Textes

Heidegger
Humanité et παιδεια
Lettre sur l'humanisme p 74-76

 

Mais, si l’ homme doit un jour parvenir à la proximité de . l’Etre, il lui faut d’abord apprendre à exister dans ce qui n’ a pas de nom. Il doit savoir reconnaître aussi bien la . tentation de la publicité que l’ impuissance de l’ existence privée. Avant de proférer une parole, l’homme doit d’ abord se laisser à nouveau revendiquer1 par l’Etre et prévenir par lui du danger de n’ avoir, sous cette revendication, que peu ou rarement quelque chose à dire.. C’ est alors seulement qu’ est restituée à la parole la richesse inestimable de son essence et à l’ homme l’ abri pour habiter dans la vérité de l’Etre.

Mais n’y a-t-il pas, dans cette revendication de l’Etre sur l’homme, comme dans la tentative de préparer l’homme à cette revendication, un effort qui concerne l’ homme? Quelle est l’ orientation du « souci », sinon de réinstaurer l’homme dans son essence? Cela signifie-t-il autre chose que de rendre l’homme (homo) humain (humanus)? Ainsi l’humanitas demeure-t-elle au coeur d’une telle pensée, car l’humanisme consiste en ceci: réfléchir et véiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, « barbare », c’ està- dire hors de son essence. Or, en quoi consiste l’humanité de l’ homme? Elle repose dans son essence.

Mais comment et à partir de quoi se détermine l’ essence de l’homme? Marx exige que l’ « homme humain » soit connu et reconnu. Il trouve cet homme dans la « société ». L’ homme « social » est pour lui l’homme « naturel ». Dans la « société », la «nature» de l’ homme, c’ est-à-dire l’ ensemble de ses « besoins naturels » (nourriture, vêtement, reproduction, nécessités économiques), est régulièrement assurée. Le chrétien voit l’humanité de l’homme, l’humanitas de l’homo, dans sa délimitation par rapport à la deitas. Sur le plan de l’histoire du salut, l’homme est homme comme « enfant de Dieu », qui perçoit l’ appel du Père dans le Christ et y répond. L’homme n’ est pas de ce monde, en tant que le « monde », pensé sur le mode platonico-théorétique, n’ est qu’ un passage transitoire vers l’ au-delà.

C’ est au temps de la République romaine que pour la première fois l’ humanitas est considérée et poursuivie expressément sous ce nom. L’ homo humanus s’oppose à l’homo barbarus. L’homo humanus est alors le Romain qui élève et ennoblit la virtus romaine par l’ « incorporation » de ce que les Grecs avaient entrepris sous le nom de παιδεια. Les Grecs sont ici ceux de l’hellénisme tardif dont la culture est enseignée dans les écoles philosophiques. Cette culture concerne l’ eruditio et institutio in bonas artes. On traduit par « humanitas » la παιδεια ainsi comprise. C’ est en une telle humanitas que consiste proprement la romanitas de l’homo romanus; et c’ est à Rome que nous rencontrons le premier humanisme. Aussi celui-ci reste-t-il dans son essence une manifestation spécifiquement romaine, résultant d’ une rencontre de la romanité avec la culture de l’hellénisme tardif. Ce qu’ on appelle la Renaissance des XIVe et XVe . siècles en Italie est une renascentia rômanitatis. Puisqu’ il s’ agit de la romanitas, il y est question de l’humanitas et par suite de la naiôeia grecque. Mais l’hellénisme est toujours considéré sous sa forme tardive et plus précisément romaine. L’homo romanus de la Renaissance s’ oppose, lui aussi, à l’homo barbarus. Mais ce qu’ on entend alors par non humain est la prétendue barbarie de la scolastique gothique du moyen âge. C’ est pourquoi l’ humanisme, dans ses manifestations historiques, comporte toujours un studium humanitatis qui renoue expressément avec l’antiquité, et se donne à chaque fois de la sorte comme une reviviscence de l’hellénisme. C’ est ce que révèle chez nous l’ humanisme du XVIIIe siècle, tel que l’ ont illustré Winckelmann, Goethe et Schiller. Hôlderlin, par contre, n’ appartient pas à l’ « humanisme » pour la bonne raison qu’ il pense le destin de l’ essence de l’homme plus originellement que cet « humanisme » ne peut le faire.

Mais si l’ on comprend par humanisme en général l’ effort visant à rendre l’homme libre pour son humanité et à lui faire découvrir sa dignité, l’ humanisme se différencie suivant la conception qu’ on, a de la «liberté» et de la « nature » de l’homme. De la même manière se distinguent les moyens de le réaliser. L’humanisme de Marx ne nécessite aucun retour à l’Antique, pas plus que celui que Sartre conçoit sous le nom d’ existentialisme. Au sens large indiqué précédemment, le christianisme est aussi un humanisme en tant que, dans sa doctrine, tout est ordonné au salut de l’ âme (salus ætema), et que l’histoire de l’ humanité s’ inscrit dans le cadre de l’ histoire du salut. Aussi différentes que soient ces variétés de l’humanisme par le but et le fondement, le mode et les moyens de réalisation, ou par la forme de la doctrine, elles tombent pourtant d’accord sur ce point que l’ humanitas de l’homo humanus est déterminée à partir d’une interprétation déjà fixe de la nature, de l’histoire, du monde, du fondement du monde, c’ est-à-dire de l’ étant dans sa totalité. Tout humanisme se fonde sur une métaphysique ou s’ en fait lui-même le fondement. Toute détermination de l’ essence de l’homme qui présuppose déjà, qu’ elle le sache ou non, l’ interprétation de l’ étant sans poser la question portant sur la vérité de l’Etre, est métaphysique. C’ est pourquoi, si l’ on considère la manière dont est déterminée - F essence de 1? homme, le propre de toute métaphysique se révèle en ce qu’ elle est « humaniste ». De la même façon, tout humanisme. reste métaphysique. Non seulement l’humanisme, dans sa détermination de l’humanité de l’homme, ne pose pas la question de la relation de l’Etre à l’ essence de l’ homme, mais il empêche même de la poser, en ne la connaissant ni ne la comprenant, pour cette raison qu’ il a son origine dans la métaphysique. Inversement, la nécessité et la forme propre de cette question portant sur la vérité de l’Etre, question qui est oubliée dans la métaphysique et à cause d’ elle, ne peut venir au jour que si, au sein même de l’ emprise de la métaphysique, on pose via question: « Qu’ est-ce que la métaphysique? » Bien plus, il faut que dès le début toute question portant sur l’ « Etre », et même celle qui porte sur la vérité de F Etre, s’ introduise comme une question métaphysique.