Textes

Empédocle
Sur la Nature [1]

 

 

Pausanias, toi, écoute, fils du vaillant Anchitès !

Étroites sont les voies des forces diffuses dans les membres, nombreux les maux qui frappent, émoussant l'inquiet souci. Pauvre dans leur vie est la part de Vie qu'aperçoivent les hommes, en leur bref destin comme fumée, emportés dans les airs et déjà envolés. Leur foi va seulement aux hasards qu'ils rencontrent chacun, partout se laissant conduire. Mais le Tout, qui souhaite le trouver ? Ainsi hors de leur vue demeurent ces secrets, on ne peut les entendre ni par l'esprit les saisir. Toi donc puisque jusqu'ici tu as erré,tu sauras : nul plus vaste savoir par humaine pensée n'a surgi.

Mais vous, les dieux, détournez de ma langue un tel égarement, que de mes lèvres saintes, pure grâce à vous, coule une source ! Et toi, nombreuse hors de l'oubli, vierge aux bras blancs, Muse, en face je te prie : les paroles que Justice permet aux éphémères d'entendre, envoie-les, depuis Sainte Piété guidant mon char docile. Non, l'offrande de fleurs à la gloire éclatante faite par les mortels ne te forcera pas à les prendre en accueil s'il faut en échange au-delà de la Loi divine révéler, par bravade — et alors, donc, trôner aux cimes du savoir. Allons, Pausanias ! regarde de tous tes sens comment apparaît chaque chose, sans accorder, puisque tu as la vision, plus de confiance (à tes yeux) qu'à l'ouïe ni à l'ouïe riche de bruit plus qu'aux évidences goûtées par la langue. À aucun des autres organes, autant qu'un passage par eux s'ouvre à la connaissance, ne refuse ta foi : connais selon son apparaître chaque chose.

Aux pervers le soin toujours de se défier des puissants en esprit. Mais toi, ainsi que t'y exhortent les preuves données par notre Muse, connais, tranche dans les entrailles, décide de la cause.

... au secret du coeur, sous l'écaillé du silence.

Les quatre racines de toutes choses d'abord apprends-les: Zeus lumineux, Hérè porteuse de vie et le Seigneur de l'ombre et Nestis, qui nourrit de ses larmes les sources des mortels.

(Éléments) incréés...

Je veux te dire encore : naissance, il n'en est pour aucun — tous sont mortels — non plus que par la mort funeste il n'y a de fin ; mais seulement mélange, variation des mélanges, cela est. Naissance est le nom chez les hommes de ce rythme alterné.

Quand selon forme humaine un mélange d'éléments parvient à l'air lumineux ou sous forme d'une espèce parmi les bêtes fauves et les plantes ou parmi les oiseaux, alors on dit « naissance », et quand les éléments se désassemblent, voici de nouveau « trépas de maudite fortune » : du nom selon Justice on ne l'appelle pas. À cet usage j'acquiesce moi aussi.

Mort... vengeresse...

Les sots ! Leur pensée n'a point souci de profondeur : vraiment, s'attendre qu'un non-étant antérieur naisse, que quelque chose meure, périsse entièrement !

De ce qui nulle part n'existe, rien n'a moyen de naître et que l'étant s'anéantisse cela n'est pas possible ni croyable. Car toujours il sera là où toujours on lui aura donné appui.

Dans le Tout ni vide d'une absence ni excès de présence.

Dans le Tout rien de vide : d'où lui viendrait donc accroissement ?

Nul maître en tel savoir, du fond de son coeur, ne tendrait cet oracle que la seule durée de la vie — ce qu'on nomme la vie — marque la durée de l'existence, avec son lot de malheurs et de bonheurs, et qu'avant d'avoir été pris dans la forme, les mortels, et ensuite dissous, il n'y a rien alors de leur être.

(Les deux forces) comme elles ont été hier, seront aussi demain et jamais, je le crois, de ce couple ne sera vide le temps immense.

Je dirai le double mouvement : tantôt l'un s'accroît pour venir seul à l'être à partir du multiple, tantôt, à son tour, naissant par division, le multiple depuis l'un vient à l'être. Deux fois ainsi pour les choses mortelles une genèse et deux fois destruction : avec le flux vers l'un, la réunion de tout et enfante et détruit ; mais quand, par reflux, tout se disjoint, le multiple, caillé (par l'un), se disperse, s'envole. Cette alternance en va-et-vient continu n'a pas de fin : tantôt par l'Amour dans l'un tout se rassemble, tantôt, de nouveau, chaque élément, séparé, est emporté çà et là par Discorde et sa haine. (Ainsi, dans la mesure où l'un a coutume de naître du multiple) et où, par reflux, de la dislocation de l'un, le multiple tire son origine, dans cette mesure naissent (les éléments) et leur temps n'est pas sans limites. Mais dans la mesure où l'alternance en va-et-vient continu n'a pas de fin, dans cette mesure-là toujours ils demeurent immuables dans le cycle. Allons, écoute ma parole ! Apprendre grandira ta pensée. Auparavant aussi je l'avais formulé, éclairant les lisières des paroles : je dirai le double mouvement. Tantôt l'un s'accroît pour venir seul à l'être à partir du multiple, tantôt, à son tour, naissant par division, le multiple depuis l'un vient à l'être : feu, eau, terre et de l'air l'infinie altitude, Haine funeste en dehors d'eux, force en équilibre partout, et puis Amour, en leur sein, en part égale de longueur et de large. Toi, du regard de l'esprit fixe-le, ne reste pas assis, les yeux béants ! Lui, quel qu'il soit, les mortels le reconnaissent, implanté qu'il est dans leurs membres : par lui se méditent les pensées amoureuses, s'accomplissent les oeuvres enlaçantes. Plaisir, on l'appelle de ce nom qui en dit bien assez, et encore Aphrodite. Lui, cependant, nul des hommes mortels, alors que parmi eux il tournoie en hélice, ne l'a encore appris. Mais toi, écoute de mon discours la marche sans mensonge ! Les éléments sont égaux et leur race a même âge, chacun selon son apanage, ils règnent en leur fief naturel, et tour à tour dominent dans les cycles du temps. À eux rien dès lors ne s'ajoute, rien ne leur fait défaut. Car s'ils se détruisaient en leur va-et-vient continu, ils ne seraient plus. Et ce tout, qu'est-ce qui pourrait l'accroître ? Et d'où venu ? Comment, aussi, pourrait-il périr puisque rien des éléments n'est vide. Au contraire, ils restent ce qu'ils sont, bondissant les uns au travers des autres, de changement en changement, et ils continuent toujours d'être les mêmes.

Amour.

Enlaçant Amour.

Ceci dans les corps des vivants aux merveilleux contours : tantôt par l'Amour en unité se rassemblent tous les membres — un corps leur est échu, c'est la vie fleurissant à sa pointe ; tantôt, de nouveau, disloqués par Dissensions mauvaises, ils errent, séparés chacun, parmi les brisants de la vie. C'est ainsi pour les plantes et les poissons aux cavernes de l'onde, les bêtes dans leurs repaires des monts et, glissant sur leurs ailes, les oiseaux-barques.

Allons, ce témoignage encore des premières confidences, fixe-le du regard ! Y a-t-il eu déjà, en nos premiers échanges, faiblesse pour étayer les formes : soleil éblouissant à voir et chaud partout, éléments immortels, dans la touffeur baignés et l'étincellement de la lumière, pluie, toute ténèbre et glace ? Terre, elle, donne source aux fondements et à la densité. Dans Rancune se divisent et restent séparées toutes choses, mais elles vont à l'union dans l'Amour, éprouvant un mutuel désir. Ce sont les éléments : tout ce qui fut, tout ce qui est et sera germe par eux, arbres, hommes et femmes, les bêtes, les oiseaux et les poissons nourris de l'onde, et les dieux à longue vie, comblés d'honneurs. Les mêmes, ce sont les éléments : bondissant les uns au travers des autres ils deviennent des formes différentes. Tant le mélange entre eux crée de permutations !

Liés, les voici tous, dans leurs parts multiples : l'Étincelant, Terre et Ciel et la Mer — elles toutes, égarées loin dans les corps mortels par la loi de croissance. Pareillement, toutes celles qui à se mêler sont plus enclines, se chérissent de mutuel amour, en ressemblance par l'oeuvre d'Aphrodite. Mais les parts ennemies qui l'une de l'autre surtout s'écartent à l'extrême, par la race, par le mélange et les formes dont elles portent l'empreinte — celles-là, partout l'élan pour être unies leur demeure étranger, vouées à la tristesse, la Haine les conseille : pour elle leur naissance s'est accomplie.

Comme lorsque les peintres sur les offrandes votives font varier les couleurs, des maîtres dans leur art par habile science bien apprise ; souvent, ils préparent leur palette multicolore, broyant les drogues de leurs mains, ils équilibrent le mélange, ici plus, mais là moins ; créant dès lors des images à la ressemblance de tout, ils produisent les arbres, les hommes et les femmes, les bêtes, les oiseaux et les poissons nourris de l'onde, et aussi les dieux à longue vie, comblés d'honneurs ; toi, ainsi, ne laisse pas l'erreur éblouir ta pensée : hors des éléments il n'y a pas pour les choses mortelles, autant qu'elles apparaissent manifestées à l'infini, d'autre source. À travers eux, perce jusqu'au savoir. C'est la parole de la Déesse que tu écoutes.

... enchaînant une cime après l'autre sans que ma parole suive un sentier unique.

...et deux fois, il le faut, il y a mon beau secret à révéler.

Tour à tour ils dominent dans les cycles du temps, périssent en passant l'un dans l'autre et croissent à leur tour de destin. Car ils restent ce qu'ils sont, bondissant les uns au travers des autres, deviennent hommes et races de différentes bêtes, tantôt par l'Amour quand tout est rassemblé en l'ordre un du monde, tantôt de nouveau quand chacun, séparé, est emporté çà et là par Discorde et sa haine, tant qu'à la fin, après croissance en un, leur tout bascule et tombe. Ainsi, dans la mesure où l'un a coutume de naître du multiple et où, par reflux, de la dislocation de l'un, le multiple tire son origine, dans cette mesure naissent (les éléments) et leur temps n'est pas sans limites. Mais dans la mesure où l'alternance en va-et-vient continu n'a pas de fin, dans cette mesure-là toujours ils demeurent immuables dans le cycle.

Alors ne se discernent pas les membres rapides du soleil ni la force velue de la terre ni la mer : tellement dans le retrait compact d'Harmonie a plongé profond ses racines Sphaïros à l'orbe pur, en cercle solitaire, qui exulte.

27 a. Dissension ni Combat ne s'augurent en ses membres.
Mais il est, oui, partout identique à lui-même et partout sans limites, Sphaïros à l'orbe pur, en cercle solitaire, qui exulte.

Deux rameaux ne s'élancent pas de son dos. Il n'a pas de pieds, pas de genoux agiles ni de membre fécond. Il est sphère et partout identique à lui-même.

Ensuite lorsque puissamment Discorde se fut condensée dans les membres (du dieu) et qu'elle s'élança vers les honneurs, une fois accompli le temps qui leur est limité en alternance par les liens de l'ample pacte...

Tous, l'un après l'autre, les membres du dieu furent pris de tremblements.

Deux sont liés par jointure.

Ainsi quand le suc du figuier coagule le lait blanc et le lie...

Agglutinant la farine avec de l'eau...

Or moi, je reviens sur mes pas, j'irai sur le chemin des hymnes, celui que j'ai auparavant tracé, dérivant parole par le chenal d'autre parole, celle-ci : lorsque Haine a gagné dans l'abîme le fond du tourbillon, quand vient à éclore l'Amour au centre du maelström, alors tous les éléments s'assemblent là pour ne faire qu'un, non tout d'un coup, mais au gré du désir réunis, venant chacun d'autre côté. De leurs mélanges se répandaient les races, par myriades, des créatures mortelles. Mais beaucoup restèrent non mêlées, à part des autres versées dans le mélange, toutes celles que Haine retenait encore dans la hauteur : non pas irréprochablement elle ne s'était tout entière établie loin aux frontières extrêmes du cercle, mais, pour les corps, tantôt ici elle maintenait sa prise et tantôt, ailleurs, elle en était sortie. Dans la mesure pourtant où toujours elle bondissait pour reculer, dans cette mesure toujours progressait la bienveillante pensée de l'Amour sans reproche, son immortel assaut : aussitôt naissait, mortel, ce qui d'abord avait appris à être non mortel, et, fortement brassé, ce qui d'abord ne l'était pas, échangeant les chemins. De leurs mélanges, se répandaient les races, par myriades, des créatures mortelles, à toutes formes solidement ajustées — merveille à contempler.

Ils s'assemblaient : loin, à la frontière extrême se retirait la Haine.

Terre accroît sa propre masse, Éther accroît Éther.

Allons, je te dirai d'abord le soleil... le principe... ce qui rendit apparent le monde que maintenant nous voyons tout entier : Gaea et la Mer aux flots sans nombre, l'Air humide et le Titan, Éther, serrant dans l'étreinte du cercle le monde tout entier.