Textes

Jérome de Stridon
LES ERREURS DE PÉLAGE.

 


A CTÉSIPHON.

Ne pensez pas, mon cher Ctésiphon, avoir pris trop de liberté en m'annonçant qu'on commence aujourd'hui à raviver certaines opinions qui ont eu cours autrefois. Loin de là, c'est une preuve, en cette circonstance, et de votre amitié pour moi, et de votre zèle pour les intérêts de la religion. Avant votre lettre, cette hérésie avait déjà séduit, plusieurs personnes en Orient ; elle leur avait appris à cacher un orgueil délicat sous les apparences trompeuses d'une humilité affectée, et à dire avec le démon : «Je monterai au ciel ; j'établirai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut. » En effet, est-il rien de plus téméraire que de vouloir se rendre non-seulement semblable, mais encore égal à Dieu même et de se faire un système qui, quoique peu étendu, renferme tout le poison que les hérétiques ont puisé dans les erreurs des philosophes, particulièrement de Pythagore et de Zénon, chef des stoïciens? Car ceux qui ont adopté ces opinions prétendent que, par la méditation et la pratique continuelle de la vertu, on peut s'affranchir de toutes sortes de vices et bannir entièrement de son coeur ces agitations et ces mouvements déréglés que les Grecs appellent passions ; c'est-à-dire la tristesse et la joie, qui sont, relatives au présent; la crainte et l’espérance, qui concernent l'avenir. Les péripatéticiens, disciples d'Aristote, s'élèvent fortement contre les partisans de cette orgueilleuse doctrine. Les nouveaux académiciens , dont Cicéron partage les sentiments, renversent aussi, je ne dis pas leurs principes (ils n'en ont aucun), mais le vain fantôme de cette perfection chimérique dont- ils se flattent et qui n'existe qu'à l'état d'idéalité. Car soutenir qu'on peut vivre sans passions, c'est vouloir faire sortir l'homme de son état naturel; c'est entre; prendre de le dépouiller d'un corps auquel il est attaché par nécessité; c'est former des désirs vains et des idées folles de perfection, et non (426) pas en donner des règles et des préceptes. Aussi l'apôtre saint. Paul disait-il : « Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort ? »

Comme les bornes étroites d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre beaucoup et de réfuter toutes les visions de ces hérétiques, je me contenterai de vous découvrir ici en leu de mots les piéges qu'ils nous tendent et que nous devons éviter. Virgile lui-même nous apprend de combien de passions différentes nous sommes agités, lorsqu'il dit : «La crainte, les désirs, la joie et la tristesse les inquiètent successivement et les accablent toujours; et, captifs dans leur horrible séjour, ils gémissent sans jamais voir la lumière. »

En effet, quel est, l'homme qui ne se laisse ni impressionner par la joie, ni abattre par la tristesse, ni amuser par l'espérance, ni ébranler par la crainte? ce qui fait dire au célèbre Vorace : « Personne ne naît sans défauts; ce qu'il y a de mieux, c'est non d'en être exempt, mais d'en avoir le moins possible. »

Un de nos auteurs a avancé avec raison que les philosophes, qui sont les patriarches des hérétiques, ont corrompu par leur pernicieuse doctrine toute la pureté de la foi de l'Église, ne sachant pas que c'est de la faiblesse et de la fragilité de l'homme que parle l'Écriture lorsqu'elle dit : « Pourquoi la terre et la cendre s'élèvent-elles d'orgueil? » et ignorant particulièrement ce que dit l’Apôtre : «Je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui s'oppose à la loi de l'esprit et qui me retient. dans l'esclavage. » Et ailleurs : « Car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je ne veux pas. » Si cet apôtre l'ait ce qu'il ne veut pas, comment ces hérétiques peuvent-ils soutenir ce qu'ils osent avancer, que l'homme peut être entièrement exempt de péché, s'il le veut? Et comment l'homme pourrait-il venir à bout, de ce qu'il veut, puisque saint Paul nous assure qu'il ne peut lui-même accomplir ce qu'il désire? Lorsque nous leur demandons où sont ceux qu'ils croient exempts de péché, ils tâchent d'éluder la vérité par une nouvelle subtilité, en disant qu'ils ne prétendent pas qu'il y ait à présent, ou qu'il y ait eu autrefois des hommes exempts de péché, mais qu'il y en peut avoir. Les habiles docteurs! qui soutiennent que ce qui n 'a jamais été peut être, quoique l’Ecriture dise formellement : «Tout ce qui doit arriver à l'avenir a déjà été fait par le passé.

Il n'est pas nécessaire de parcourir ici la vie de chaque saint en particulier pour y faire remarquer, comme dans un beau corps, quelques défauts et quelques taches (ce que font mal à propos quelques-uns de nos écrivains); il suffit de rapporter plusieurs passages de l'Écriture pour détruire tous les arguments des hérétiques et des philosophes. Que dit saint Paul,ce vaisseau d'élection? « Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans le péché, afin d'exercer sa miséricorde envers tous. » Et dans un autre endroit : «Tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu. » L'Ecclésiaste, par la bouche duquel la sagesse même a voulu s'exprimer, dit expressément : « Il n'y a point d'homme juste sur la terre qui fasse le bien et qui ne pèche point.» L'Écriture dit encore en un autre endroit: « ..... Si ce peuple vient à pécher, car il n'y a point d'homme qui ne pèche. » Et ailleurs : « Qui peut se flatter d'avoir le coeur pur?» Puis : « Il n'y a personne qui soit exempt de souillures, pas même un enfant qui n'a qu'un jour de vie. » Ce qui fait dire à David : « ... Car vous voyez que j'ai été engendré dans l'iniquité et que ma mère m'a connu dans le péché. » Et encore: « Nul homme vivant ne sera trouvé juste devant vous. » Nos hérétiques donnent un nouveau sens à ce message, afin d'en éluder la force et l'autorité sous un prétexte spécieux de piété; ils prétendent que l'Eglise entend par là qu'il n'y a personne de parfait en comparaison de Dieu. dais c'est donner une explication violente de l'Écriture, car elle ne dit pas : «Nul homme vivant ne sera trouvé juste, si on le compare avec vous, » mais : « Nul homme vivant ne sera trouvé juste devant vous. » Lorsqu'elle ajoute «devant vous,» elle veut faire comprendre que ceux qui paraissent saints aux yeux des hommes ne le sont pas aux yeux de Dieu, puisque l'homme ne voit les closes qu'à l'extérieur, et que le Seigneur voit le fond du coeur. Or si personne n'est juste aux yeux de Dieu, qui voit lotit et qui pénètre jusque dans les replis les plus secrets du cour Humain, ce n'est pas relever l'homme, mais diminuer la puissance de Dieu de prétendre, avec les hérétiques, qu'on ne peut être entièrement exempt de péché.

L'Écriture sainte nous fournit plusieurs (427) autres passages de cette force; mais si je les rapportais ici, je ferais, je ne dis pas une simple lettre, mais plus même d'un volume. Ces hérétiques , qui ne trouvent des approbateurs que parmi les impies, ne nous débitent point une nouvelle doctrine; et s'ils sont capables de séduire les simples et les ignorants, ils ne sauraient faire illusion à ceux qui méditent jour et nuit la loi du Seigneur. Qu'ils rougissent donc d'avoir pour maîtres et pour sectateurs de cette ductrine mauvaise ceux qui disent que l'homme, s'il le veut, peut être sans péché et, comme disent les Grecs, impeccable. Comme ce mot parait dur et intolérable à toutes les églises d'Orient, ils s'efforcent de dissimuler leurs sentiments en disant qu'ils avouent que l'homme peut être sans péché; mais qu'ils n'osent affirmer qu'il peut être impeccable; comme s'il y avait de la différence entre les expressions être sans péché et être impeccable, et comme si le latin n'exprimait pas en deux mots le véritable sens du mot grec, qui est un nom composé. Si vous dites que l'homme peut être sans péché et non pas impeccable, condamnez donc ceux qui soutiennent qu'il peut être impeccable. Mais vous n'avez garde de le faire; car vous savez bien ce que vous enseignez à vos disciples en secret, puis vous dites une chose et vous en pensez une autre. Vous ne nous parlez, à nous autres ignorants et étrangers, que sous le voile des paraboles; les secrets et les mystères sont pour vos partisans et vous vous vantez d'imiter cri cela Jésus-Christ, qui parlait au peuple en paraboles et qui disait à ses disciples : « Pour vous, il vous a été donné de connaître les mystères du royaume du ciel, mais cette grâce n'a pas été accordée aux autres. »

Je me contenterai donc de nommer ici vos maîtres et vos sectateurs, afin de faire connaître ceux dont vous vous glorifiez de suivre la doctrine. Manès affirme que ses élus, qu'il place dans le ciel parmi les âmes de Platon, sont exempts de toutes sortes de péchés et qu'ils peuvent même, s'ils le veulent, ne jamais pécher; car, élevés au comble de la plus haute perfection, ils se trouvent par cette heureuse position au-dessus des oeuvres et des mouvements déréglés de la chair. Priscillien, qui a rempli l'Espagne de ses erreurs, lequel n'est pas moins infâme que Manès et dont les sectateurs ont des rapports si intimes avec vous; Priscillien, dis-je, se flatte aussi bien que ses disciples d'avoir acquis la perfection de la vertu et de la science; et lorsqu'ils sont enfermés seuls à seuls avec les femmes de leur secte, ils leur chantent ces vers au milieu de leurs débauches et de leurs infâmes plaisirs: «Jupiter, ce grand dieu, le père des dieux, fertilise le sein de la terre par des pluies bienfaisantes, échauffe et anime tout par sa douce et salutaire influence. »

Ces hérétiques ont tiré la plupart de leurs erreurs de l'hérésie des Gnostiques, dont l'impie Basilides est en quelque sorte le maître. N'entrez-vous pas dans leurs sentiments, lorsque vous soutenez que ceux qui n'ont aucune connaissance de la loi ne sauraient éviter le péché? Mais à quoi bon parler de Priscillien, que toute la terre a condamné et qui a même été puni de mort par l'autorité civile ? Evagre, originaire du Pont, qui a écrit aux vierges, aux moines et à celle qui porte dans son nom le caractère de sa noirceur, de son aveuglement et de sa perfidie, Evagre, dis-je, a composé un livre de maximes intitulé de l'Apathie; c'est-à-dire, selon notre manière de parler, de l'Impassibilité ou exemption des passions qui élève l'esprit au-dessus des mouvements et des impressions du vice, ou plutôt qui le change ou en Dieu ou en pierre. On lit cet ouvrage en grec dans l'Orient; mais Butin, disciple d'Evagre, l'a traduit en latin, et il est aujourd'hui entre les mains de la plupart des Occidentaux. Rotin a fait aussi un litre où il parle de je ne sais quels moines origénistes qui n'ont jamais été que dans son imagination. Ce qu'il y a de certain, c'est que la plupart de ceux dont il parle ont été condamnés par les évêques, savoir: Ammonius, Eusèbe, Euthymius, Evagre, Or, Isidore et plusieurs autres qu'il serait ennuyeux de nommer ici. Il emploie néanmoins dans cet ouvrage le même artifice que les médecins, qui, comme dit Lucrèce, pour faire avaler de l'absinthe aux enfants, frottent avec un peu de miel le bord du vase dans lequel ils leur présentent cette potion amère. Car dès le commencement de son livre il parle de Jean, dont la catholicité et la sainteté sont universellement reconnues, afin de faire passer, à la faveur de celui-là, pour des gens très orthodoxes les autres hérétiques dont il l'ait mention.

Que dirai-je de la témérité ou plutôt de l'extravagance avec laquelle il a fait passer le livre (428) de Xiste, philosophe pythagoricien, et qui n'avait aucune connaissance de Jésus-Christ, sous le nom de saint Sixte, martyr et évêque de Rome? On traite fort au long dans cet ouvrage de la perfection selon les principes des pythagoriciens qui égalent l'homme à Dieu et qui prétendent qu'il est de même nature et de même substance que Dieu. Il s'est servi de cet indigne artifice afin que ceux qui ne savent point que ce livre est l'ouvrage d'un philosophe païen, boivent sous le nom d'un martyr le poison de l'hérésie dans le calice d'or de Babylone. Au reste, on ne fait dans cet ouvrage aucune mention ni de prophètes, ni de patriarches, ni d'apôtres, ni de Jésus-Christ même, afin de donner à entendre qu'un évêque et un martyr n'a pas cru en Jésus-Christ. C'est de ce livre que vous tirez plusieurs passages pour connaître la bol de l'Église. Ce lit encore par une semblable ruse que Rufin, voulant donner aux Latins les quatre Rameux livres des Principes d'Origène, lit passer autrefois sous le nom de Pamphile, martyr, le premier des six livres de l’apologie d'Origène, composée par Eusèbe de Césarée, que tout le monde sait avoir été infecté de l'hérésie d'Arius.

Voulez-vous que je vous montre encore un de vos infiltres? c'est Origène; votre hérésie est une suite de la sienne. Car sans parler de ses autres ouvrages, lorsqu'il explique les paroles du Psalmiste : «Jusque dans la nuit même mes reins m'ont repris et instruit » ; il dit qu'un homme saint, tel que vous êtes, une fois parvenu au comble des vertus, se trouve heureusement affranchi, même durant la nuit, de toutes les infirmités humaines, et que la pensé même du vice ne peut troubler la paix et la tranquillité de son cœur Ne rougissez point d'être en communauté d'opinions avec des gens de ce caractère; pourquoi voudriez-vous les désavouer puisque vous les imitez dans leurs blasphèmes? Comme votre hérésie revient à la seconde proposition de Jovinien,vous devez aussi vous appliquer la réponse que j'ai faite à cet hérétique. Puisque vous avez l'un et l'autre les mêmes sentiments, il est impossible que vous n'ayez pas la même destinée.

Les erreurs que vous enseignez n'étant donc qu'une suite de ces anciennes hérésies, pourquoi mettre dans vos intérêts de malheureuses femmes chargées de péchés, qui se laissent emporter à tous les vents des opinions humaines, qui apprennent toujours et n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité? Pourquoi engager avec elles dans votre parti une foule d'ignorants qui ont une démangeaison extrême d'ouïr ce qui les flatte, qui ne savent ni ce qu'ils entendent ni ce qu'ils disent, qui reçoivent comme une nouvelle doctrine ce que les anciennes hérésies ont de plus hideux et de plus corrompu, qui, suivant le langue du prophète Ézéchiel, enduisent la muraille salis enduit el qui tombent et se réduisent en poudre dès que la vérité paraît? Simon, le magicien, s'est servi d'une Hélène, femme de mauvaise vie, pour établir son hérésie. Nicolas d'Antioche, inventeur d'une hérésie impure et abominable, avait toujours à sa suite une troupe de femmes. Marcion envoya avant lui à Rome une femme pour préparer les esprits à recevoir ses erreurs. Apellés se joignit à Philomène pour répandre partout ses dogmes pernicieux. Montan, cet homme sacrilège qui voulait se faire passer pour le Saint-Esprit, se servit de Prisca et de Maxilla, femmes également distinguées et par leurs richesses et par leur naissance, afin de corrompre d'abord avec leur argent plusieurs Eglises qu'il infecta ensuite de ses erreurs. Mais laissons là les anciens hérétiques et venons a ceux de nos jours. Arius, ayant dessein de répandre son hérésie dans toute l'étendue de l'empire, commença par séduire la saur de l'empereur. Lucile employa ses richesses à favoriser le schisme des donatistes en Afrique. Agapé en Espagne, séduisit. Elpidius , et cet homme aveugle se laissa conduire dans le précipice par une femme aussi aveugle que lui. Elle eut pour successeur Priscillien, homme livré aux superstitions de Zoroastre, et qui, de magicien qu'il était, fut élevé à l'épiscopat. Une femme nommée Galla (c'était son nom propre et non pas celui de son pars) , s'étant jointe à lui, laissa pour héritage à une soeur qu'elle avait et qui répandait l'erreur partout une autre hérésie qui approche fort de celle des priscillianistes. Ce mystère d'iniquité est encore aujourd'hui en usage; les deux sexes se tendent des pièges l'un à l'autre, et l'on peut bien leur appliquer ici ce que dit un prophète : «La perdrix a crié et a couvé des oeufs qui ne sont point à elle; tel sera injuste qui s'enrichit du bien des autres par son injustice ; il quittera ses richesses au (429) milieu de ses jours, et sa fin fera voir sa folie. Ces mots. «avec la grâce de Dieu, » que ces hérétiques ajoutent pour nous faire illusion et qui imposent d'abord au lecteur, ne sauraient le séduire, pourvu qu'on ait soin de démêler le véritable sens qu'ils leur donnent. Car, par le mot de grâce, ils n'entendent pas un secours particulier de Dieu qui nous conduit et nous soutient dans chaque action. Ils veulent que cette grâce ne soit rien autre chose que le libre arbitre et les commandements de la loi, selon ce passage d'Isaïe qu'ils citent en leur faveur: «Dieu vous a donné sa loi pour vous aider,» et qu'ainsi nous devons seulement remercier Dieu de nous avoir créés avec le libre arbitre avec lequel nous pouvons également et nous porter au bien et éviter le mal. Mais en disant cela, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils prêtent leur langue au démon pour prononcer un horrible blasphème. Car si toute la grâce de Dieu consiste en l'usage qu'il nous a donné de notre propre volonté; et si, contents d'avoir le libre arbitre, nous croyons n'avoir plus besoin de son secours, de peur que cette dépendance ne porte atteinte à notre liberté, il résulte donc que nous ne devons plus le prier, ni fléchir sa miséricorde par nos oraisons afin d'obtenir de lui chaque jour cette grâce dont nous sommes toujours maîtres dès qu'une fois nous l'avons reçue. Ces philosophes suppriment entièrement l'exercice de la prière et se flattent d'être par leur libre arbitre, non-seulement maîtres de leur propre volonté, mais encore égaux à Dieu même qui n'a besoin de personne pour faire ce qu'il veut. Qu'ils abolissent donc aussi le jeûne et la continence; car pourquoi me donner tant de peine pour obtenir par mon travail ce qui est déjà en mon pouvoir?

Ce n'est pas moi qui fais cet argument, c'est un des disciples, ou plutôt le maître et le chef de la secte, et un vase de perdition opposé à l'apôtre saint Paul. Voici donc comment raisonne ce nouveau docteur, en faisant plus de solécismes que de syllogismes, quoi qu'en disent ses partisans : « Si je ne puis agir sans le secours de Dieu, et si c'est à lui seul qu'on doit attribuer toutes les actions que je liais, ce ne sont donc point mes actes, mais le secours de Dieu qu'on doit couronner en moi. En vain m'aurait-il doué du filtre arbitre, si je ne puis m'en servir qu'avec le secours continuel de sa grâce. Faire dépendre la volonté d'un secours étranger, c'est la détruire. Mais Dieu m'a donné le libre arbitre, et il ne peut être véritablement libre si je ne l'ais pas ce que je veux. Ou je me sers de ce pouvoir que Dieu m'a déjà accordé afin de conserver mon libre arbitre, ou je le perds entièrement si, pour agir, j'ai besoin du secours d'autrui. »

A-t-on prononcé jamais un plus horrible blasphème, et jamais hérésie a-t-elle renfermé un poison plus dangereux et plus subtil? Ils prétendent que, quand une rois on a reçu le libre arbitre, on n'a plus besoin du secours de Dieu, ne sachant pas qu'il est écrit : «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? que si vous l'avez revu, pourquoi vous glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu? »Dans le temps même qu'ils remercient Dieu de leur avoir donné le libre arbitre, ils s'en servent pour se révolter contre Dieu. Il est vrai (et nous le reconnaissons volontiers) que Dieu nous a donné le libre arbitre; mais loin de nous croire dispensés pour cela de lui rendre de continuelles actions de grâces, nous pensons au contraire que nous ne pouvons rien si Dieu ne prend soin de conserver lui-même ce qu'il nous a donné, selon ce que dit l'apôtre: « Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, usais de Dieu qui liait miséricorde. » C'est moi qui veux et qui cours; cependant je ne saurais, sans l'appui continuel de Dieu, ni vouloir ni courir; car, comme dit le même apôtre : « C'est Dieu qui opère en nous et le vouloir et le faire, » le Sauveur dans l'Evangile: « Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'a présent, et j'agis aussi sans cesse. » Dieu donne et répand continuellement ses grâces; il ne me suffit pas qu'il nie les ait une fois accordées, j'ai besoin qu'il me les accorde toujours. Je les demande pour les recevoir, et quand je les ai reçues, je les demande encore; je suis avide de ses bienfaits. Il ne cesse point de me donner, et je ne lie lasse point de recevoir; plus je bois à cette source divine et plus j'ai soif, selon ce que dit le Psalmiste : « Goûtez et vouez combien le Seigneur est doux. » Tout le bien qui est en nous n'est qu'un sentiment du Seigneur. Quand je croirai être arrivé au dernier degré de la vertu, je ne ferai encore que commencer. La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, mais la charité bannit et détruit entièrement cette crainte. Toute la perfection de l'homme consiste (430) à savoir qu'il est imparfait. « Lorsque vous aurez accompli, dit Jésus-Christ, tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce à quoi nous étions obligés. » Si celui qui a fait tout ce qu'il devait est un serviteur inutile, que doit-on dire de celui qui n'a pu faire ce qu'on lui a commandé? Aussi l'apôtre saint Paul écrit-il qu'il n'a encore reçu qu'en partie la récompense qu'il espère, et atteint qu'en partie le but qu'il se propose; qu'il n'est pas encore arrivé au point de sa perfection, et qu' oubliant ce qu'il a déjà fait, il s'avance vers ce qu'il lui reste à l'aire. Celui qui oublie le passé et qui soupire après l'avenir, indique suffisamment qu'il n'est pas content de l’état présent où il se trouve.

Ils nous objectent souvent et avec chaleur, que nous détruisons le libre arbitre; mais est-ce qu'ils ne le détruisent point eux-mêmes , en abusant de leur liberté pour s'élever contre leur bienfaiteur? Lequel des deux détruit le libre arbitre, ou de celui qui rend à Dieu de continuelles actions de grâces, et qui le regarde comme la source de tous les biens qu'il a reçus; ou de celui qui dit : « Retirez-vous de moi, parce que je suis pur. Je n'ai point besoin de vous, Vous m'avez donné le libre arbitre pour faire ce que je veux, est-il nécessaire que vous entriez dans toutes mes actions, comme si je ne pouvais rien faire sans votre secours? » Par mauvais vouloir vous n'admettez d'autres grâces que celles que l'homme a reçues lors de sa création, et vous prétendez qu'il n'a point besoin du secours de Dieu pour chaque action. N'est-ce pas parce que vous appréhendez que cette dépendance ne préjudicie à votre libre arbitre? Mais en méprisant l'aide de Dieu, vous avez recours aux hommes. Ecoulez, je vous prie, cet pomme sacrilège : « Si je veux, dit-il, plier le doigt, remuer la main, m'asseoir, me tenir debout , marcher, me promener , cracher, me moucher, satisfaire aux nécessités de la nature, ai-je besoin pour cela d'un secours continuel de Dieu ?»Ecoutez, homme ingrat, ce que dit saint Paul : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, en un mot quelque chose que vous lassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » Et l'apôtre saint Jacques : « Je m'adresse maintenant à vous qui dites : Nous irons aujourd'hui ou demain en une telle ville; nous y demeurerons un an, nous y ferons du commerce un instant et nous y gagnerons beaucoup; quoique vous ne sachiez pas même ce qui arrivera demain. Car qu'est-ce que votre vie, sinon une vapeur qui apparaît un instant et qui s'évanouit ensuite'! Vous devriez au contraire dire : S'il plait au Seigneur, et si nous vivons, nous ferons telle et telle chose. Mais non, vous vous élevez dans vos pensées présomptueuses. Or toute cette présomption est très mauvaise. Vous croyez que c'est vous faire injure et détruire entièrement votre liberté, que d'avoir sans cesse recours à Dieu qui est votre Créateur, de dépendre de sa volonté et de lui dire avec le prophète-roi : « Je tiens toujours mes yeux élevés vers le Seigneur, parce que c'est lui qui dégagera mes pieds du piège. »C'est ce qui vous rend assez téméraire et assez audacieux pour dire que chaque homme se conduit par son libre arbitre. Si cela est, en quoi dépendrons-nous du secours de Dieu? Si l'homme n'a pas besoin de Jésus-Christ pour se conduire, comment Jérémie a-t-il pu dire : «L'homme n'est point maître de ses voies, c'est le Seigneur qui conduit et règle toutes ses démarches? »

Vous dites que les commandements de Dieu sont faciles à observer, et cependant vous ne sauriez me produire un seul homme qui les ait accomplis tous avec une constante exactitude, répondez-moi un peu, je vous prie; ces commandements sont-ils faciles ou difficiles à pratiquer? S'ils sont faciles, montrez-moi un seul homme qui les ait exactement observés ; expliquez-moi ce que dit David . « Vous faites des commandements pénibles; » et ensuite: « J'ai eu soin, à cause des paroles de vos lèvres, de marcher exactement dans des voies dures et ardues ; » et ce que dit le Seigneur dans l'Evangile : « Entrez par la porte étroite. Aimez vos ennemis; priez pour ceux qui vous persécutent. » Si ces commandements sont difficiles, et si jamais personne ne les a inviolablement observés, comment osez-vous dire que l'observation en est aisée? Ne voyez-vous pas que vous êtes en contradiction avec vous-même? car si les commandements de Dieu sont faciles, beaucoup de personnes auront été exactes et fidèles à les accomplir. S'ils sont difficiles, comment osez-vous avancer qu'il est aisé de les mettre en pratique?

Vous dites encore que les commandements de Dieu sont ou possibles, et qu'alors c'est avec (431) justice qu'il les a faits; ou impossibles, et qu'alors on ne doit point blâmer ceux qui les ont reçus, mais celui qui leur a imposé une loi impraticable. Mais Dieu m'a-t-il commandé de me rendre semblable à lui, d'égaler la sainteté du Créateur, de surpasser les anges en vertu et en pureté, de m'élever à une perfection que ces esprits bienheureux n'ont pas? Ce n'est que de Jésus-Christ seul qu'il est écrit : « Il n'a commis aucun péché, et sa bouche n'a jamais été ouverte à la dissimulation. » Si l'on en peut dire autant de moi, quel sera le caractère particulier de Jésus-Christ? Vous voyez bien par là que votre opinion se détruit d'elle-même.

Vous soutenez qu'il ne tient qu'à l'homme d'être sans péché ; et semblable à un homme qui se réveille d'un profond sommeil, vous tâchez, mais en vain, d'ajouter que ce n'est qu'avec la grâce de Dieu que l'homme peut vivre en cet état : artifice dont vous vous servez pour illusionner les ignorants. Car enfin si l'homme peut être sans péché, qu'a-t-il besoin de la grâce de Dieu? ou s'il ne peut rien l'aire sans cette grâce, pourquoi dire qu'il est en son pouvoir de faire une chose qui lui est absolument impossible? Il peut, dites-vous, être sans péché et devenir parlait, s'il le veut. Quel est le chrétien qui ne souhaite pas d'être sans péché et de devenir parfait, sil n'a qu'à le vouloir, et si le résultat dépend uniquement de sa volonté ? Il n'y a point de chrétien qui ne désire être exempt de péché; il n'y aura donc personne qui ne se trouve dans cette heureuse situation, puisqu'il n'y a personne qui ne le désire. Vous ne sauriez jamais vous tirer de là ; car comme il vous est impossible de produire un seul homme qui ait vécu sans péché, il faut malgré vous que vous avouiez que tous les hommes peuvent être sans péché.

Dieu, dites-vous, n'a donné que des commandements d'une exécution possible. Qui dit le contraire? Mais l'apôtre saint Paul nous explique d'une manière très claire en quel sens cela doit s'entendre, lorsqu'il dit . « Ce qui était une impossibilité de la loi à cause de sa faiblesse et de son impuissance devant la chair, est devenu une possibilité par l'arrivée du Fils de Dieu revêtu d'une chair semblable à la chair du péché ; et à cause du péché Dieu a condamné le péché dans la chair. » Et ailleurs : « nul homme ne sera justifié devant Dieu par les oeuvres de la loi. » Et pour ne pas s'imaginer qu'il s’agit de la loi de Moïse, et non pas de tous les commandements que nous comprenons sous le nom de loi, le même apôtre dit encore: « Car je nie plais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui s'oppose à celle de l'esprit, et qui nie tient captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps. Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur. » Il explique encore sa pensée, et la présente sous un nouveau jour : « Nous savons que lit loi est spirituelle ; mais pour moi je suis tout charnel, étant sous le joug du péché. Je n'approuve pas ce que je rais, parce que je ne lais pas ce que je veux, mais au contraire je lais ce que je bais. Que si je l'ais ce que je ne veux pas, je consens à la loi, et je reconnais qu'elle est bonne. Ainsi ce n'est plus moi qui agis, mais c'est le péché qui habite en moi. Je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair, parce que je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je ne trouve point le moyen de l'accomplir. Car je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas. Que si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui agis, mais c'est le péché qui habite en moi. »

Vous ne manquerez pas de vous récrier ici, de dire que nous tombons dans les opinions extravagantes des manichéens et de ceux qui, pour combattre la doctrine de l'Eglise, soutiennent qu'il y a dans l'homme une nature mauvaise qui ne peut jamais changer. Ce n'est point à moi que vous devez attribuer cette opinion, mais à l'apôtre saint Paul qui sait la différence qu'il y a entre Dieu et l'homme, entre la faiblesse de la chair et la force de l'esprit. « Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires a ceux de la chair; ils sont opposés l'un à l'autre, en sorte que nous ne pouvons faire ce que nous voulons. » Vous ne m'entendrez jamais dire qu'il y a une mauvaise nature. Mais apprenons de l'Apôtre même ce que l'on doit penser des faiblesses et de la fragilité de la chair. Demandez-lui pourquoi il a dit: « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais, » (432) et quelle est cette fatale nécessité qui s'oppose à ses désirs ; cette puissance impérieuse et tyrannique qui l'entraîne à des actes dignes de sa haine, en sorte qu'il ne fait pas ce qu'il veut, mais qu'il est contraint de faire ce qu'il ne veut pas et ce qu'il hait? Il vous répondra : « O homme! qui êtes-vous pour discuter avec Dieu? Un vase d'argile dit-il à celui qui l'a fait : pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire d'une même masse d'argile un vase destiné à des usages honorables, un vase destiné à des usages vils et honteux? » Adressez à Dieu un reproche encore plus injurieux et plus outrageant ; demandez-lui pourquoi il a dit d'Esaü et de Jacob, même avant leur naissance: « J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü ? » Accusez-le d'injustice et demandez-lui pourquoi il a exterminé tant de milliers d'hommes pour punir le péché d'Achan fils de Charim, qui avait soustrait quelque chose du butin que les Israélites avaient fait à Jéricho? Pourquoi l'arche d'alliance a-t-elle été prise et l'armée d'Israël presque entièrement défaite , en punition des crimes des enfants d'Héli? Pourquoi la vanité de David qui avait ordonné le dénombrement d'Israël a-t-elle attiré sa vengeance sur tant de milliers d'hommes? Demandez-lui enfin ce que votre ami Porphyre a coutume de nous objecter : pourquoi, bon et miséricordieux, il a laissé périr toutes les nations qui ont vécu dans l'ignorance de sa loi et de ses commandements, depuis Adam jusqu'à Moïse, et depuis Moïse jusqu'à la naissance de Jésus Christ? Car la Grande-Bretagne, cette province si féconde en tyrans, l'Ecosse et toutes ces nations barbares qui habitent sur les bords de l'Océan, n'avaient jamais eu aucune connaissance de Moïse ni des prophètes. Pour quel motif le Sauveur n'est-il venu qu'à la fin des temps, et pourquoi ne venait-il pas avant la perte de cette multitude prodigieuse d'hommes perdue sans ressource et sans aucune espérance de salut? L'apôtre saint Paul agitant cette question dans son épître aux Romains, avoue qu'il ne saurait pénétrer la profondeur de ce mystère, et il en réserve la connaissance à Dieu seul. Ne vous étonnez donc pas si vous ne pouvez l'approfondir. Laissez à Dieu sa puissance; il n'a pas besoin que vous preniez son parti. Je dois seul être en butte à vos reproches et à vos

outrages ; moi, dis-je, qui m'en tiens à ce que dit l'Écriture : « C'est par la grâce que vous êtes sauvés! » Et ailleurs : « Heureux ceux dont les iniquités sont pardonnées , et dont les péchés sont cachés ! » Il faut que je vous avoue ici sincèrement mes propres faiblesses : il y a bien des choses que je veux faire, et qui sont pour moi un devoir; cependant tous mes désirs sont vains et mes efforts inutiles. L'esprit toujours plein de vigueur et de zèle me conduit à la vie; mais la chair toujours faible et fragile me mène à la mort. J'écoute ce que dit le Seigneur : « Veillez et priez, afin que vous n'entriez point en tentation; l'esprit est prompt, mais la chair est faible. »

C'est en vain que vous tâchez, par la plus noire de toutes les impostures, de nous haire passer dans l'esprit d'une populace ignorante et crédule pour des gens qui nient le libre arbitre. Nous disons anathème à quiconque le nie. Au reste, ce n'est point précisément le libre arbitre qui nous distingue des bêtes, puisque, comme j'ai déjà dit, il a besoin du secours continuel de Dieu ; c'est ce que vous nous refusez ; vous prétendez au contraire que, quand une fois on a reçu le libre arbitre, on peut aisément se passer de ce secours. Il est vrai que le libre arbitre rend la volonté libre, mais il ne nous donne pas pour cela le pouvoir de l'aire le bien. Ce pouvoir ne nous vient que de Dieu seul, qui n'a besoin d'aucun secours étranger. Mais vous qui affirmez que l'homme peut s'élever à la perfection de la justice, et être aussi juste que Dieu même et qui néanmoins avouez que vous êtes pécheur, dites-moi, je vous brie, voulez-vous être sans péché ou ne le voulez-vous pas? Si vous le voulez, pourquoi n'en êtes-vous pas exempt, puisque d'après vos principes, il ne tient qu'à vous de vous affranchir de sa servitude? Si vous ne le voulez pas, vous prouvez que vous méprisez les commandements de Dieu. Si vous les méprisez, vous êtes pécheur; et si vous êtes pécheur, écoutez ce que dit l'Écriture : « Dieu a dit au pécheur, pourquoi racontez-vous ma justice et pourquoi avez-vous toujours à la bouche les paroles de mon testament, vous qui haïssez la discipline et qui avez repoussé mes paroles loin de vous? » Vous rejetez loin de vous la parole de Dieu en refusant de l'accomplir; et cependant vous venez comme un nouvel apôtre prescrire à toute (433) la terre ce qu'elle doit faire. Mais vous ne nous dites pas ce que vous pensez, et votre coeur ne s'accorde pas avec vos paroles; car en disant que vous êtes un pécheur, et qu'il ne tient qu'à l'homme d'être sans péché, vous avancez indirectement que vous êtes saint et exempt de tout péché; que seulement vous prenez par humilité la qualité de pécheur, afin de donner aux autres par justice les louanges que vous vous refusez à vous-même par modestie.

Vous nous posez encore un autre argument qui n'est pas soutenable. Il y a bien de la différence, dites-vous, entre être sans péché et pouvoir être sans péché. Il ne dépend pas de nous en particulier d'être sans péché ; mais l'on peut dire de tous les hommes en général qu'ils peuvent être sans péché, et quoiqu'il ne se trouve personne qui en ait été exempt, on peut néanmoins s'en exempter si l'on veut. L'étrange raisonnement ! de dire que ce qui n'a jamais été peut être, et que ce qui ne s'est jamais lait se peut faire ; d'attribuer cette exemption de péché et cette pureté de vie à un homme qui sans doute n'existera jamais; et d'accorder à je ne sais qui un avantage que ni les patriarches, ni les prophètes, ni les apôtres n'ont jamais possédé. Accommodez-vous, je vous prie, à la simplicité, ou selon vous, à l'ignorance grossière de l'Eglise. Expliquez-nous de bonne foi vos sentiments; ne nous cachez point ce que vous enseignez en secret à vos disciples. Puisque vous vous flattez d'avoir votre libre arbitre, usez de votre liberté et déclarez-nous franchement ce que vous pensez. Votre langage est différent de celui que vous tenez dans l'intimité; n'est-ce point parce que vos secrets et vos mystères sont au-dessus de la portée du simple peuple. et que votre doctrine est une nourriture trop solide et trop forte pour ces intelligences communes qui doivent se contenter du lait des enfants?

Avant même d'avoir écrit contre vos erreurs, vous me menacez de me foudroyer par votre réponse et de pulvériser mon ouvrage. Vous voulez m'effrayer, me fermer la bouche par vos menaces; et vous ne vous apercevez pas que je n'écris contre vous que pour vous obliger à répondre et à déclarer ouvertement ce que vous n'avez coutume de dire ou de taire que dans des conjonctures favorables à vos desseins. Je ne veux pas que vous avez la liberté de nier ce que vous avez une fois avancé dans vos écrits. Expliquez-vous clairement, et l'Eglise1riomplie; votre aveu est sa victoire. Car si votre réponse est conforme à sa doctrine, nous vous regarderons non pas comme adversaire, mais comme ami; et si elle lui est contraire, nous sommes sûrs de vaincre, puisque toutes les Eglises connaîtront vos sentiments. Vous déclarer ouvertement, c'est nous donner la victoire; vos blasphèmes sautent aux yeux de tout le monde, et il est inutile de réfuter une doctrine qui porte avec soi un caractère d'impiété. Vous me menacez d'une réponse; on ne peut l'éviter qu'en se taisant. Vous y travaillez d'avance, mais pouvez-vous savoir ce que j'ai à vous objecter? Peut-être entrerai-je dans vos sentiments; si cela est, votre travail sera inutile. Les Eunomiens, les Ariens. les Macédoniens, qui sous des noms différents font profession d'une même impiété, ne nous embarrassent point, parce qu'ils disent ce qu'ils pensent ; il n'y a que cette hérésie seule qui ait honte de publier ouvertement, ce qu'elle ne craint point d'enseigner en secret. Mais le zèle furieux et emporté des disciples nous l'ait assez connaître ce que les maîtres nous cachent par !eux mystérieux silence ; car ceux-là prêchent sur les toits, ce que ceux-ci leur ont enseigné dans l'intimité, afin que si on approuve leur doctrine, l'honneur et la gloire en reviennent aux maîtres, et que si on la condamne, la honte et l'infamie en retombent sur les disciples. C'est par cet artifice que votre hérésie s'est établie et propagée; que vous avez séduit plusieurs personnes, et particulièrement ceux qui, aimant les femmes, s'imaginent qu'ils peuvent sans péché avoir avec elles des relations criminelles. Puisque vous prêchez et désavouez successivement votre doctrine, vous méritez qu'on vous applique ce que dit un prophète : « Ils tirent toute leur gloire des enfants qu'ils ont conçus et mis au monde. Donnez-leur, Seigneur; et que leur donnerez-vous? donnez-leur un sein stérile et des mamelles desséchées. »

Je sens mon zèle s'enflammer et je ne saurais me taire ; mais cependant les bornes étroites d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre beaucoup sur ce sujet. Je ne nomme ici personne ; je n'en veux qu'à celui qui a inventé cette pernicieuse hérésie. Que s'il s'emporte contre moi, et s'il entreprend de me répondre, il se trahira lui-même comme fait la souris; et (434) je l'attaquerai encore plus vivement, si jamais la discussion devient plus grave. J'ai composé plusieurs ouvrages depuis ma jeunesse , jusqu'à présent, toujours pris soin de ne dire que ce que j'ai entendu prêcher publiquement dans l'Eglise. J'ai préféré la simplicité des apôtres aux vains raisonnements des philosophes, sachant qu'il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants.» Et encore : « Ce qui parait en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes.» Que mes ennemis donc examinent mes écrits jusqu'à la fin, et s'ils y trouvent quelque chose à reprendre, qu'ils le déclarent hautement. S'ils me condamnent à tort, je saurai bien repousser leur calomnie; et s'ils me censurent avec raison, j'avouerai mon erreur, aimant mieux me corriger de mes fautes que de persévérer dans de mauvais sentiments.

Faites-en de même , illustre philosophe docteur; soutenez ce que vous avez avancé, appuyez par votre éloquence les belles et sublimes pensées de votre esprit, et ne vous réservez point la liberté de les désavouer quand il vous plaira ; ou si vous êtes tombé dans des erreurs auxquelles tous les hommes sont sujets, avouez les de bonne foi, afin de ramener les esprits que vos opinions ont divisés. Souvenez-vous que des soldats même ne voulurent pas déchirer la robe du Sauveur. Vous vouez la division qui règne parmi nos frères dont les uns portent votre nom, et les autres celui de Jésus-Christ, et vous prenez un cruel plaisir à vous repaître de cet affligeant spectacle. Imitez Jonas, et dites avec lui : « Si je suis cause de telle tempête, prenez-moi et jetez-moi dans la mer. » Ce fut par un profond sentiment d'humilité que ce prophète consentit à être précipité dans la mer pour représenter en sa personne une image de la glorieuse résurrection de Jésus-Christ ; et vous au contraire vous cous élevez jusqu'au ciel par votre orgueil, afin que le Sauveur dise de vous « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. »

Ces hérétiques nous objectent que l'Ecriture sainte donne le nom de justes à plusieurs personnes, comme Zacharie, Elizabeth, Job, Josaphat, Josias et plusieurs autres dont il est l'ait mention dans les livres sacrés. J'espère, si Dieu m'en l'ait la grâce, répondre fort au long à cette objection dans l'ouvrage que je vous ai promis.

Je dirai seulement ici en passant que l'Ecriture les appelle justes, non parce qu'ils n'ont commis aucun péché, mais parce qu'ils se sont rendus recommandables par la pratique de presque toutes les vertus. En effet, nous voyons que Zacharie est privé de l'usage de la parole en punition de son incrédulité ; que Job se condamne lui-même; que Josaphat et Josias, auxquels l'Ecriture donne expressément le nom de justes, ont commis des actions qui ont déplu au Seigneur. Celui-là fut repris par un prophète pour avoir donné du secours à un roi impie; et celui-ci étant allé au-devant de Nécao, roi d'Egypte, pour lui livrer bataille, malgré la défense que Jérémie lui en avait faite de la part du Seigneur, fut tué dans le combat. Cependant l'un et l'autre sont appelés justes dans l’Ecriture sainte.

Ce n'est point ici le lieu de réfuter leurs autres erreurs, car vous ne m'avez demandé qu'une lettre et non pas un livre. Je veux y travailler à loisir, et j'espère, avec le secours de Jésus-Christ, détruire tous leurs absurdes raisonnements par l'autorité des saintes Ecritures, dans lesquelles Dieu parle tous les jours aux fidèles. Au reste,je vous prie d'avertir et de supplier de ma part toute votre sainte et illustre famille de se précautionner contre cette hérésie infâme et remplie de corruption, qu'un petit personnage obscur, ou trois tout au plus, s'efforcent de répandre partout. Qu'elle se tienne donc en garde contre les artifices de ces hérétiques, de peur qu'on ne voie régner la présomption, le désordre et le libertinage dans une maison vénérable jusqu'à ce jour par sa vertu et sa sainteté. Faites-lui comprendre que favoriser des gens de ce caractère, c'est composer une société d'hérétiques, c'est former un parti contre Jésus. Christ, c'est nourrir ses ennemis déclarés; et qu'en vain ceux qui les protègent se flattent d'être dans de bons sentiments, si leurs actions démentent leur foi.