Textes

VIOLENCE SOCIALE, VIOLENCE RELIGIEUSE René Girard

La notion de « Bouc émissaire» revêt pour moi un double sens.

Il y a tout d’abord un sens rituel, sur lequel je ne m’attarderai pas, car nous connaissons tous le rite du Lévitique (chap. XVI) et les opinions sur ce sujet divergent fortement.

Le second sens, aujourd’hui aussi mal vu que démodé, voire trom- peur par certains côtés, est le plus important. C’est le grand ethnologue anglais Frazer, qui le forge en utilisant l’expression « bouc émissaire» pour désigner, dans n’importe quelle culture, tous les rites y ressemblant selon lui : les rites d’expulsion des péchés, des mauvais esprits, de toutes les forces mauvaises qui reviennent périodiquement dans les commu- nautés humaines. Comme pour tout rite, Frazer constate sa périodicité. La principale description de ces rites constitue une partie du Rameau d’or, intitulée « Le bouc émissaire », qui a fait l’objet d’une édition à part en traduction française sous forme d’un volume que l’on trouve peut- être encore en librairie. Certes, la catégorie qu’introduit là Frazer n’est pas nette, on peut discuter le choix des rites qu’il y rassemble ; je crois cependant qu’il voit quelque chose de très important : le rite comme expulsion, comme rejet à l’extérieur de la communauté de quelque chose qu’il n’est pas question de conserver à l’intérieur. L’idée d’un fardeau que l’on rejette sur quelqu’un, émise ici même par Mme Mary Douglas, est très importante chez Frazer. Outre des hommes, comme dans le rite du pharmakos grec qu’il tient pour un rite de bouc émissaire, il applique cette notion à des animaux comme, bien entendu, le bouc du Lévitique, voire à des objets matériels. Par exemple, le couteau qu’on jetait dans la rivière à la fin des buffonia, après qu’il avait servi à un sacrifice discu- table comme tout sacrifice, et dont on peut dire qu’il s’agit d’un couteau émissaire que l’on rejette. Cette idée d’un fardeau dont on se déchargerait est assez problématique à mon sens. J’ai l’impression que Frazer subit un peu l’influence des sermons de l’Église protestante de son temps évoquant un burden, un fardeau difficile à porter.

Nombreux sont ceux qui tiennent cela pour malvenu et déraisonnable, mais je pense qu’il faut se rapprocher du sens actuel et populaire de cette expression, plus riche que celui de Frazer qu’il recouvre en partie. Nous utilisons l’expression bouc émissaire tous les jours sans penser au rituel. Des millions de gens emploient cette expression dans toutes les langues occidentales (chivo emisario, scapegoat, etc.) sans même connaître l’exis- tence du rite du Lévitique. Ils l’utilisent malgré tout d’une façon formi- dablement intéressante, car il s’agit toujours d’une victime innocente qui paie pour les autres. Si vous demandez quelle est la définition du bouc émissaire, on vous dira qu’une victime innocente se trouve spontané- ment désignée au gré des circonstances, victime généralement faible comme nous le voyons déjà chez La Fontaine, dans « Les animaux malades de la peste ». On connaît un texte de l’historien Saint Simon qualifiant une dame de qualité de « bouc émissaire » du salon d’une autre. C’est certainement après la Renaissance, aux XVIIe et XVIIIe siècles que l’expression s’est généralisée concernant un phénomène d’expulsion injuste, qui n’a pas de raison d’être mais pourrait, d’une certaine façon, améliorer les rapports humains. C’est aujourd’hui une expression courante, et dont les médias usent abondamment à propos de ce que l’on appelle en France l’acharnement judiciaire. Or, de quoi s’agit-il ? Peut-être d’une recrudescence de la recherche de boucs émissaires. Les gens émettent l’hypothèse d’un manque de boucs émissaires. D’une certaine façon, il n’y aurait pas assez de conflits, et nous serions obligés d’en trouver d’autres. Nous parlons ainsi de boucs émissaires au sein d’un bureau ou même dans la famille. Des écoles psychologiques se consacrent à son rôle, comme celle dite de Palo Alto.

Les dictionnaires définissent généralement ce sens moderne comme un sens métaphorique dérivé du sens rituel, mais je ne vois pas en quoi il serait dérivé ou métaphorique. À mon avis, il faut plutôt y voir une interprétation, une explication au moins partielle du rite du Lévitique, vraie ou fausse – nous ne le savons pas pour l’instant, le fondement psycho-social des phénomènes rituels.

Les groupes humains sont aisément terrifiés, ils se sentent menacés ; ils croient souvent découvrir dans leur voisinage les responsables de leurs maux, et s’ils réussissent à concentrer leur hostilité sur cette victime, par un phénomène de contagion, un effet de réconciliation se produit en leur sein. Si l’hostilité d’un groupe contre un bouc émissaire devient unanime, l’effet social sur la communauté est réel. Le professeur Trigano parle de cet effet, je pense, lorsqu’il observe que l’antisémitisme peut être fonda- teur de certaines formes de conscience européenne et de nationalisme. Fondateur, en ce que l’on recherche un ennemi commun au plan natio- nal ou social. L’inégalité de classes, la richesse des uns et la pauvreté des autres, crée elle aussi le besoin d’un ennemi facile à désigner. C’est là, évidemment, l’une des sources de l’antisémitisme. Mais le dessein secret de ceux qui pratiquent ceci, secret au point qu’eux-mêmes souvent ne le connaissent pas, c’est de retrouver certaines formes de commu- nautés que le monde moderne a détruites. On peut donc penser que le monde moderne favorise certaines variétés de boucs émissaires, dont l’antisémitisme précisément ; car la destruction de la communauté primi- tive pousse à rechercher des instruments de remplacement. Pourquoi se mettre alors en quête de boucs émissaires ? Parce qu’on croit parfois pouvoir s’unir contre eux. Cela permet de réduire, à l’intérieur, la méfiance des uns envers les autres. L’unité compromise peut donc être reconstruite ou du moins consolidée, ne fût-ce que temporairement.

Nous voyons bien que le phénomène du bouc émissaire est lié à l’hos- tilité et l’expulsion par son rôle chez les enfants. Les enfants sont à la fois très bons et très méchants et il suffit parfois, pour que l’un d’eux devienne bouc émissaire dans une classe, qu’il arrive avec un jour de retard et ne soit pas présent le premier jour, quand chacun fait la connais- sance des autres. Dans un monde où nous nous intéressons tellement aux victimes, nous connaissons aussi l’existence de cette tendance qu’ont les hommes à éprouver devant le handicap physique ou intellectuel, devant tout ce qui rend les gens différents des autres, une impression de retrait, de dégoût qui est déjà une forme d’expulsion.

Nous avons tendance à employer l’expression bouc émissaire pour tous ces phénomènes. Est-ce que cela correspond à une interprétation justifiée du rite du Lévitique ? Il y a une différence, puisque toutes ces modalités du phénomène ne sont pas ritualisées. Lorsque nous prenons conscience d’elles, nous avons conscience de faire le mal. C’est pourquoi nous avons des boucs émissaires de façon honteuse et détournée. Au reste, le plus souvent nous n’avons pas de boucs émissaires, nous croyons ne pas en avoir, ce sont toujours les autres qui en ont. Le bouc émissaire est un phénomène étrange, puisque nous disons tous qu’il est partout dans notre monde – mais il n’est jamais dans la conscience de l’individu qui parle du bouc émissaire ; personne ou presque ne fait l’expérience subjective du bouc émissaire. C’est pourquoi, à mon avis, les phénomènes de boucs émissaires sont presque toujours réciproques. On a toujours l’im- pression d’être traité en bouc émissaire par les autres. Et l’on répond en battant à l’autre un peu froid pour lui montrer qu’on a compris ce dont il s’agissait. L’autre aussitôt se sent le bouc émissaire du premier, lequel se sent lui-même le sien. Nous sommes dans des phénomènes souvent réci- proques. Je ne prétends pas étendre cette réciprocité aux grands phéno- mènes de bouc émissaire comme la Shoah, mais je cherche à la montrer dans le domaine des rapports humains, extrêmement complexes et sujets à des formes d’inconscience. Je dis inconscience avec « ce » en finale parce que je ne veux pas ici employer le mot inconscient qui nous renvoie trop vite à Freud et qui risquerait de nous égarer.

Les médias, par exemple, pensent faire œuvre pie en nous disant que les boucs émissaires ne servent à rien, et ils ont raison jusqu’à un certain point. Il est bien évident que si les compagnies d’aviation se contentaient de chercher des boucs émissaires en cas d’accidents, ces derniers se multiplieraient vite et la société technologique disparaîtrait. Une des bonnes choses de cette société, c’est qu’elle est, par certains de ces aspects, anti-bouc émissaire. Avec la technique, la science, le monde moderne cherche à se débarrasser de ce qu’on appelait et qu’on appelle toujours la causalité magique.

Mais la politique ? Dans tous les phénomènes humains, même ceux d’ordre technologique, il y a des aspects politiques, liés aux relations humaines. Et, en ce domaine, nous savons malheureusement que l’uti- lisation plus ou moins savante de boucs émissaires peut, en quelque sorte, profiter à ceux qui savent la manipuler. En même temps, nous vivons dans un univers où tout politicien est immédiatement accusé de travailler en usant de boucs émissaires, ce qui n’est pas moins exagéré. Autrement dit, nous devons nous méfier, parce qu’il est très facile de parler méta- phoriquement et d’utiliser ces métaphores de la façon la plus profitable à notre intérêt personnel.

Néanmoins, ma conviction profonde – que je n’aurai pas ici le temps de développer, je l’ai fait dans tous mes livres – et légèrement contraire à ce que nous venons d’entendre, est que l’utilisation vulgaire et habi- tuelle que nous faisons du bouc émissaire dans nos propos, même si elle est fausse dans ses modalités est juste dans son principe. Nous vivons dans un monde où les individus, et surtout les groupes, ont tendance à se choisir des adversaires. Pourquoi les groupes ? Car lorsqu’on peut s’appuyer sur les autres, rien n’est plus facile à imiter, rien n’est plus contagieux que la violence. Par conséquent, plus un bouc émissaire a d’adversaires, plus il tend à en avoir. Nous avons toujours propension, dans une crise, à chercher un ou des responsables. C’est la tendance naturelle à l’homme, une certaine forme d’anthropomorphisme partout répan- due dans notre monde.

La catégorie de Frazer ne me semble pas bonne si l’on veut lui assi- gner des limites nettes. Mais lorsqu’il a parlé de rites de bouc émissaire, Frazer, je crois, a vu la tendance du rite à expulser un adversaire, à la façon dont le mécanisme immunitaire du corps humain expulse les microbes. Il y a presque une fonction d’expulsion dans les rapports humains qui en est le plus mauvais côté, dans le désir des sociétés de se refermer sur leur propre pureté. Les tendances au conflit sont présentes chez les hommes avec plus de force que chez les animaux – où elles sont d’habitude résolues par des combats qui établissent des réseaux de domi- nance généralement très stables. Les hommes, en revanche, dans notre monde, n’ont plus de hiérarchie ; ils sont donc en concurrence les uns avec les autres, ont tendance à désirer les mêmes choses et, par consé- quent, à se trouver dans des systèmes d’opposition qui vont s’exagérant eux-mêmes dans la mesure où ils fonctionnent réciproquement. Ce qui caractérise l’humanité, par rapport à l’animalité, c’est la réciprocité toujours présente. Si vous me tendez la main, je vous la tends aussi et nous sommes amis. Mais si vous avez l’impression que je vous refuse ma main, aussitôt vous allez me refuser la vôtre. Nous serons toujours dans une forme de réciprocité, mais ce sera une mauvaise réciprocité ; et si nos rapports continuent cette réciprocité va de plus en plus se dégra- der et se diriger vers une violence réelle. Sans mentionner des groupes un peu frustes, où la violence survient immédiatement. Frazer tend à reconnaître dans les rites une vérité qui me paraît très importante. De nos jours, cette propension des hommes à se donner des boucs émissaires est toujours présente, mais elle s’est faite clandestine, honteuse et elle s’exerce à son corps défendant. Et nous nous accusons sans cesse les uns les autres de prendre des boucs émissaires tout en croyant ne pas en avoir nous-mêmes. Il ne faut pas hésiter à dire qu’avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a. Les deux choses sont presque équivalentes. A contrario, on peut dire que pour l’antisémitisme hitlérien, il s’agissait de fabriquer du bouc émissaire en le sachant, de manière franchement diabolique ; il s’agit là d’un degré de mal différent de celui dont je parle en ce moment.

D’une certaine manière, nous devons tous tremper dans l’usage de boucs émissaires. Si nous pensons par exemple aux passions politiques, nous constatons que les jours où nos amis sont de mauvaise humeur pour de tout autres raisons, leurs passions politiques ont tendance à s’inten- sifier. Et elles consistent généralement à poursuivre d’une hostilité abstraite un chef de parti qui n’est même pas connu personnellement des indivi- dus qui le honnissent. Dans les mécanismes politiques, même démocra- tiques, sont présents des éléments de bouc émissaire.

Il y a quelque chose de très étrange dans la Bible. La Bible a donné leur nom, depuis Frazer, aux rites dits de bouc émissaire – et nous nous intéressons à eux ; mais la Bible contient aussi des exemples nombreux, et en ceci elle est unique, de refus du phénomène de bouc émissaire, au sens moderne que je viens de donner. L’histoire la plus magnifique de la Genèse, à mes yeux, est celle de Joseph. Celle-ci est assez similaire à celle d’Œdipe : Joseph est expulsé d’abord par ses frères, comme Œdipe par son père et sa mère ; tous deux sont traités en boucs émis- saires. Puis, dans la Bible comme dans le mythe grec survient un fléau – la famine en Égypte dans le premier cas, le fléau de la peste dans le second – suivi d’une seconde expulsion. Joseph se fait expulser sous l’accusation d’avoir voulu séduire Madame Putiphar, ce qui représente un quasi-inceste puisque Putiphar est devenu le protecteur de Joseph, ce jeune immigrant dénué de protection, et lui fait complètement confiance. Le parallèle entre les deux histoires est donc extraordinaire. L’ethnologie de la fin du XIXe siècle a constaté ces parallèles et, comme elle était anticléricale de manière systématique, antireligieuse, elle en a conclu que mythe, Bible ou Évangiles, tout cela c’est la même chose. Il s’agit toujours de mythes de mort, d’immortalité, fonctionnant tous de la même manière, mais on ne prête pas attention à une différence prodigieuse, la seule qui compte ici : À la question « Œdipe mérite-t-il d’être expulsé par ses parents ? », « Mérite-t-il d’être expulsé par la ville de Thèbes ? », le mythe répond toujours « oui, oui, oui », et la Bible, par l’intermédiaire de Joseph, répond toujours « non, non, non ». Cette histoire d’inceste avec madame Putiphar est admise par les Gentils, mais les Juifs n’y croient pas : pour eux, Joseph est un petit immigrant sans protection, ce qui en fait un bouc émissaire à bon compte et les Égyp- tiens se précipitent dans cet avantageux mécanisme. Il faut dire, je pense, que l’histoire de Joseph tout entière est forcément vraie en ce qu’elle s’oppose au système de bouc émissaire représenté par le mythe. Pourquoi le mythe est-il un système de bouc émissaire ? Parce qu’il ignore qu’il l’est ! Le plus formidable dans le mythe d’Œdipe, c’est que cette défi- nition reste valable jusqu’à notre époque, aux yeux de l’Université, de Monsieur Freud, de l’institution psychiatrique, etc. Nous l’avons tous incorporée en nous-mêmes, puisque nous nous croyons tous, docile- ment, coupables du désir de tuer notre père. Tandis que l’histoire de Joseph nous dit : n’y croyez pas, il s’agit toujours de la vieille histoire de Madame Putiphar et vous vous transformez vous-même en bouc émissaire du seul fait que vous incorporez cette culpabilité. La Bible est beaucoup plus optimiste que Freud.

À lire les grands textes bibliques, on a cependant l’impression qu’ils sont plus violents que les mythes. Pourquoi ? Parce qu’ils exsudent la violence. Bien qu’il aime la Bible, C. S. Lewis déplore lui aussi ce qu’il appelle la violence des psaumes dits « exécratoires ». Nous les disons aujourd’hui « pénitentiels » pour dissimuler le fait qu’y apparaît chaque fois un individu coupable d’insulter la foule, laquelle le menace. Cet individu est toujours entouré d’une foule de persécuteurs se préparant littéralement à le lyncher. Personne ne prend plus au sérieux le récit lui- même du narrateur des Psaumes, considérés comme des textes violents – à l’opposé des textes mythiques, aimables, gentils, propres et nets puis- qu’ils ne parlent jamais de violence. La raison en est pourtant simple : ces textes sont écrits par les persécuteurs. Le mythe d’Œdipe nous est conté par ceux qui l’ont expulsé, quand l’histoire de Joseph n’est visi- blement pas relatée par ses frères. En cela réside la vraie différence, bien qu’il s’agisse toujours du même événement, la nécessaire expulsion de victimes en un processus qui, d’une certaine façon, constitue le fonde- ment de ces sociétés archaïques. Dans les Psaumes, c’est la victime qui, pour la première fois, prend la parole.

C’est ce que nous montre le rite sacrificiel sitôt que nous acceptons de reconnaître sa violence. Derrière les mythes se dissimule un phénomène de bouc émissaire qui réussit si bien qu’il réconcilie la société. Et pour- quoi réussit-il bien? Parce que personne ne le comprend. Le texte mythique ne raconte jamais explicitement un récit de bouc émissaire, car c’est lui qui le structure, il est le sujet de la structure mythologique. Un ami ethno- logue japonais me faisait remarquer qu’il ne dispose dans sa langue d’au- cun mot pour dire «bouc émissaire» et doit utiliser le terme anglais «scape- goat ». Est-ce à dire que cela n’existe pas au Japon ? Au contraire. Au moment où j’écrivais La Violence et le Sacré, Masao Yamaguchi avait publié dans Esprit un grand article sur les institutions japonaises liées au phénomène de bouc émissaire, citant l’empereur, les geishas, certaines marionnettes, certaines figures du théâtre kabuki, etc. Mais il ne saurait être question, pour la société japonaise, de dire la vérité de ces institu- tions. Avoir un bouc émissaire, je le répète, c’est ne pas savoir qu’on l’a. Ainsi les mythes ne savent-ils pas qu’ils ont des boucs émissaires et la Bible le leur apprend. La Bible nous l’apprend à nous tous.

Qu’est-ce qui apparaît dès lors qu’un bouc émissaire fonctionne parfaitement ? Un mythe. Comment naît un mythe ? Au début de la plupart des mythes fondateurs se trouve une sorte de délinquant qui menace la communauté, et une crise dont il passe pour être responsable. La commu- nauté tout entière se rue alors sur ce fauteur de troubles et s’en débar- rasse. Et soudainement, sans même que le changement soit mentionné, le malfaiteur est transformé en bienfaiteur reconstitutif de la commu- nauté, en fondateur même de la communauté.

Si l’on comprend cette genèse des mythes, on peut, selon moi, en donner une interprétation rationnelle. Un bouc émissaire passe pour responsable de tout le mal de la communauté et, la contagion étant univer- selle, on ne se rend pas compte qu’on a affaire à un bouc émissaire. Une fois qu’il est expulsé, la communauté se retrouve sans ennemis, libérée, pour peu de temps mais libérée tout de même. Elle aura donc tendance, après avoir démonisé son bouc émissaire, à le diviniser, à le sacraliser. Le sacré archaïque est toujours double, à la fois terriblement méchant et très, très bon, sans qu’on puisse jamais savoir à quel moment il va être soit méchant, soit bon. On institue donc des rites, non pour embrasser le sacré à la manière de Nietzsche – et n’importe quel Grec aurait compris que Nietzsche allait devenir fou, puisque c’est la violence, à travers Dionysos, qu’il veut embrasser – mais pour le mettre dehors, à la bonne distance ; pour écarter le sacré, car il est dangereux, tout en le conser- vant à portée de main afin de calmer, à l’intérieur de la communauté, ceux qui risqueraient de faire des bêtises.

Donc à mon avis, les systèmes de religion archaïque sont fondamen- talement des systèmes de boucs émissaires méconnus. Les indices sont milliers. Observez les héros mythiques, dont tout le monde se demande pourquoi ils ont tant de défauts physiques : Wotan n’a qu’un œil, Œdipe est boiteux, un troisième est bossu, il manque une jambe au quatrième, etc. Pourquoi tant de handicapés parmi eux ? Parce que les héros mythiques, à bien y regarder, représentent le type d’individus que l’on a toujours tendance à choisir pour victimes dans un groupe très fruste. Et l’on s’aper- çoit, procédant à cet examen en nombre, qu’il est impossible qu’il en aille autrement.

Là encore, la Bible nous apprend quelque chose. Que trouve-t-on aux chapitres 52 et 53 d’Isaïe, sinon un phénomène de bouc émissaire, la mort du serviteur souffrant, lynché par une foule furieuse. Nous en igno- rons la raison, si ce n’est son total dévouement à ceux-là même qui le lynchent. Ce que la foule n’a pu tolérer, c’est sa bonté. Ainsi est-il dit du serviteur souffrant qu’il est celui que les hommes aiment à faire souffrir, une sorte de souffre-douleur, de victime potentielle. Il y a là me, semble- t-il, une lecture de la mythologie. Le traitement biblique du sujet est radicalement autre.

Nous ne le voyons pas car les thèmes sont les mêmes et que nous fonctionnons généralement de manière statistique. Comparons cela, par exemple, à l’affaire Dreyfus. Pour peu que l’on retrouve dans cinq mille ans tous les articles de presse publiés autour de cette affaire, une étude statistique en un temps où le français ne sera plus très bien connu portera les chercheurs à dire, comme aujourd’hui les déconstructeurs, qu’il y a trois cent mille interprétations de cette affaire mystérieuse, et que toutes se valent, aucune n’est vraie, aucune n’est fausse. Et l’on négligera une toute petite chose, à savoir que sur un point bien déterminé n’existent que deux interprétations : celle de l’innocence de Dreyfus, défendue par certains, et celle de sa culpabilité, défendue par d’autres. Or, cette diffé- rence-là n’est pas du même ordre que celles, insignifiantes, relevées à propos de nombreux sujets. Donc, à mon avis, le mythe est essentielle- ment un procès toujours perdu par la victime. Il est regagné en appel, me direz-vous, puisque la victime en est divinisée. Certes, mais elle ne l’est qu’après avoir été envoyée ad patres.

Cette divinisation de la victime est justement ce qui masque la diffé- rence significative dont nous venons de parler. Les grands dieux grecs, à bien y regarder, ont commis les mêmes crimes qu’Œdipe, fornication, bestialité, inceste, etc. Pourquoi ? Ce sont les frasques des dieux, rétorque- t-on, traitant cela comme les péchés mignons de nos présidents. Ces mythes sont si anciens que la criminalité s’estompe. Mais un examen plus attentif montre qu’il y a, derrière tout dieu archaïque et primitif, un crime qui relève de ceux que toutes les foules en panique ou fureur attri- buent à leur victime.

Nous retrouvons tout à fait le schéma que je viens de décrire dans les Évangiles, où l’essentiel est l’innocence de la victime, ce qui me rend partisan de l’expression « judéo-chrétien » : La victime est accu- sée des mêmes crimes qu’un héros mythique et est innocente. Vous y trouvez plus de signes encore soulignant qu’il s’agit d’un bouc émis-saire car celui-ci n’est jamais aussi bon qu’autant qu’il réunit tout le monde contre lui. La révélation du phénomène du bouc émissaire dans les Évangiles pose un problème extraordinaire : s’il fonctionne, tout le monde est contre lui – tous les témoins donc sont faux, et il n’est meilleur faux témoin que celui qui croit en la fausseté de son témoignage. C’est pourquoi Levinas citait d’abondance cette sentence si proche des Évan- giles : « Lorsque tout le monde est d’accord pour condamner un accusé, libérez-le, il doit être innocent », admirable parole du Talmud qui reve- nait comme une espèce de refrain chez le meilleur Levinas quand il avait ses intuitions sociologiques puissantes par rapport au sujet qui nous intéresse. Vous trouvez donc la même idée dans les Évangiles, mais avec quelque chose de plus, toutes sortes de citations bibliques que les chré- tiens déclarent prophétiques. On se moque beaucoup aujourd’hui du prophétisme, mais regardez par exemple les phrases appliquées à Jésus, dont un prophète dit : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » ; ou cette autre phrase extraordinaire, empruntée à un psaume : « Ils m’ont haï sans raison ». Vous vous demandez alors pourquoi les évangélistes ont repris ce verset, quel rapport avec la crucifixion de Jésus ? Mais c’est tout simplement la définition du bouc émissaire au sens que je viens d’en donner. Cela s’applique au personnage du psaume, haï sans raison, cela revient à propos du Serviteur d’Isaïe et une fois de plus ici. Non seulement les Évangiles retrouvent cette innocence de la victime, mais ils sont autoréférentiels en ce sens qu’ils ont conscience de ce dont ils parlent. C’est pourquoi ils s’appuient sans cesse sur la Bible, citant Joseph. Lorsque celui-ci teste la propension de ses frères à user d’un bouc émissaire en la personne de Benjamin qu’il exige de garder, Judah est seul à refuser et cela suffit à Joseph pour qu’il les accueille tous en Égypte. Ce n’est donc pas sans raison que les Évangiles voient en Judah une « figure du Christ » – figura Christi.

Nous nous trouvons là encore dans le domaine de la victime fausse- ment accusée et réhabilitée. Mais ici s’affirme l’originalité prodigieuse, l’unicité de la tradition judéo-chrétienne, différente de la veine mytho- logique tant admirée par nos humanistes esthétisants. La tradition biblique nie ce système culturel et si l’univers où nous sommes aujourd’hui nous paraît incompréhensible, c’est faute de voir qu’il est en quelque sorte miné, rongé par cette vérité biblique qu’il ne reconnaît pas.