Textes

Roger Caillois
Les Jeux et les hommes , pp. 55-57 et pp. 222-224, Galllmard, 1967

 

Alea - C'est en latin le nom du jeu de dés. Je l'emprunte ici pour désigner tous jeux fondés, à l'exact opposé de l'agôn, sur une décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise, et où il s'agit par conséquent de gagner bien moins sur un adversaire que sur le destin. Pour mieux dire, le destin est le seul artisan de la victoire et celle-ci, quand il y a rivalité, signifie exclusivement que le vainqueur a été plus favorisé par le sort que le vaincu. Des exemples purs de cette catégorie de jeux sont fournis par les dés, la roulette, pile ou face, le baccara, la loterie, etc. Ici, non seulement on ne cherche pas à éliminer l'injustice du hasard, mais c'est l'arbitraire même de celui-ci qui constitue le ressort unique du jeu.

L'alea marque et révèle la faveur du destin. Le joueur y est entièrement passif, il n'y déploie pas ses qualités ou ses dispositions, les ressources de son adresse, de ses muscles, de son intelligence. Il ne fait qu'attendre, dans l'espoir et le tremblement, l'arrêt du sort. Il risque un enjeu. La justice - toujours recherchée, mais cette fois autrement, et qui tend à s'exercer là encore dans des conditions idéales - le récompense proportionnellement à son risque avec une rigoureuse exactitude. Toute l'application mise naguère à égaliser les chances des concurrents est ici employée à équilibrer scrupuleusement le risque et le profit.

A l'inverse de l'agôn, l'alea nie le travail, la patience, l'habileté, la qualification ; il élimine la valeur professionnelle, la régularité, l'entraînement. Il en abolit en un instant les résultats accumulés. Il est disgrâce totale ou faveur absolue. Il apporte au joueur heureux infiniment plus que ne saurait lui procurer une vie de labeur, de discipline et de fatigue. Il apparaît comme une insolente et souveraine dérision du mérite. Il suppose de la part du joueur une attitude exactement opposée à celle dont il fait preuve dans l'agôn. Dans celui-ci, il ne compte que sur lui ; dans l'alea, il compte sur tout, sur le plus léger indice, sur la moindre particularité extérieure qu'il tient aussitôt pour un signe ou un avertissement, sur chaque singularité qu'il aperçoit - sur tout, excepté sur lui.
Chacun peut être l'élu. Cette éventualité, presque illusoire, n'encourage pas moins les humbles à mieux supporter la médiocrité d'une condition dont ils n'ont pratiquement aucun autre moyen de s'évader jamais. Il faudrait une chance extraordinaire : un miracle. Or ce miracle, c'est la fonction de l'aléa de le proposer en son compte. Créant, malgré les protestations des moralistes, des loteries officielles, il entend bénéficier largement d'une source de revenus qui, pour une fois, lui sont consentis avec enthousiasme. S'il renonce à cet expédient et s'il laisse à l’initiative privée le bénéfice de son exploitation, il frappe du moins de lourds impôts les diverses opérations qui présentent le caractère d'un pari sur le sort.

Jouer, c'est renoncer au travail, à la patience, à l'épargne pour le coup heureux qui, en une seconde, procure ce qu'une vie épuisante de labeur et de privations n accorde pas si la chance ne s'en mêle et si l'on ne recourt pas à la spéculation, laquelle, précisément, ressortit pour une part à la chance. Les lots, pour allécher davantage, doivent être élevés, au moins les plus importants. A l’inverse, les billets doivent être les moins coûteux possible et il convient en outre qu’on puisse facilement les diviser, afin de les mettre à la portée de la multitude des amateurs impatients. Il suit que les gros gagnants sont rares. Il n'importe : la somme qui récompense le plus favorisé n’en apparait que plus prestigieuse.