Textes

L'angoisse du Dasein
1927
§ 40, pp. 236-238

 


S'angoisser, c'est découvrir originalement et directement le monde comme monde. Ce n'est pas du tout que la réflexion se détourne d'abord de l'étant intérieur au monde pour penser un monde, devant quoi naît ensuite l'angoisse ; au contraire l'angoisse étant un mode de la disposibilité, elle découvre avant toute chose le monde comme monde. Ce qui ne signifie cependant pas que dans l'angoisse la mondéité du monde soit saisie conceptuellement.

L'angoisse n'est pas seulement angoisse devant... mais en tant que disposibilité elle est en même temps angoisse pour... Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse n'est pas un genre d'être et une possibilité déterminés du Dasein. La menace est bien elle-même indéterminée et ne peut donc faire porter sa menace sur tel ou tel pouvoir-être concret factif. Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse est l'être-au monde lui-même. Dans l'angoisse l'utilisable du monde ambiant sombre et avec lui tout l'étant intérieur au monde. Le « monde » ne peut plus rien proposer, aussi peu que la coexistence des autres. L'angoisse enlève ainsi au Dasein la possibilité de s'entendre comme le veut le dévalement à partir du « monde » et de l'état d'explicitation publique. Elle rejette le Dasein vers ce pour quoi il s'angoisse, son propre pouvoir-être-au-monde. L'angoisse esseule le Dasein sur son être-au-monde le plus propre qui, puisqu'il est ententif, se projette par essence sur des possibilités. Avec ce pour quoi elle s'angoisse, l'angoisse découvre donc le Dasein comme être-possible et même comme celui qu'il peut uniquement être de lui-même du plus profond de son esseulement.

L'angoisse fait éclater au cœur du Dasein l'être envers le pouvoir-être le plus propre, c'est-à-dire l'être-libre pour la liberté de se choisir et de se saisir soi-même. L'angoisse met le Dasein devant son être-libre pour... (propensio in...) la propriété de son être comme possibilité qu'il est toujours déjà. Mais cet être est en même temps celui auquel le Dasein en tant qu'être-au-monde est livré.

Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse se révèle comme ce devant quoi elle s'angoisse : l'être-au-monde. L'identité du devant quoi de l'angoisse et de son pour quoi s'étend bel et bien jusqu'au s'angoisser lui-même. Car celui-ci est en tant que disposibilité un genre fondamental de l'être-au-monde. L'identité existentiale du découvrir avec ce qui est découvert, poussée au point que le monde s'y découvre comme monde, que l'être-au s'y découvre comme pouvoir-être esseulé, pur et jeté, démontre qu'avec le phénomène de l'angoisse l'interprétation a pour thème une insigne disposibilité. L'angoisse esseule et découvre ainsi le Dasein comme « solus ipse ». Mais ce « solip-sisme » existential transporte si peu un sujet à l'état de chose isolée dans le vide aseptisé où il apparaîtrait en dehors de tout monde qu'il met justement le Dasein, dans toute la rigueur des termes, devant son monde comme monde et le met lui-même du même coup devant lui-même comme être-au-monde.

Que l'angoisse en tant que disposibilité fondamentale découvre de cette manière, c'est ce dont l'explicitation quotidienne du Dasein et le parler quotidien témoignent derechef de la façon la moins prévenue. La disposibilité, comme il a été dit auparavant, fait voir « comment on se sent ». Dans l'angoisse on se sent « étrange ». C'est là l'expression immédiate de l'indétermination particulière où se sent plongé le Dasein en proie à l'angoisse : le rien et nulle part ; mais ici étrangeté a aussi le sens d'être chassé de chez soi. Quand la constitution fondamentale du Dasein a fait l'objet d'un premier signalement phénoménal et qu'a été expliqué le sens existential d'être-au par opposition à la signification catégoriale d'« intériorité », l'être-au a été défini comme habiter chez..., être en familiarité avec... Ce caractère de l'être-au a été ensuite illustré de façon plus concrète par la publicité quotidienne du on qui, tranquillement sûr de lui, installe le tout naturel « être-chez-soi » dans la quotidienneté moyenne du Dasein. L'angoisse, en revanche, ramène le Dasein de son immersion dans le « monde » où il dévale. La familiarité quotidienne tombe en miettes. Le Dasein est esseulé mais l'est cependant en tant qu'être-au-monde. L'être-au prend le « mode » existential du pas-chez-soi. Parler d'« étrangeté » ne veut rien dire d'autre.