Textes

V Hugo : Contre l'invalidation de Garibaldi Discours à l'Assemblée nationale
8 mars 1871

 

M. le Président. J'aborde les élections partielles de chacun des trois départements de la colonie. 1er département d'Alger. M. Gambetta a obtenu 12 423 voix ; le général Garibaldi 10 606. Le candidat qui vient en troisième ligne, M. Warnier, n'a obtenu que 4 973 voix. L'élection de M. Gambetta n'est ni contestée ni contestable. Il n'en est point de même de celle du général Garibaldi qui fait l'objet d'une protestation adressée le 19 février à M. le Président de l'Assemblée nationale par le docteur Warnier, et dont nous devons vous faire connaître les termes. « Je demande à l'Assemblée nationale de déclarer le général Garibaldi inéligible, attendu qu'il n'est pas citoyen français. Par cette décision, je suis le second député du département d'Alger sans nouvelle élection. » Nous vous proposons donc de valider l'élection de M. Gambetta et de laisser au Gouvernement le soin qui lui incombe de pourvoir au remplacement du général Garibaldi par les voies ordinaires.

M. le Président. M. le Rapporteur propose l'annulation de l'élection du général Garibaldi. (Plusieurs voix. Mais non ! Mais non !)

M. Richier. Garibaldi n'a pas le droit d'être élu et de faire partie d'une Assemblée française. (Réclamations sur plusieurs bancs.)

M. Victor Hugo. Je demande la parole.

M. le Président. M. Victor Hugo a la parole. (Mouvements divers).

M. Victor Hugo. Je ne dirai qu'un mot. La France vient de traverser une épreuve terrible, d'où elle est sortie sanglante et vaincue. On peut être vaincu et rester grand. La France le prouve. La France, accablée en présence des nations, a rencontré la lâcheté de l'Europe. (Mouvements). De toutes ces puissances européennes, aucune ne s'est levée pour défendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l'Europe... (Bravo ! à l'extrême gauche) ; pas un roi, pas un État, personne ! Un seul homme excepté... (Sourires ironiques à droite. Très bien ! à l'extrême gauche.) Où les puissances, comme on dit, n'intervenaient pas, eh bien un homme est intervenu, et cet homme est une puissance (exclamations sur plusieurs bancs à droite.) Cet homme, Messieurs, qu'avait-il ? Son épée.

M. le Vicomte de Lorgeril. Et Bordone. (On rit.)

M. Victor Hugo. Son épée, et cette épée avait déjà délivré un peuple... (Exclamations sur les mêmes bancs) et cette épée pourrait en sauver un autre. (Nouvelles exclamations.)

Il l'a pensé ; il est venu, il a combattu.

A droite. Non ! Non !

M. le Vicomte de Lorgeril. Ce sont des réclames qui ont été faites ! Il n'a pas combattu.

M. Victor Hugo. Les interruptions ne m'empêcheront pas d'achever ma pensée. Il a combattu... (Nouvelles interruptions.)

Voix nombreuses à droite. Non ! Non !

À gauche. Si ! Si !

M. le Vicomte de Lorgeril. Il a fait semblant !

Un membre à droite. Il n'a pas vaincu, en tout cas !

M. Victor Hugo. Je ne veux blesser personne dans cette Assemblée, mais je dirai qu'il est le seul, des généraux qui ont lutté pour la France, le seul qui n'ait pas été vaincu. (Bruyantes réclamations à droite. Applaudissements à gauche.)

Plusieurs membres à droite. A l'ordre ! à l'ordre !

M. le Baron de Jouvenel. Je prie M. le Président d'inviter l'orateur à retirer une parole qui est anti-française.

M. le Vicomte de Lorgeril. C'est un comparse de mélodrame, que votre héros ! (vives réclamations à gauche.) Il n'a pas été vaincu parce qu'il ne s'est pas battu.

M. le Président. Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence. Vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberté de l'orateur. (très bien !).

M. le Général Ducrot. Je demande la parole (Mouvements.)

M. le Président. Général, vous aurez la parole après M. Victor Hugo. (Plusieurs membres se lèvent et interpellent vivement M. Victor Hugo.)

M. le Président. (aux interrupteurs) la parole est à M. Victor Hugo seul.

M. le Président. Un français ne peut pas entendre des paroles semblables à celles qui viennent d'être prononcées. (Agitation générale.)

M. le Vicomte de Lorgeril. L'Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo, parce qu'il ne parle pas français. (Oh ! oh ! Rumeurs confuses.)

M. le Président. Vous n'avez pas la parole, Monsieur de Lorgeril... Vous l'aurez à votre tour.

M. le Vicomte de Lorgeril. J'ai voulu dire que l'Assemblée ne veut pas écouter parce qu'elle n'entend pas ce français-là ! (Bruit.)

Un membre. C'est une insulte au pays !

M. le Général Ducrot. J'insiste pour demander la parole.

M. le Président. Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent.

M. Victor Hugo. Je demande à finir.

Plusieurs membres à M. Victor Hugo. Expliquez-vous ! (Assez ! assez !)

M. le Président. Vous demandez à M. Victor Hugo de s'expliquer. il va le faire. Veuillez l'écouter et garder le silence. (Non ! non ! A l'ordre !)

M. le Général Ducrot. On ne peut pas rester là-dessus !

M. le Président. Vous aurez la parole après l'orateur.

M. le Général Ducrot. Je proteste contre des paroles qui sont un outrage... (À la tribune ! à la tribune !)

M. Victor Hugo. il est impossible... (les cris. À l'ordre ! continuent.)

Un membre. Retirez vos paroles ! On ne vous les pardonne pas.

(Un autre membre à droite se lève et adresse à l'orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit.)

M. le Président. Veuillez-vous asseoir !

Le même membre. À l'ordre ! Rappelez l'orateur à l'ordre !

M. le Président. Je vous rappellerai vous-même à l'ordre, si vous continuez à le troubler. (très bien ! très bien !) Je rappellerai à l'ordre ceux qui empêcheront le président d'exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel à l'ordre.

Sur plusieurs bancs à droite. Nous le demandons, le rappel à l'ordre !

M. le Président. Il ne suffit pas que vous le demandiez (très bien ! interpellations diverses et confuses.)

M. le Général de Chabaud-Latour. Paris n'a pas été vaincu, il a été affamé. (C'est vrai ! c'est vrai ! Assentiment général.)

M. le Président. Je donne la parole à M. Victor Hugo pour s'expliquer, et ceux qui l'interrompront sera rappelés à l'ordre. (Très bien !)

M. Victor Hugo. Je vais vous satisfaire, Messieurs, et aller plus loin que vous. Il y a trois semaines vous avez refusé d'entendre Garibaldi.

Un membre. Il avait donné sa démission !

M. Victor Hugo. Aujourd'hui vous refusez de m'entendre. Cela me suffit. Je donne ma démission. (Longues rumeurs. Non ! non ! Applaudissements à gauche.)

Un membre. L'Assemblée n'accepte pas votre démission !

M. Victor Hugo. Je l'ai donnée et je la maintiens.

(L'honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau sténographique situé à l'entrée du couloir à gauche, saisit la plume de l'un des sténographes de l'Assemblée et écrit, debout, sur le rebord extérieur du bureau, sa lettre de démission au président.)

[...]

M. le Président. Avant de donner lecture à l'Assemblée de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander à lui-même s'il y persiste ?

M. Victor Hugo, au pied de la tribune. J'y persiste.

M. le Président. Voici la lettre de M. Victor Hugo ; mais M. Victor Hugo... (Interruption. Rumeurs diverses.)

M. Victor Hugo. J'y persiste. Je le déclare, je ne paraîtrai plus dans cette enceinte.

M. le Président. ... mais M. Victor Hugo ayant écrit cette lettre dans la vivacité de l'éloquence que ce débat a soulevé, j'ai dû en quelque sorte l'inviter à se recueillir lui-même, et je crois avoir exprimé l'impression de l'Assemblée. (Oui ! oui ! - Très bien !)

M. Victor Hugo. Monsieur le Président, je vous remercie ; mais je déclare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblée. (Non ! non !)

De toutes parts. A demain ! à demain!

M. Victor Hugo. Non ! non ! j'y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assemblée !

(M. Victor Hugo sort de la salle.)