Textes

Ignace d'Antioche
ÉPÎTRE AUX ROMAINS

 

Enfin, à force de prières, j’ai obtenu du Seigneur le bonheur de vous voir, vous si dignes de le voir lui-même. C’était-là l’objet de tous mes vœux. Les chaînes que je porte pour le nom de Jésus-Christ me font espérer que bientôt je pourrai vous embrasser, si toutefois c’est la volonté du Seigneur que j’arrive au terme de la carrière.

Le début m’a bien réussi. Serai-je assez heureux maintenant pour obtenir qu’aucun obstacle ne vienne m’empêcher de saisir mon héritage ? Mais je redoute votre affection pour moi ; je crains qu’elle ne me nuise ; car il vous serait facile d’arriver à votre but. Mais moi pourrai-je jamais arriver à mon Dieu, si votre tendresse ne m’épargne aujourd’hui !

Je ne veux point voir en vous cet amour pour l’homme, ne songez plus qu’à plaire à Dieu, ainsi que vous l’avez toujours fait.

Non, jamais nous n’aurons une occasion aussi favorable, moi de m’emparer de lui, vous d’encourager une plus belle action. Si vous gardez le silence je suis à Dieu. Mais si en moi vous n’aimez que l’homme, il me faudra de nouveau rentrer dans la lice. Tout ce que vous pourriez faire pour moi vaut-il le bonheur d’être immolé au Seigneur, quand l’autel est préparé et n’attend plus que la victime !

Tous réunis par l’amour, formez un chœur de louanges, et chantez par Jésus-Christ un hymne de reconnaissance à Dieu le père de ce qu’il nous a jugés dignes qu’un évêque de Syrie se trouvât ainsi transporté d’Orient en Occident pour le martyre. Il m’est glorieux de tomber sous le glaive du monde pour la cause de mon Dieu, afin de me relever en lui.

Jamais vous n’avez porté envie à personne ; vous formiez les autres sur vous-mêmes par vos leçons. Eh bien ! je veux que vous pratiquiez ces leçons à mon égard. Demandez seulement que j’aie la force nécessaire au dedans et au dehors, pour qu’en moi la volonté s’accorde avec les paroles, et que je sois Chrétien, non par le nom, mais par les œuvres. C’est seulement quand j’aurai fait ces œuvres que je pourrai prendre ce titre ; c’est lorsque j’aurai quitté ce monde qu’on pourra m’appeler fidèle. L’apparence n’est rien ; ce n’est pas ce qui frappe les yeux qui est bon. Jamais Jésus-Christ, notre Dieu, ne paraît plus grand que lorsque la foi le contemple caché au sein de son père. La croyance seule ne fait pas le Chrétien, mais la force, puisque ce titre nous signale à la haine du monde.

J’écris aux Églises, je leur mande à toutes que j’aspire à mourir pour Jésus-Christ ; ne vous y opposez pas, ce serait une tendresse hors de saison que je vous conjure de m’épargner. Souffrez que je sois la pâture des bêtes féroces ; par elles je serai plutôt en possession du Seigneur. Je suis le froment de Dieu, je veux être broyé par la dent des bêtes pour devenir le pur et digne pain de Jésus-Christ. Flattez, caressez plutôt des bêtes farouches, pour qu’elles soient mon tombeau ; qu’il ne reste rien de moi ; que je ne nuise à personne quand je ne serai plus[2]. Alors seulement je me croirai un disciple de Jésus-Christ, lorsque le monde ne verra plus rien de ma dépouille mortelle.

Priez donc le Christ que je devienne, par la dent des bêtes, une victime digne de lui.

Je ne vous commande pas ici comme l’auraient pu faire Pierre et Paul. Ils étaient apôtres, je suis un condamné ; ils étaient libres, je suis encore esclave ; mais que je sois martyr, et je deviens affranchi de Jésus-Christ, et je renais à la vraie liberté.

Dès à présent, dans ces fers, j’apprends à me dégager de tous liens terrestres. Depuis la Syrie jusqu’à Rome, je combats contre les bêtes, sur terre et sur mer, le jour et la nuit, lié comme je le suis à dix léopards (c’est le nom qui convient aux gardes qui m’entourent) ; un bienfait les rend plus furieux. Mais, dans leurs outrages, je puise de nouvelles leçons. Je suis loin pour cela de me croire justifié.

Puissé-je jouir des bêtes qu’on me prépare ! Je veux les trouver promptes à s’élancer sur moi ; je les flatterai, je les solliciterai de la main pour qu’elles me dévorent plus vite ; qu’elles ne me fassent point grâce, comme elles l’on fait à quelques martyrs qu’elles n’osaient toucher ! si elles se refusaient à l’impatience de mes désirs, je leur ferais une sorte de violence.

Pardonnez-moi, je sais ce qui m’est utile ; c’est d’aujourd’hui seulement que je suis un disciple ; je ne demande plus rien aux créatures visibles ou invisibles, c’est à Jésus-Christ que je veux arriver. Que les feux, que les croix, que les attroupements de bêtes féroces, que le brisement des os, que le déchirement des membres, le broiement de tout le corps, que toutes les tortures imaginées par l’esprit de ténèbres soient mon partage, peu m’importe, pourvu que je jouisse de Jésus-Christ.

À quoi me serviraient toutes les contrées de la terre, tous les royaumes de ce monde ? Il m’est bien plus avantageux de mourir pour Jésus-Christ que de commander au monde entier. Je cherche celui qui est mort pour moi ; je veux celui qui est ressuscité à cause de moi. Voilà le trésor qu’il faut à mon âme. Épargnez-moi, mes frères ; ne m’empêchez pas d’aller à la vie ; et pour cela souffrez que je meure.

Puisque je veux être à Dieu, ne jetez pas le monde entre lui et moi ; écartez la séduction des objets sensibles ; laissez-moi boire à la source pure de la lumière. Arrivé là, c’est alors que je serai homme. Mais souffrez qu’auparavant je sois l’imitateur des souffrances de mon Dieu.

Si quelqu’un de vous possède ce Dieu en lui-même, il comprendra mon désir ; il saura compâtir à l’ardeur qui me dévore, il sentira tout ce que j’éprouve.

Le prince de ce monde veut m’arracher, veut corrompre en moi cet amour pour mon Dieu. Qu’aucun de vous, témoin de la lutte, ne lui prête main-forte. Soyez plutôt pour moi, c’est-à-dire pour Dieu. Ne me parlez plus de Jésus-Christ, si le monde vit dans votre âme, et ne m’enviez pas à moi ce qui fait ma vie. Si je vous tenais jamais un autre langage, ne m’écoutez pas ; appelez-en de mes paroles à ma lettre.

Encore plein de vie, je vous écris avec un cœur épris d’amour pour la mort.

Mon amour est crucifié, et le feu qui me dévore ne souffre pas d’eau qui le tempère. C’est un feu vivant ; il parle en moi ; il me dit intérieurement : Hâte-toi de venir à ton père.

Je ne trouve ni goût, ni plaisir aux aliments corruptibles, à tout ce qu’on appelle délices de la vie. C’est le pain de Dieu qu’il me faut, et ce pain, c’est la chair de Jésus-Christ né du sang de David. Je veux pour breuvage son divin sang, principe d’un amour toujours pur, source intarissable de vie.

Non, je ne veux plus de cette vie mortelle ; elle finira pour moi, si vous le voulez : ayez cette volonté, je vous en conjure ; elle appellera sur vous la grâce. Cette lettre bien courte vous le demande ; croyez ce qu’elle vous dit. Jésus-Christ vous fera connaître toute la sincérité de mon âme. Elle ne ment point, la bouche par laquelle nous parle le Dieu de vérité. Demandez pour moi que je le possède au plus tôt. Je ne vous écris point selon les vues de l’homme, mais selon l’esprit de Dieu. Si je suis admis à souffrir, vous aurez voulu mon bonheur. Si je suis rejeté, vous m’aurez poursuivi de votre haine.

Souvenez-vous dans vos prières de l’Église de Syrie, dont Dieu maintenant est le pasteur en ma place ; elle aura pour la gouverner, au lieu de son évêque, Jésus-Christ seul et votre charité. J’ai honte de me voir compter parmi les Chrétiens de cette Église. Je n’en suis pas digne, moi le dernier de tous, moi chétif avorton : mais je puis être quelque chose par sa miséricorde, si je le possède enfin. Recevez le salut que je vous adresse, ainsi que ces Églises brûlantes de charité qui m’ont reçu au nom de Jésus-Christ bien autrement qu’on ne reçoit un étranger qui ne fait que passer. Celles qui n’ont pu visiter mes chaînes se sont empressés, chacune pour leur part, de contribuer aux frais du voyage. Je vous écris de Smyrne par les Éphésiens, si dignes de leur bonheur. Crocus, dont le nom m’est si cher, est maintenant près de moi avec plusieurs autres serviteurs fidèles. Je crois que vous connaissez à présent ceux qui m’ont devancé de Smyrne à Rome pour y travailler à la gloire du Seigneur. Faites-leur savoir que je serai bientôt près d’eux. Ils sont tous dignes de Dieu et de vous. Il est convenable de les soulager dans tous leurs besoins.

Je vous écris ces choses le 9 des calendes de septembre (24 août). Soyez forts jusqu’à la fin, dans l’attente du jour de Jésus-Christ.