Textes

Heidegger
Être et Temps
(Sein und Zeit - 1927), § 2, Gallimard 1986, pp. 29-32,
Traduction François Vezin.

Structure formelle de la question de l'Être
1927


 


Être, étant, Dasein


Du moment qu'il cherche, le questionnement a besoin d'une direction qui précède et guide sa démarche à partir de ce qu'il recherche. Le sens de être doit donc être déjà d'une certaine manière à notre disposition. On l'a indiqué : nous nous mouvons toujours déjà dans une entente de l'être. C'est d'elle que part la question qui s'enquiert expressément du sens de être, c'est d'elle que se nourrit la tendance à le conceptualiser. Nous ne savons pas ce que « être » veut dire. Mais dès l'instant où nous posons la question : « Qu'est-ce que " être " ? », nous nous tenons dans une entente de « est », sans pouvoir fixer conceptuellement ce que signifie le « est ». Nous ne connaissons pas même l'horizon à partir duquel nous devrions en saisir et en fixer le sens. Cette entente courante et vague de l'être est un fait.

Mais aussi mal assurée, aussi floue que puisse être cette entente de l'être, si proche qu'elle soit d'une connaissance purement verbale qu'elle frise en effet, l'indétermination de cette entente de l'être, qui se trouve chaque fois déjà à notre disposition, est en soi un phénomène positif qui réclame élucidation. Une recherche sur le sens de être ne peut pourtant vouloir donner celle-ci au départ. L'interprétation de l'entente courante de l'être n'aura son nécessaire fil directeur qu'une fois pleinement développé le concept d'être. À la lumière de ce concept et grâce aux possibilités qu'il a de s'entendre lui-même d'une manière explicite se dégagera ce que veut dire cette entente de l'être pleine d'obscurité ou plutôt non encore mise en lumière, quels genres d'obscurcissement, quels obstacles à une mise en lumière explicite du sens d'être sont possibles et nécessaires.

La vague entente de l'être qui a lieu couramment peut en outre être entremêlée de théories et d'opinions traditionnelles sur l'être, mais de telle sorte qu'il est impossible d'apercevoir dans ces théories les sources de l'entente dominante. — Ce qui est recherché quand on questionne après l'être n'est pas complètement inconnu, même s'il est de prime abord tout à fait insaisissable.

Dans la question que nous avons à élaborer, le questionné est l'être, ce qui détermine l'étant comme étant, ce en direction de quoi l'étant, quelle qu'en soit l'explication, est chaque fois déjà entendu. L'être de l'étant n'« est » pas lui-même un étant. Philosophiquement le premier pas à faire pour arriver à entendre le problème de l'être, c'est déjà de « ne pas raconter une histoire » (Platon, Sophiste, 242c), c'est-à-dire ne pas déterminer l'étant en tant qu'étant en sa provenance par reconduction à un autre étant, comme si l'être avait le caractère d'un étant possible. Il faut donc à l'être, en tant que questionné, un genre de monstration propre et essentiellement différent de celui par lequel l'étant est dévoilé. La conséquence, c'est que le point en question, le sens de être, va réclamer, lui aussi, un appareil conceptuel à lui, qui se démarque encore essentiellement des concepts grâce auxquels l'étant parvient à être déterminé en sa signification.

Dans la mesure où l'être constitue le questionné et où être veut dire être de l'étant, la question de l'être va avoir pour interrogé l'étant lui-même. Soumis à interrogation, celui-ci a, en quelque sorte, à répondre de son être. Mais pour être en mesure de livrer sans altération les caractères de son être, encore faut-il qu'il soit devenu, à son tour, accessible tel qu'il est en lui-même. En ce qui concerne son interrogé, la question de l'être est dans la nécessité de trouver et de commencer par s'assurer le bon moyen d'accès à l'étant. Mais « étant », nous le disons de beaucoup de choses et en des sens différents. Est étant tout ce dont nous parlons , tout ce que nous pensons, tout ce à l'égard de quoi nous nous comportons de telle ou telle façon ; ce que nous sommes et comment nous le sommes, c'est encore étant. L'être se trouve dans le fait d'être comme dans l'être tel, il se trouve dans la réalité, dans l'être-là-devant, dans le fonds subsistant, dans la valeur, dans l'exis-tentia (Dasein), dans le « il y a ». Sur quel étant le sens de être s'inscrit-il où l'on doive aller le lire, de quel étant la détection de l'être doit-elle partir ? N'importe quel étant peut-il servir de point de départ ou bien y a-t-il un étant déterminé à qui revient une primauté dans l'élaboration de la question de l'être ? Quel est cet étant exemplaire et en quel sens a-t-il une primauté ?

Si la question de l'être doit être expressément posée et si elle doit, en se posant, être pleinement lucide sur elle-même, alors il découle des éclaircissements donnés jusqu'à maintenant qu'une élaboration de cette question exige que soit expliquée la manière de regarder dans la direction de l'être, d'entendre et de saisir conceptuellement son sens ; elle exige que soit ménagée la possibilité de bien choisir l'étant pris pour exemple, elle réclame tout le travail requis pour frayer l'accès menant spécialement à cet étant. Regarder vers, entendre et concevoir, choisir, accéder à, sont des comportements constitutifs du questionnement en même temps que des modes d'être d'un étant bien précis, cet étant que nous, les questionnants, sommes chaque fois nous-mêmes. Qui dit élaboration de la question de l'être dit par conséquent qu'un étant, celui qui questionne, se rend transparent à lui-même en son être. Dès lors que poser cette question est un mode d'être d'un étant, le questionnement qu'elle instaure doit lui-même l'essentiel de sa détermination au questionné qui est visé en lui, à l'être. Cet étant que nous sommes chaque fois nous-mêmes et qui a, entre autres possibilités d'être, celle de questionner, nous lui faisons place dans notre terminologie sous le nom de Dasein. Pour poser expressément et en toute clarté la question du sens de être, il est requis d'en passer d'abord par une explication d'un étant (Dasein) en considérant justement son être.

 

Question circulaire et pétition de principe


Mais pareille entreprise ne tombe-t-elle pas, de toute évidence, dans un cercle ? Devoir d'abord déterminer un étant en son être et, sur cette base, ne vouloir poser qu'ensuite la question de l'être, qu'est-ce d'autre que tourner en rond ? Ne « présuppose »-t-on pas déjà pour élaborer la question ce que seule la réponse à cette question serait en mesure de fournir ? Des objections de forme — et rien ne prête mieux le flanc à l'accusation de « cercle dans le raisonnement » que l'investigation au niveau des principes — sont, quand on en est à examiner les voies concrètes de la recherche, toujours stériles. Sur le fond de la question elles ne font rien comprendre de plus et elles empêchent d'avancer dans le champ de la recherche.

Mais factivement poser la question, telle qu'elle a été définie, ne comporte pas le moindre cercle. (Un) étant peut être déterminé dans son être sans que, pour ce faire, le concept explicite du sens de être doive être déjà disponible. Sinon, il n'aurait encore pu y avoir aucune connaissance ontologique ; or personne ne peut sérieusement nier qu'il y en ait factivement une. Il est vrai que, jusqu'à nouvel ordre, en toute ontologie l'« être » est « présupposé » mais non pas en tant que concept disponible — non comme ce en tant que quoi il est recherché. « Présupposer » l'être consiste dans ces conditions en un aperçu anticipé sur l'être, grâce auquel l'étant préalablement donné sera provisoirement articulé en son être. Cet aperçu sur l'être indiquant la direction à suivre naît de l'entente courante de l'être dans laquelle nous nous mouvons toujours déjà et qui relève en fin de compte de ce qui constitue l'essence du Dasein lui-même. « Présupposer » ainsi n'a rien à voir avec la mise en place initiale d'un principe indémontré d'où serait ensuite tirée par déduction une série de propositions. Telle qu'elle se pose, la question du sens de être ne peut comporter nul « cercle dans le raisonnement » parce que, pour donner à la question sa réponse, il ne s'agit pas d'établir une base de départ pour des déductions mais au contraire de dégager le fond à partir duquel elle se manifestera.

Il n'y a pas du tout de « cercle dans le raisonnement » là où la question s'enquiert du sens de être mais bien une remarquable réciprocité de rapport, sorte de « va-et-vient » du questionné (être) au questionnement en tant qu'il est mode d'être d'un étant. Que le questionnement soit atteint au plus intime de lui-même par son questionné appartient au sens le plus propre de la question de l'être. Mais tout ceci revient à dire : l'étant qui se caractérise comme Dasein a un rapport à la question même de l'être — peut-être bien un rapport insigne. Mais autant dire alors qu'un étant bien précis est déjà désigné dans sa primauté d'être et n'est-ce pas là l'étant exemplaire auquel revient prioritairement le rôle d'être l'interrogé de la question de l'être qui s'est d'avance donné ? Tout ce qui a été expliqué jusqu'ici ne permet ni d'assigner la primauté au Dasein, ni de rien trancher quant à sa possible, voire sa nécessaire aptitude à remplir la fonction de l'étant à interroger en priorité. Mais une certaine primauté du Dasein s'est quand même annoncée.