Textes

Nietzsche Aurore I, § 68

Le premier chrétien


Le monde entier croit encore au talent d'auteur du « Saint-Esprit », ou subit encore les contrecoups de cette croyance: si l'on ouvre la Bible c'est pour « s'édifier », pour trouver à sa propre misère, grande ou petite, un mot de consolation, - bref, on s'y cherche et on s'y trouve soi-même. Qu'elle rapporte aussi l'histoire d'une âme des plus ambitieuses et des plus importunes, d'un esprit aussi plein de superstition que d'astuce, l'histoire de l'apôtre Paul, - qui sait cela en dehors de quelques savants ? Pourtant, sans cette histoire singulière, sans les troubles et les orages d'un tel esprit, d'une telle âme, il n'y aurait pas de monde chrétien; à peine aurions-nous entendu parler d'une petite secte juive dont le maître mourut en croix. Il est vrai que, si l'on avait compris à temps cette histoire, si l'on avait lu, réellement lu, les écrits de saint Paul, non pas comme on lit les révélations du « Saint-Esprit », mais avec la droiture d'un esprit libre et primesautier, sans songer à toute notre détresse personnelle -pendant quinze cents ans il n'y eut pas de pareils lecteurs -, il y a longtemps que c'en serait fait du christianisme: tant il est vrai que ces pages du Pascal juif mettent à nu les origines du christianisme, tout comme les pages du Pascal français nous dévoilent sa destinée et la raison de son issue fatale. Si le vaisseau du christianisme a jeté par-dessus bord un bon parti de son lest judaïque, s'il est entré, s'il a pu entrer dans les eaux du paganisme, - c'est à l'histoire d'un seul homme qu'il le doit, de cette nature tourmentée, digne de pitié, de cet homme désagréable aux autres et à lui-même. Il souffrait d'une idée fixe, ou plutôt d'une question fixe, toujours présente et toujours brûlante: savoir ce qu'il en était de la loi juive ? de l'accomplissement de cette loi ? Dans sa jeunesse, il avait voulu y satisfaire lui-même, avide de cette suprême distinction que les Juifs savaient imaginer - ce peuple qui a poussé l'imagination du sublime moral plus haut que tout autre peuple et qui a seul réuni la création d'un Dieu saint avec l'idée du péché considéré comme manquement à cette sainteté. Saint Paul était devenu à la fois le défenseur fanatique et le garde d'honneur de ce Dieu et de sa loi. Sans cesse en lutte et aux aguets contre les transgresseurs de cette loi et contre ceux qui la mettaient en doute, il était dur et impitoyable pour eux et disposé à les punir de la façon la plus rigoureuse. Et voici qu'il fit l'expérience sur sa propre personne qu'un homme tel que lui - violent, sensuel, mélancolique, comme il l'était, raffinant la haine - ne pouvait pas accomplir cette loi; bien plus, et ce qu'il lui parut le plus étrange: Il s'aperçut que son ambition effrénée était continuellement provoquée à l'enfreindre et qu'il fallait céder à cet aiguillon. Etait-ce bien « l'inclination charnelle » qui, toujours, le forçait à transgresser la loi ? N'était-ce pas plutôt, comme il s'en douta plus tard, derrière cette inclination, la loi elle-même, qui se trouvait ainsi, forcément, inaccomplissable, poussant sans cesse à l'infraction, avec un charme irrésistible ? Mais en ce temps-là il ne possédait pas encore cette échappatoire. Peut-être avait-il sur la conscience, ainsi qu'il le fait entrevoir, la haine, le crime, la sorcellerie, l'idolâtrie, la luxure, l'ivrognerie, le plaisir des banquets d'orgie - et quoi qu'il puisse faire pour soulager cette conscience et, plus encore, son désir de domination, par l'extrême fanatisme qu'il mettait dans la défense et la vénération de la loi, il avait des moments où il se disait : « Tout est en vain ! Il n'est pas possible de vaincre le tourment de la loi inaccomplie. » Luther a dû éprouver un sentiment analogue lorsqu'il voulut devenir, dans son cloître, l'homme de l'idéal ecclésiastique, et de même que Luther - qui se mit un jour à haïr et l'idéal ecclésiastique, et le pape, et ses saints, et tout le clergé, avec une haine d'autant plus mortelle qu'il ne pouvait se l'avouer - de même il en advint de saint Paul. La loi devint la croix où il se sentait cloué: comme il la haïssait ! Comme il lui en voulait ! Comme il se mit à fureter de tous côtés pour trouver un moyen propre à l'anéantir - et non plus à l'accomplir dans sa propre personne ! Mais voici qu'enfin le jour se fit tout à coup dans son esprit, grâce à une vision, comme il ne pouvait en être autrement chez cet épileptique, il est frappé d'une pensée salvatrice: lui, le fougueux zélateur de la loi qui, au fond de son âme, en était fatigué jusqu'à la mort, voit apparaître, sur une route solitaire, le Christ avec un rayonnement divin sur le visage, et saint Paul entend ces paroles: « Pourquoi me persécutes-tu ? » Or, en substance, voici ce qui s'était passé : son esprit était devenu clair tout à coup, il s'était dit : « L'absurdité, c'est précisément de persécuter ce Jésus-Christ ! Le voilà l'expédient que je cherchais, voilà la vengeance complète, là et nulle part ailleurs j'ai entre les mains le destructeur de la loi! » Le malade à l'orgueil tourmenté se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s'est dissipé car la morale elle-même s'est dissipée, anéantie - c'est-à-dire accomplie, là-haut, sur la croix ! Jusqu'à présent cette mort ignominieuse lui avait tenu lieu d'argument principal contre cette « messianité » dont parlaient les adhérents de la nouvelle doctrine: mais qu'adviendrait-il si elle avait été nécessaire pour abolir la loi ? - Les conséquences monstrueuses de cette idée subite, de cette solution de l'énigme, tourbillonnent devant ses yeux, et il devient tout à coup le plus heureux des hommes, - la destinée des Juifs, non, la destinée de l'humanité tout entière lui semble liée à cette seconde d'illumination soudaine, il tient l'idée des idées, la clef des clefs, la lumière des lumières; autour de lui gravite désormais l'histoire! Dès lors il est l'apôtre de l'anéantissement de la loi! Mourir au mal - cela veut dire aussi mourir à la loi. Quand même il serait possible de pécher encore, ce ne serait du moins pas contre la loi ; « je suis en dehors de la loi, » dit-il, et il ajoute: « Si je voulais maintenant revenir à la loi et m'y soumettre, je rendrais le Christ complice du péché » ; car la loi n'existait que pour engendrer toujours le péché, comme un sang corrompu fait sourdre la maladie ; Dieu n'aurait jamais pu décider la mort du Christ si l'accomplissement de la loi avait été possible sans cette mort ; désormais non seulement tous les péchés nous sont remis, mais le péché lui-même est aboli ; désormais la loi est morte, désormais est mort l'esprit charnel où elle habitait - ou bien du moins cet esprit est sans cesse en train de mourir, de tomber en décomposition. Quelques jours à vivre encore au sein de cette décomposition! - tel est le sort du chrétien, avant qu'uni avec le sort du Christ il ne ressuscite avec le Christ à la gloire divine, désormais « fils de Dieu» comme le Christ. - Ici l'ivresse de saint Paul est à son comble et avec elle l'importunité de son âme, - l'idée de l'union avec le Christ lui a fait perdre toute pudeur, toute mesure, toute soumission, et l'indomptable volonté de domination se révèle dans un enivrement anticipant la gloire divine. - Tel fut le premier chrétien, l'inventeur du christianisme ! Avant lui, il n'y avait que quelques sectaires juifs.