Textes

Léon Blum

Un monde est en train de crouler sous nos yeux. Ses éléments matériels se décomposent. Ses éléments moraux se dissolvent. La tempête a soufflé sur« les lampes nocturnes qui éclairaient le monde». Les religions en veilleuse s'éteignent. Est-ce un monde nouveau qui naît? « Si la Providence efface, sans doute c'est pour écrire. » Qu'cst-cc qu'elle est en train d'effacer? Qu'est-cc qu'elle écrit?

Interrogeons les hommes qui luttent et qui vont mourir : «Morituri te salutant. Avant de mourir, que saluez-vous?» Tous répondent : «Nous dédions notre vie en holocauste pour la liberté, pour la paix ... » Qu'étaient la liberté et la paix dans le monde qui coule comme un bateau sabordé? Comment la liberté et la paix feront-elles émerger un autre monde?

Il y a deux siècles que la liberté était apparue dans la conscience de l'humanité. Une révolution héroïque et éloquente l'avait fondée. Mais elle n'était pas venue seule. L'égalité et la fraternité l'accompagnaient. A elles trois, elles composaient la justice. Mais l'égalité et la fraternité se sont évanouies, sans qu'on ait eu le temps de reconnaître clairement leur visage. La liberté est restée seule.

Elle resta -ou l'on a cru qu'elle restait -isolée. Elle resta -ou l'on a cru qu'elle restait -immuable, dans un univers que transformait chaque jour une{autre révolution, sans héroïsme, celle-là, et muette parce qu'elle était fatale, une révolution de fer, de charbon et de ciment agglomérés par la sueur humaine. Elle resta -ou l'on a cru qu'elle restait -bornée, enclose dans les frontières de ce que l'on appelle une nation, tandis qu'entre toutes les nations du monde les deux révolutions, l'héroïque et la fatale, l'éloquente et la muette, liaient chaque jour des noeuds plus serrés.

Or, la liberté amputée de l'égalité et de la fraternité, ne s'appelle plus la liberté, elle s'appelle l'égoïsme. La liberté rendue aveugle aux transformations mécaniques du monde ne s'appelle plus la liberté, elle s'appelle l'exploitation. La liberté enfermée dans les murailles de la nation ne s'appelle plus la liberté, elle s'appelle la guerre.