Bloc-Notes 2016
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L’art démocratique de retenir la violence
S Wahnich
Libération 12 avril 16

 

 

«Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme est essentiellement injuste et tyrannique, elle n’est point une loi»,
Robespierre, avril 1793.

Réfugiés aux portes de l’Europe, dette oppressive, dérégulation du travail : notre séquence politique accule quiconque refuse d’entériner les lois tyranniques qui se multiplient à devoir réinventer des gestes de résistance à l’oppression. Quelles formes peuvent-ils prendre ? Jacques Derrida puis Giorgio Agamben ont pointé «l’impossible au-delà d’une souveraine cruauté», et ont montré que si l’alternative à la société du spectacle était une cruauté souveraine, il n’était pas certain qu’il soit possible de retrouver facilement un ethos démocratique.

 

L’héroïsme des jeunes gens sacrifiés sur l’autel de la patrie, lors des guerres passées, ne peut correspondre à notre contemporanéité. Sont venus les gestes d’interruption des flux comme alternative à l’affrontement : entraver les routes, les lignes de chemin de fer, les flux du Web. Une stratégie de biais qui interroge la place que la violence doit et ne doit pas prendre dans cette résistance. La violence sur les flux n’est justement pas une violence sur les corps, elle espère être délestée de la cruauté.

La résistance à la loi travail emprunte des formes ritualisées non violentes de luttes : pétitions, grèves, manifestations, occupations de places, blocus lycéens. Toutes les déclarations ont été faites en préfecture pour ces différentes formes d’agir. Quant aux lycéens, ils préviennent souvent leur proviseur et réinventent en situation le blocus apparent et le filtrage par la porte dérobée ou non, pour ne pas gâcher l’année de ceux qui passent le bac ou un concours. Grande sagesse que j’ai observée souvent dans la période révolutionnaire, une violence en puissance, voire puissante, mais retenue, euphémisée. Personne ne souhaite un déchaînement, car chacun sait que ce serait l’occasion d’une répression féroce. Les mouvements, s’ils dégénèrent, peuvent autoriser une reprise en main autoritaire. On le sait. Mais la répression inappropriée peut aussi conduire un mouvement à dégénérer.

Des policiers frappent à terre un lycéen, des poignets et des bras sont cassés à Tolbiac, des blocages lycéens sont surveillés grâce aux canaux mis en place pour la lutte antiterroriste, les gaz lacrymogènes aspergent des adolescents pacifiquement assis, des chiens ont été lâchés sur certains blocus à Caen. Notre présent est celui de violences effectives, parfois émeutières (car certains pensent qu’il est déjà temps d’en découdre), le plus souvent répressives. «La police a reposé sur de faux principes, on a cru qu’elle était un métier de sbires, […] rien n’est plus loin de la sévérité que la rudesse, rien n’est plus près de la colère que la frayeur. […]. Au lieu de se conduire avec fermeté et dignité, elle agissait avec faiblesse ou imprudence et compromettait la garantie sociale par la violence ou l’impunité», déplorait déjà Saint-Just.

La répression s’abat sur des jeunes gens et jeunes filles le plus souvent non violents, qui dans leurs assemblées réclament, écoutent, - silence, respect, gentillesse - parfois à en oublier que la démocratie est l’art du conflit réglé et non du consensus. Chacun semble déjà savoir d’expérience que les tasers ou les flash-balls ne doivent pas surgir, et que le pas de deux entre maintien de l’ordre et manifestants est l’art du répertoire démocratique qui maintient à distance la violence sans médiation sur les corps, tout en exprimant avec force un désaccord frontal sur la loi.

L’art démocratique de la retenue de la violence a été oublié par les forces de l’ordre une première fois de manière dramatique face aux opposants du barrage de Sivens (Tarn). Sur les places, les acteurs provoqués réussissent pour l’instant à tenir à distance une violence latente nouée à la fois à «l’insécurité sociale» et à ce maintien de l’ordre trop musclé. Mais le danger rôde lorsque l’Etat fait la sourde oreille face aux demandes qui s’expriment par une souveraineté en actes, calme et déterminée. Les violences et évacuations policières jouent avec le feu. Car l’Etat doit produire la sûreté, la sécurité et la paix. Lorsqu’il ne le fait plus, il rompt un pacte fondateur et déclenche un désir intempestif de justice à la hauteur de cet abandon.

«Les peuples sont en général tranquilles et bons. Lorsque les malveillants parviennent à les irriter contre leurs représentants, contre les lois, c’est qu’ils ont eu à souffrir de quelque grande injustice. Que ceux qui les gouvernent descendent alors dans le fond de leurs consciences, ils y trouveront la cause première des écarts qu’ils veulent réprimer», affirmait déjà Maximin Isnard le 8 août 1792.