" Une couple d'ennemis brandissant des bâtons se bat au beau milieu de sables mouvants. Attentif aux tactiques de l'autre, chacun répond coup pour coup et réplique contre esquive. Hors le cadre du tableau, nous autres spectateurs observons la symétrie des gestes au cours du temps: quel magnifique -et banal-spectacle !

Or le peintre -Goya- enfonça les duellistes jusqu'aux genoux dans la boue. A chaque mouvement, un trou visqueux les avale, de sorte qu'ils s'enterrent ensemble graduellement. A quel rythme ? Cela dépend de leur agressivité: à lutte plus chaude, mouvements plus vifs et secs, qui accélèrent l'enlisement. L'abîme où ils se précipitent, les belligérants ne le devinent pas: au contraire, de l'extérieur, nous le voyons bien.

Qui va mourir, disons-nous ? Qui va gagner , pensent-ils et dit-on le plus souvent ? Parions. Pontez à droite, vous autres; sur la gauche nous avons joué. Que le combat soit douteux, cela signifie la nature double de la couple: il y a seulement deux combattants que la victoire, sans plus de doute, départagera. Mais en tierce position, extérieure à leur chamaille, nous repérons un troisième lieu, le marécage, où la lutte s'envase.

Car ici, dans le même doute que les duellistes, les parieurs risquent de perdre tous ensemble, ainsi que les batailleurs, puisqu'il est plus que probable que la terre absorbe ces derniers avant qu'eux-mêmes et les joueurs n'aient liquidé leur compte.

Chacun pour soi, voici le sujet pugnace ; voilà, deuxièmement, la relation combattante, si chaude qu'elle passionne le parterre, qui, fasciné, participe, de ses cris et de ses louis.

Et maintenant: n'oublions-nous pas le monde des choses elles-mêmes, la lise, l'eau, la boue, les roseaux du marécage ? Dans quels sables mouvants pataugeons-nous de conserve, adversaires actifs et malsains voyeurs ? Et moi-même qui l'écris, dans la paix solitaire de l'aube ?

 

 

Achille, roi de la guerre, lutte contre un fleuve en crue. Etrange et folle bataille! Par cette rivière, nous ne savons pas si Homère, au chant XXI de l'Iliade, entend le flux croissant des ennemis en furie qui assaillent le héros.

En tout cas, au fur et à mesure qu'il jette au fil de l'eau des cadavres innombrables d'adversaires vaincus et tués, le niveau monte de sorte que le ruisseau, débordé, vient le menacer jusqu'aux épaules. Alors, décontenancé d'une terreur nouvelle, il se débarrasse de l'arc et du sabre, et, les mains libres levées vers le ciel, prie. Gagne-t-il si complètement que, répugnante, sa victoire se renverse en échec? A la place des rivaux font irruption le monde et les dieux.

De son éclatante vérité, l'histoire dévoile la gloire d'Achille ou de quelque autre héros, valeureux de gagner leurs lauriers dans la guerre sans limite, indéfiniment recommencée; la violence, de son éclat morbide, glorifie les vainqueurs de faire marcher le moteur de l'histoire. Malheur aux vaincus !

De cette animale barbarie une première humanisation vint de proclamer les victimes plus heureuses que les meurtriers.

En second lieu, maintenant: que faire de ce fleuve, jadis muet, qui se met à déborder? La crue vient-elle du printemps ou de la chamaille ? Faut-il distinguer deux batailles: la guerre historique qu'Achille livre à ses ennemis et la violence aveugle faite à la rivière ? Nouveau déluge: le niveau croît. Par bonheur, en ce jour-là, du côté de la guerre de Troie, le feu du ciel assécha ses eaux; par malheur, sans promesse d'alliance.

 

 

La rivière, le feu et la boue se rappellent à nous.

Nous ne nous intéressons jamais qu'au sang versé, à la chasse à l'homme, aux romans policiers, à la limite où la politique vire au meurtre, nous ne nous passionnons que pour les cadavres des batailles, la puissance et la gloire des affamés de victoire assoiffés d'humilier les perdants, de sorte que les entrepreneurs de spectacle ne nous donnent que des cadavres à voir, mort ignoble qui fonde et traverse l'histoire, de l'Iliade à Goya et de l'art académique à la télévision du soir.

De cette répugnante culture, la modernité commence, je le constate, à se lasser; que dans les temps contemporains on admire moins les gagnants assassins et que manquent d'enthousiasme les applaudissements, après l'ouverture des charniers, pourtant exhibés avec délectation, voilà, je présume, la bonne nouvelle.

Or, dans ces représentations, que l'on espère désormais archaïques, les adversaires, le plus souvent, se battent à mort dans un espace abstrait où ils luttent seuls, sans marécage ni fleuve. Otez le monde autour des combats, ne gardez que les conflits ou les débats, denses d'hommes, purs de choses, vous obtiendrez le théâtre sur les planches, la plupart de nos récits et des philosophies, l'histoire et la totalité des sciences sociales: le spectacle intéressant que l'on appelle culturel. Qui dit jamais où se battent le maître et l'esclave ?

Notre culture a horreur du monde.

Or encore, la lise, ici, aspire les duellistes; le fleuve, là, menace le pugnace: la terre, les eaux et le climat, le monde muet, les choses tacites placées jadis là comme décor autour des représentations ordinaires, tout cela, qui n'intéressa jamais personne, brutalement, sans crier gare, se met désormais en travers de nos manigances. Fait irruption dans notre culture, qui n'en avait jamais formé d'idée que locale et vague, cosmétique, la nature.

Jadis locale -telle rivière, tel marais-, globale maintenant ─la Planète- Terre.