Textes

Ignace d'Antioche
ÉPÎTRE AUX ÉPHÉSIENS.

 

 

La ville d’Éphèse, si connue par son temple de Diane, avait été convertie à la foi par l’apôtre saint Jean. Les fidèles de cette Église s’étaient empressés de prodiguer au disciple du saint apôtre tous les secours de la plus généreuse hospitalité, lorsqu’il passa par leur ville pour se rendre à Rome. Saint Ignace commence par leur témoigner sa reconnaissance, puis il les invite à fuir toute division, à vivre étroitement unis à l’évêque et aux prêtres, à ne point se séparer de leur assemblée ni de l’autel où l’on participe au pain de Dieu, aliment d’immortalité, antidote contre la mort, gage d’une éternelle vie. Il les félicite de s’être opposés à ces faux frères qui voulaient semer chez eux l’erreur. Saint Athanase a cité le beau passage où saint Ignace distingue si clairement en Jésus-Christ deux natures et qui confond d’avance l’hérésie d’Eutichès : Jésus-Christ tout à la fois chair et esprit, créé et éternel ; Dieu dans l’homme, vraie vie dans la mort. Le début de chaque épître renferme de grands éloges à chacune des Églises auxquelles elles s’adressent ; tel est celui de l’épître aux Éphésiens :

 

Ignace, surnommé Théophore, à l’Église d’Éphèse en Asie, comblée de bénédictions par la munificence de Dieu le père, prédestinée avant tous les siècles à une gloire permanente, immuable ; unie étroitement à lui, et choisie en vertu des mérites réels de la passion par la volonté du Père et celle de Jésus-Christ notre Dieu ; à cette Église surnommée bienheureuse à si juste titre, et, par sa grâce, toujours pure, salut et abondance de bénédictions en Jésus-Christ.

 

Je me réjouis en Dieu du beau nom que vous portez et qui vous appartient à si juste titre. Grâce à votre foi et à votre amour pour Jésus-Christ, dont vous êtes les fidèles imitateurs, vous vous êtes montrés à mon égard, sous tous les rapports, des frères pleins de zèle et de tendresse. Aussitôt que vous avez appris que j’arrivais de Syrie, chargé de fers pour le nom chrétien et pour l’espérance qui nous est commune, vous vous êtes empressés de visiter mes chaînes. J’espère obtenir par vos prières le bonheur de combattre à Rome contre les bêtes féroces, et de pouvoir, par cette grâce du martyre, me montrer un véritable disciple de celui qui s’est fait victime et qui s’est offert en sacrifice pour nous.

J’ai reçu toute votre multitude en la personne d’Onésime, dont la charité est au-dessus de toute expression. C’est votre évêque visible. Je le prie de vous aimer avec la tendresse de Jésus-Christ, et je vous recommande de travailler à vous rendre semblables à lui. À l’égard de Burrhus, compagnon de mes travaux et votre diacre selon Dieu, qui l’a comblé de ses bénédictions, je désire qu’il reste près de vous, pour la gloire de votre Église et celle de votre évêque.

Crocus, si digne de Dieu et de vous, que j’ai reçu comme un modèle de votre charité, m’a consolé dans toutes mes tribulations ; puisse-t-il l’être aussi dans toutes les siennes ! c’est une grâce que je demande pour lui, ainsi que pour Burrhus, Euplus et Fronton. Par eux j’ai vu toute votre tendresse pour vos frères.

Et si j’en suis digne, Dieu m’accordera de vous voir vous-mêmes et de jouir à jamais de votre présence.

Ne négligeons rien pour procurer la gloire de Jésus-Christ qui nous a tant honorés, et tâchons, dans un même esprit d’obéissance, d’arriver à la perfection. Dès lors, ayons tous les mêmes pensées, les mêmes sentiments, le même langage, et, soumis à l’évêque et aux prêtres, travaillons sans cesse à nous sanctifier.

Je ne prétends pas ici vous commander, comme si j’étais quelque chose. Bien que chargé de chaînes pour Jésus-Christ, je suis loin d’être parfait.

Je n’en suis encore qu’aux premiers éléments, et c’est à mes maîtres que je parle. Aussi ai-je besoin d’être aiguillonné par vos leçons, par votre foi, votre courage, votre patience ; mais la charité ne veut pas que j’oublie vos intérêts ; je vous prie donc avant toutes choses de vous rendre conformes à celui qui est la sagesse de Dieu. Or, la sagesse de Dieu, c’est Jésus-Christ, qui est la vie inséparable de notre être, comme les évêques répandus par toute la terre sont la sagesse même de Jésus-Christ.

Il faut donc, ainsi que vous le faites, toujours obéir à l’évêque : unis avec lui, vos prêtres si vénérables, si dignes de Dieu, forment comme une lyre dans un parfait accord. Que vos cœurs, que vos volontés se mettent en harmonie avec cette lyre, et le Christ sera dignement célébré.

Entrez tous dans cet admirable concert ; que l’hymne du Seigneur reçoive son unité du concours et de l’accord de vos cœurs ; que toute les voix n’en fassent plus qu’une pour chanter par Jésus-Christ la gloire du Père qui se plaît alors à nous entendre, parce qu’il reconnaît à cette union les vrais membres de son fils.

Il est donc de votre intérêt de ne jamais sortir de cette unité si belle qui vous identifie avec Dieu même. Si, dans le court espace de temps que j’ai passé avec votre évêque, j’ai pu me lier avec lui d’une manière si étroite, toute spirituelle, et non purement humaine, combien je vous estime plus heureux, vous qui lui êtes dès longtemps unis comme l’Église l’est à Jésus-Christ et Jésus-Christ à son père, et qui faites régner en tout, par cette union, la plus belle harmonie[1] !

Qu’on ne s’y trompe pas : se séparer de l’autel, c’est se priver du pain de vie.

Si la prière de deux personnes est si puissante, combien l’est plus encore celle qui se fait avec l’évêque, avec toute l’Église ! Fuir l’assemblée des fidèles, c’est afficher l’orgueil, s’excommunier soi-même, et prononcer sa propre condamnation.

Il est écrit : « Dieu résiste aux superbes. » Nous ne serons soumis à Dieu qu’autant que nous le serons à l’évêque. Plus nous trouvons de gravité dans l’évêque, plus nous lui devons d’égards.

Tout homme envoyé par le père de famille pour gouverner sa maison doit être reçu avec le même respect que le père de famille lui-même ; il faut donc voir le Seigneur dans l’évêque.

Du reste, Onésime donne les plus grands éloges à la décence, à l’ordre parfait qui règnent parmi vous. Je sais de lui que vous vivez tous selon la vérité, que vous ne laissez point pénétrer chez vous l’hérésie, que vous n’écoutez personne plus que Jésus-Christ, qui seul parle selon la vérité.

Il existe des hommes d’une insigne mauvaise foi. Partout où ils passent, ils se parent du nom de Chrétien et déshonorent Dieu par leurs œuvres.

Fuyez-les comme des bêtes dangereuses.

Ils ressemblent à ces animaux que tourmente la rage, et qui mordent à la dérobée ; évitez-les avec d’autant plus de soin, que leurs blessures sont plus difficiles à guérir. Nous n’avons contre elles qu’un seul médecin, tout à la fois chair et esprit, créé et éternel, Dieu dans l’homme, vraie vie dans la mort, né de Marie et de Dieu, passible d’abord et maintenant impassible ; et ce médecin c’est Jésus-Christ.

Soyez toujours comme aujourd’hui inaccessibles à la séduction ? Car vous êtes tout à Dieu. Dès que vous ne vous mêlez à aucune discussion qui puisse faire déchirement, ne vivez-vous pas selon lui ? Et moi, que suis-je parmi vous ? L’opprobre, la souillure, qu’il faut enlever d’un si beau corps pour laisser toute sa pureté à cette Église d’Éphèse, célèbre à jamais.

Songez que l’on ne peut vivre selon la chair et faire les œuvres de l’esprit, et que les œuvres de l’esprit ne s’allient point avec celles de la chair, pas plus que les œuvres de la foi avec celles de l’infidélité.

Mais heureusement, chez vous les œuvres mêmes de la chair se trouvent selon l’esprit, parce que vous faites tout en Jésus-Christ, notre Seigneur. J’ai su que des hommes d’une mauvaise doctrine ont passé par votre ville. Mais vous ne leur avez pas permis de la répandre ; vous vous êtes bouché les oreilles pour n’y pas laisser entrer la funeste semence. On peut dire de vous que vous êtes des pierres du temple de Dieu le père ; oui, de vraies pierres du temple de Dieu, taillées pour former cet édifice, vous servant de l’instrument de Jésus-Christ, je veux dire sa croix et de l’Esprit saint, comme d’un câble pour vous élever.

La foi est votre guide et la charité la voie par laquelle vous allez à Dieu. Voyageurs, qui marchez tous ensemble dans cette voie, vous portez en vous comme dans un temple Dieu le père, le Christ, l’Esprit saint, et l’ornement du temple : c’est la pratique des préceptes du Seigneur.

Ce qui me remplit d’allégresse, c’est de pouvoir, par cette lettre, m’entretenir avec vous et mêler ma joie à la vôtre, de ce que vous plaçant toujours en regard de l’autre vie, vous n’aimez que Dieu seul ici-bas.

Vous ne cessez aussi de le prier pour les autres ; espérons que la voie de la pénitence leur fera trouver le Seigneur.

Faites en sorte qu’au moins ils aient toujours devant les yeux la leçon vivante de vos exemples. Opposez la douceur à la colère, l’humilité à l’orgueil, les prières aux malédictions, la constance de la foi à l’esprit d’erreur, la douceur à la barbarie.

Travaillons dès lors non pas à les imiter, mais à leur prouver par notre tendresse qu’ils trouveront toujours en nous des frères. Soyons de véritables imitateurs de Jésus-Christ. Rivalisons à qui saura mieux supporter l’injustice et le mépris.

Quel moyen plus sûr de faire mourir en nous tout rejeton du malin esprit, et de vivre toujours selon Jésus-Christ dans la pureté et la tempérance, soit pour l’âme, soit pour le corps ?

Nous touchons aux derniers temps[2] ; ce qui doit nous faire trembler, c’est la patience de Dieu : craignons qu’elle ne dépose contre nous au jour du jugement. Il nous faut, ou redouter la colère qui menace dans la vie future, ou chérir la grâce qui s’offre dans la vie présente. Vous ne trouverez celle-ci qu’en Jésus-Christ, pour aller à la vraie vie. N’aimez donc que lui, lui pour qui je porte ces chaînes. Ce sont, à mes yeux, des perles spirituelles ; puissent vos prières m’obtenir de ressusciter avec cette glorieuse parure ! Je vous les demande ; j’en ai besoin pour avoir part un jour à l’héritage des Chrétiens d’Éphèse, qui jamais, grâce à la vertu de Jésus-Christ, n’ont dévié de la doctrine des apôtres.

Je sais qui je suis et à qui j’écris. À moi la condamnation, à vous la miséricorde ; pour moi les périls, pour vous la sûreté. Votre ville est le passage de ceux qui vont à la mort pour Jésus-Christ, et vous, vous êtes les imitateurs de Paul parvenu à la sainteté, élevé à la gloire du martyre et digne de tout son bonheur. Serai-je assez heureux pour être placé à ses pieds, lorsque je jouirai de mon Dieu ? Toute sa lettre montre à quel point vous occupiez sa pensée devant le Seigneur.

Aimez à vous réunir souvent pour louer Dieu et lui rendre grâce. Par ces réunions fréquentes, vous affaiblissez les forces de Satan. Cet accord dans un même esprit de foi déjoue toutes les ruses qu’il emploie pour nous perdre. Rien n’est préférable à la concorde ; elle fait cesser la guerre du ciel et de la terre.

Toute obscurité disparaît devant une foi vive en Jésus-Christ et un tendre amour pour lui : l’une est le principe, l’autre la fin de la vraie vie. Le principe, c’est la foi ; la fin, c’est la charité. Ces vertus, dont nous venons de montrer l’union, se rapportent à Dieu ; les autres concourent avec elles à rendre l’homme meilleur. La profession de la foi est incompatible avec le péché, la possession de la charité avec la haine. L’arbre se fait connaître à ses fruits, le Chrétien à ses œuvres. On est Chrétien, non par cette profession extérieure du moment, mais par l’efficacité de la foi qui fait persévérer jusqu’à la fin.

Il vaut mieux se taire et être Chrétien en effet, que parler et ne l’être pas. Il est bon d’enseigner, mais il faut pratiquer ce que l’on enseigne. Nous n’avons qu’un seul maître ; il a dit, et tout a été fait ; mais ce qu’il a fait lui-même dans le silence est surtout digne de son père. Celui qui a compris la parole de Jésus-Christ peut aussi comprendre son silence ; c’est être arrivé à la perfection que de savoir agir selon ses paroles et manifester sa foi par son silence même.

Rien n’est caché au Seigneur, le secret de nos cœurs est dans sa main ; faisons tout avec cette pensée, qu’il habite en nous, et nous deviendrons des temples dont il sera la Divinité, comme il l’est en effet ; et c’est ainsi qu’il doit un jour apparaître à nos yeux. Que de raisons de ne lui présenter que des cœurs brûlants de son amour !

Ne vous y trompez pas, le corrupteur ne peut être l’héritier du royaume de Dieu. La mort est le partage de celui qui souille le corps ; peut-elle épargner l’homme qui corrompt la foi par le mélange impur d’une fausse doctrine, la foi qui nous vient de la croix de Jésus-Christ ?

Un feu qui ne s’éteindra jamais attend l’homme souillé de ce crime et celui qui l’écoute.

Le Seigneur Jésus a reçu l’onction sainte sur sa tête, et pourquoi ? N’est-ce pas pour répandre sur son Église un souffle d’incorruptibilité ? Ne respirez point l’odeur fétide qu’exhale la doctrine du prince de ce monde ; cette exhalaison de mort vous entraînerait en esclaves loin de la vie que vous aviez toujours en perspective.

Pourquoi n’avons-nous pas tous cette salutaire prudence, puisque nous possédons tous la connaissance de Dieu, qui est Jésus-Christ ? Pourquoi courir à notre perte en insensés qui ne savent pas reconnaître la grandeur du don que Dieu lui-même leur a fait !

Ma vie à moi, c’est l’opprobre de la croix ; pour l’incrédule, la croix est un objet de scandale ; pour nous, c’est la vie et le salut éternel. Qu’est devenu le sage, l’esprit investigateur, l’orgueil de ces hommes qui se vantaient d’avoir la science ? Qu’ils aillent à Jésus, notre Dieu, qui fut porté dans le sein de Marie d’après le plan de la sagesse divine ; Jésus, né du sang de David par l’opération de l’Esprit saint ;

Jésus qui est né, qui a été baptisé, afin de purifier par le mérite de son sang l’eau qui devait servir au baptême.

Le prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie, son enfantement et la mort de Jésus-Christ, trois mystères d’un grand éclat, qui se sont accomplis dans le silence de la sagesse divine.

Mais comment le Christ fut-il révélé à la terre ? Par une étoile qui parut au ciel, et dont l’éclat fit pâlir toutes les autres. Sa splendeur ne pourrait se décrire, la nouveauté du prodige frappa de stupeur ; tous les autres astres, le soleil, la lune, les étoiles, formèrent comme un chœur autour d’elle ; sa lumière se réfléchissait sur tous. Le trouble fut extrême ; on se demandait d’où pouvait venir un phénomène si étrange.

Par elle, l’art de la magie fût confondu, les liens de l’enfer brisés, l’ignorance détruite, le long règne du péché renversé.

Ce fut l’œuvre d’un Dieu manifesté sous une forme humaine, pour régénérer l’homme et l’enfanter à la vie éternelle. Il prenait possession du souverain empire que Dieu lui a donné sur toutes les créatures. Tout était dans une grande agitation : il venait détruire l’empire de la mort.

Si j’en suis trouvé digne par Jésus-Christ, à la faveur de vos prières, et que ce soit sa volonté, dans une seconde lettre que je me propose de vous écrire, je vous développerai ce que je n’ai fait qu’ébaucher concernant le nouvel homme, Jésus-Christ, la foi qui vient de lui, son amour pour nous, sa passion et sa résurrection, surtout si le Seigneur daigne m’éclairer de ses lumières. C’est par la grâce qui découle de son nom que vous vous trouvez tous ensemble réunis dans une même foi, en un même Jésus-Christ, du sang de David selon la chair, tout à la fois fils de Dieu et fils de l’homme.

Soyez toujours soumis à l’évêque et aux prêtres dans cet esprit d’union indivisible, rompant avec eux un même pain, aliment d’immortalité, antidote contre la mort, éternelle vie en Jésus-Christ.

Puissé-je donner ma vie pour vous et pour ceux que vous avez envoyés à Smyrne dans la vue de procurer la gloire de Dieu ! C’est de cette ville que je vous écris, le cœur plein de reconnaissance pour Dieu et d’amour pour Polycarpe, qui partage avec vous toute ma tendresse.

Ne m’oubliez pas plus que Jésus-Christ ne vous oublie. Priez pour l’Église de Syrie, d’où je suis emmené à Rome chargé de chaînes, moi le dernier des fidèles de cette Église où Dieu a daigné me prendre pour me faire servir à sa gloire. Je vous salue en Dieu le père et en Jésus-Christ, notre commune espérance[3].