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LETTRE SIXIÈME
RÉPONSE D’HÉLOÏSE À ABÉLARD

À son souverain maître, sa servante dévouée.

 

I. Je ne veux pas que vous puissiez, en quoi que ce soit, m’accuser de désobéissance ; j’ai imposé à l’expression de ma peine, toujours prête à s’emporter, le frein de votre défense ; ma plume, en vous écrivant, saura arrêter ce que, dans nos entretiens, il serait difficile, que dis-je ? impossible à mes lèvres de contenir. En effet, il n’est rien de moins en notre puissance que notre cœur, et loin de pouvoir lui commander, nous sommes forcés de lui obéir. Aussi, lorsque ses mouvements nous pressent, personne n’est-il assez le maître d’en repousser les impulsions soudaines : elles éclatent, se traduisent au dehors par le langage, cet interprète trop ému des passions, selon qu’il est écrit : « c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle. »  J’empêcherai donc ma main d’écrire si je ne puis empêcher ma langue de parler. Plût à Dieu que mon âme qui souffre fût aussi disposée que ma plume à obéir !

II. Il dépend de vous cependant d’apporter quelque soulagement à ma douleur, s’il ne vous est pas possible de la guérir entièrement. De même qu’un clou chasse l’autre, une idée nouvelle pousse l’ancienne, et l’esprit tendu en un autre sens est forcé d’abandonner les choses d’autrefois, ou du moins de les laisser dormir. Or une pensée a d’autant plus de force pour occuper l’esprit et le détacher de toutes les autres, qu’elle est considérée comme plus honnête et que l’objet vers lequel elle tend notre effort paraît plus important. Nous toutes donc, servantes de Jésus-Christ et filles de Jésus-Christ, nous supplions aujourd’hui votre paternelle bonté de nous accorder deux choses dont nous sentons l’absolue nécessité : la première, c’est de vouloir bien nous apprendre d’où l’ordre des religieuses a tiré son origine et quel est le caractère de notre profession ; la seconde, c’est de nous faire une règle, et de nous en adresser une formule écrite qui soit appropriée à des femmes, et qui fixe d’une manière définitive la vie et l’habit de notre communauté, ce dont aucun des saints Pères, que nous sachions, ne s’est jamais occupé.

III. C’est à défaut de cette institution, qu’aujourd’hui hommes et femmes sont soumis, dans les couvents, à la même règle, et que le même joug monastique est imposé au sexe faible et au sexe fort. Jusqu’à présent, les femmes et les hommes professent également la règle de Saint-Benoît, bien qu’il soit évident que cette règle a été faite uniquement pour les hommes et qu’elle ne peut être observée que par des hommes, que l’on regarde aux obligations des supérieurs ou à celles des subordonnés. Sans parler ici de tous les articles de cette règle, est-ce à des femmes que s’adressent les prescriptions sur les capuchons, les hauts-de-chausses et les scapulaires ? Qu’ont-elles à faire de ces tuniques et de ces chemises de laine, dont le mouvement périodique du sang leur rend l’usage tout à fait impossible ? En quoi les touche l’article qui ordonne à l’abbé de lire lui-même l’Évangile et de commencer l’hymne après cette lecture ? Et celui qui établit qu’une table particulière sera dressée pour les pèlerins et les hôtes qu’il présidera ? Convient-il à nos vœux qu’une abbesse donne jamais l’hospitalité à des hommes ou qu’elle prenne ses repas avec ceux qu’elle aurait reçus ? Ô combien les chutes sont faciles dans cette réunion des hommes et des femmes sous le même toit, surtout à la table, siége de l’intempérance et de l’ivresse ; à la table, où il est si doux d’approcher les lèvres de la coupe qui verse la luxure avec le vin !

Saint Jérôme prévoyait ce danger, lorsque, écrivant à une mère et à sa fille, il leur dit : « Il est difficile de conserver la chasteté dans les festins. » Ovide lui-même, ce professeur de débauche et de luxure, s’attache à décrire, dans son livre de l’Art d’aimer, les occasions de libertinage qu’offrent  particulièrement les repas : « Lorsque les libations ont pénétré les ailes humides de l’Amour, il devient immobile et demeure appesanti à la place qu’il a prise. Alors viennent les ris, alors le pauvre relève la tête, alors s’en vont douleurs et peines, et rêves soucieux. C’est là que, plus d’une fois, les jeunes filles ont dérobé le cœur des jeunes garçons. Vénus embrase leurs veines : du feu dans du feu. »

Quand les religieuses n’admettraient à leurs tables que les femmes auxquelles elles auraient donné l’hospitalité, n’y aurait-il pas là encore quelque péril ? Certes, pour perdre une femme, il n’est pas d’arme plus sûre que les caresses d’une femme. Pour faire passer le venin de la corruption dans le cœur d’une femme, il n’est rien tel qu’une femme. Aussi saint Jérôme engage-t-il les femmes de sainte profession à éviter particulièrement le commerce des femmes qui vivent dans le siècle. Enfin, je suppose que nous refusions notre hospitalité aux hommes et ne l’accordions qu’aux femmes, ne voit-on pas le mécontentement, l’irritation des hommes, dont les services sont si nécessaires aux couvents de notre faible sexe ; si l’on réfléchit surtout que c’est pour ceux dont nous recevons le plus que nous paraissons avoir le moins, pour ne pas dire pas du tout, de reconnaissance ?

Que si nous ne pouvons suivre dans sa teneur la règle prescrite, je crains de lire notre condamnation dans ces paroles de l’apôtre saint Jacques : « Quiconque ayant observé tout le reste de la loi l’aura violée en un seul point, est coupable de l’avoir violée tout entière. » Ce qui revient à dire : celui-là est coupable qui a accompli beaucoup de préceptes, par cela seul qu’il ne les a pas tous accomplis. Ainsi, pour un seul point qu’on n’a pas observé, on devient transgresseur de la loi : il faut observer tous les commandements. C’est ce que fait sentir l’Apôtre, en ajoutant immédiatement : « Celui qui a dit : tu ne seras point adultère, a dit aussi : tu ne tueras point ; et bien que tu ne commettes pas d’adultère, si tu as tué, tu es transgresseur de la loi. » C’est comme s’il disait : on est coupable par la transgression d’un seul commandement, quel qu’il soit, pour la raison que le Seigneur, qui commande une chose, commande également l’autre, et que, quel que soit le précepte de la loi qui soit violé, c’est un outrage envers lui qui a fait reposer la loi non sur un seul commandement, mais sur tous les commandements à la fois.

IV. Mais sans insister sur les dispositions de la règle, dont pour nous l’observation est tout à fait impossible, ou ne saurait être sans danger, a-t-on jamais vu des communautés de religieuses sortir pour faire la moisson et se livrer aux travaux des champs ? D’autre part, une seule année de noviciat est-elle une preuve suffisante de la solide vocation d’une femme, et est-ce assez pour l’instruire que de lui lire trois fois la règle, comme  il est dit dans la règle elle-même ? Quoi de plus insensé que de s’engager dans une route inconnue et qui n’est pas même frayée ? Quoi de plus présomptueux que de choisir et d’embrasser un genre de vie qu’on ignore, de faire des vœux qu’on ne saurait tenir ? Si la prudence est la mère de toutes les vertus, si la raison est la médiatrice de tous les biens, peut-on regarder comme un bien ou comme une vertu ce qui s’éloigne de la prudence et de la raison ? Les vertus mêmes qui dépassent le but et la mesure doivent être rangées, selon saint Jérôme, au nombre des vices. Or qui ne voit que c’est s’écarter de la raison et de la prudence que de ne pas consulter la vigueur de ceux à qui l’on impose des fardeaux, en sorte que la peine soit proportionnée aux forces données par la nature ? Fait-on porter à un âne la charge d’un éléphant ? Exige-ton des vieillards et des enfants autant que des hommes faits ? des faibles autant que des forts ? des malades autant que des gens en bonne santé ? des femmes autant que de leurs maris ? du sexe faible autant que du sexe fort ? C’est à ce propos que le pape saint Grégoire, dans le chapitre quatorzième de son Instruction pastorale, établit une distinction au sujet des avis et des commandements : « Autres sont les avis à donner aux hommes, autres ceux qui conviennent aux femmes ; à ceux-là on doit demander plus, à celles-ci moins ; s’il faut soumettre les hommes à de fortes épreuves, les plus légères suffisent à attirer doucement les femmes. »

V. Il est clair que ceux qui ont rédigé des règles pour les moines n’ont point parlé des femmes. En établissant leurs statuts, ils entendaient bien que ces règles ne pouvaient en aucune façon leur convenir ; ils ont eux-mêmes reconnu qu’il ne fallait pas imposer au taureau le même joug qu’à la génisse, et soumettre à des travaux égaux ceux auxquels la nature a donné des forces inégales. Saint Benoît, par exemple, n’a point oublié cette distinction. Rempli, pour ainsi dire, de l’esprit de tous les justes, il tient compte dans ses règles des personnes et des temps, et ordonne chaque chose en telle sorte que rien, comme il le pose lui-même en conclusion quelque part, ne se fasse qu’avec mesure. Commençant par l’abbé, il lui recommande de veiller à ses moines, de façon à se mettre en accord et en harmonie avec tous, suivant le caractère et l’intelligence de chacun, afin que son troupeau ne dépérisse pas entre ses mains, et qu’il ait la satisfaction de le voir s’accroître. Il lui recommande aussi de ne jamais perdre le sentiment de sa propre fragilité et de se souvenir qu’il ne faut pas fouler aux pieds le roseau qui chancelle. Il veut aussi qu’il fasse acception des circonstances, et se rappelle le sage raisonnement du saint homme Jacob : « Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils mourront tous en un seul jour. » Enfin, il l’engage à prendre pour bases ces conseils et les autres principes de la prudence, mère des vertus, et à tout mesurer de façon à exciter les forts, en même temps qu’à ne pas décourager les faibles.

C’est dans cette pensée de modération qu’il autorise des ménagements  pour les enfants, les vieillards, et en général pour les infirmes ; qu’il commande de faire manger avant les autres le lecteur, le semainier, le cuisinier ; que, dans ses prescriptions pour la table commune, il règle la qualité et la quantité de la boisson et des aliments sur les tempéraments, et traite chacun de ces points en détail et avec beaucoup de soin. C’est ainsi encore qu’il détermine la durée des jeûnes selon les saisons, et mesure la somme du travail à la faiblesse des constitutions.

Quels ménagements, je le demande, celui qui, dans ses statuts pour les hommes, proportionne ainsi toutes choses aux tempéraments et aux temps, de façon à ce que tous puissent en imposer l’observation sans s’exposer aux murmures, quels ménagements il eût prescrits, s’il leur eût appliqué la même règle qu’aux hommes. En effet, puisqu’il a cru nécessaire de tempérer la rigueur de ses prescriptions en faveur des enfants, des vieillards et des infirmes, conformément à la faiblesse et à la débilité de leur nature, que n’eût-il pas fait en faveur d’un sexe délicat, dont la faiblesse et la débilité ne sont que trop connues ?

Combien donc il serait contraire à tout discernement de soumettre les femmes et les hommes à la même règle, d’imposer aux faibles les mêmes charges qu’aux forts ! Eu égard à notre faiblesse, c’est assez, je pense d’égaler en vertus de continence et d’abstinence les chefs de l’Église et ceux qui sont dans les ordres sacrés, puisque la Vérité dit : « Celui-là est parfait qui ressemble à son maître. » Ce serait même beaucoup pour nous, si nous pouvions égaler les pieux laïques. Car nous admirons dans les faibles ce qui nous semble peu de chose chez les forts, selon cette parole de l’Apôtre : « La vertu dans la faiblesse est perfection. »

VI. Ne faisons pas peu de cas de la religion des laïques, tels que furent Abraham, David, Job, même dans l’état du mariage. Saint Chrysostome, dans son sermon VIIe (épître aux Hébreux), nous en avertit, quand il dit : « Il est bien des charmes que l’on peut essayer pour endormir la bête infernale. Ces charmes, quels sont-ils ? Les travaux, les lectures, les veilles. — Mais que nous importe à nous qui ne sommes pas moines ? — Voilà votre réponse. Eh bien ! faites-la à saint Paul, qui dit : « Veillez dans la patience et dans la prière, etc. ; » et ailleurs : « N’écoutez pas les désirs impurs de la concupiscence. » — Or ce n’est pas seulement pour des moines qu’il écrivait ceci, mais pour tous ceux qui habitent les villes. En effet, un séculier ne doit avoir sur un régulier d’autre avantage que de pouvoir vivre avec une femme : il a ce privilége, mais point d’autre ; en tout le reste, il est tenu d’agir comme le régulier. Les béatitudes promises par le Christ ne sont pas seulement promises aux réguliers ; c’en serait fait du monde entier, si tout ce qui mérite le nom de vertu était renfermé dans l’enceinte d’un cloître. Et quelle considération pourrait s’attacher à l’état de mariage, s’il était un si grand obstacle à notre salut ? De ces paroles, il résulte clairement que  quiconque ajoutera la continence aux préceptes de l’Évangile réalisera la perfection monastique. Et plût à Dieu que notre profession nous élevât seulement jusqu’à la hauteur de l’Évangile, sans prétendre la dépasser ! N’ayons pas l’ambition d’être plus que chrétiennes.

C’est là, si je ne m’abuse, ce qui fait que les saints Pères n’ont pas voulu établir pour nous, de même que pour les hommes, une règle générale. Ils ont craint de nous imposer une loi nouvelle, d’écraser notre faiblesse sous le poids de vœux trop lourds ; ils avaient médité cette parole de l’Apôtre : « La loi produit la colère ; ùl n’y a point de loi, il n’y a point de prévarication ; » et ailleurs : « La loi est survenue pour que le péché se multipliât. »

Le même grand prédicateur de la continence prend conseil de notre faiblesse et oblige presque les jeunes veuves à de secondes noces, quand il dit : « Je veux que les jeunes veuves se remarient, qu’elles aient des enfants, qu’elles soient mères de famille, afin de ne pas donner prise à l’ennemi de la religion. » Saint Jérôme aussi, persuadé de l’excellence de ce précepte, répond en ces termes à Eustochie, qui l’avait consulté sur les vœux inconsidérés des femmes : « Si celles qui sont vierges ne sont pas absoutes à cause de leurs autres fautes, qu’arrivera-t-il de celles qui ont prostitué les membres du Christ et changé en un lieu de débauche le temple de l’Esprit saint ? Mieux eût valu pour elles subir le joug du mariage et marcher terre à terre, que d’être précipitées dans le gouffre de l’enfer pour avoir voulu s’élever trop haut. »

C’est aussi pour prévenir ces vœux téméraires, que saint Augustin, dans son livre De la continence des veuves écrit à Julien : « Que celle qui ne s’est pas encore engagée réfléchisse ; que celle qui s’est engagée persévère, afin qu’aucune occasion ne soit donnée au démon, aucune oblation dérobée au Seigneur. »

Voilà pourquoi encore les conciles mêmes, prenant en considération notre faiblesse, ont décidé que les diaconesses ne devaient pas être ordonnées avant l’âge de quarante ans, et cela après une épreuve sévère, tandis qu’il est permis de faire des diacres à vingt ans.

VII. Il est des maisons où les religieux, désignés sous le nom de chanoines réguliers de saint Augustin, professent une règle particulière et ne se croient en rien inférieurs aux moines, bien qu’ils fassent publiquement usage de viande et de linge. Si notre faiblesse arrivait seulement à égaler la vertu de ces religieux, ne serait-ce pas beaucoup pour nous ?

Un peu de liberté et de tolérance à notre égard, en ce qui concerne la nourriture, serait une mesure qui présenterait d’autant moins d’inconvénients qu’elle serait conforme au vœu de la nature qui a doué notre sexe d’une plus grande vertu de sobriété. Il est reconnu, en effet, que, vivant relativement de peu de chose, les femmes ont besoin d’une alimentation beaucoup moins forte que les hommes ; la physique nous enseigne aussi  qu’elles s’enivrent plus difficilement. C’est une observation que Théodore Macrobe, dans le septième livre des Saturnales, énonce en ces termes : « Aristote dit que les femmes s’enivrent rarement, et les vieillards souvent. La femme a naturellement le corps très-humide ; le poli et l’éclat de sa peau l’indiquent ; les purgations périodiques qui la débarrassent des humeurs superflues en sont aussi la preuve. Quand donc le vin qu’elle boit tombe dans cette masse d’humeurs, il perd sa force, sa chaleur s’y éteint et monte moins aisément jusqu’au cerveau. » Et ailleurs : « Le corps de la femme, purifié par de fréquentes purgations, est un tissu percé d’une infinité de trous à travers lesquels s’écoule incessamment l’humeur qui s’y amasse et qui cherche une issue. C’est par ces trous que s’exhale en un instant la vapeur du vin. Chez les vieillards au contraire, le corps est sec, comme la prouvent la rudesse et la couleur terne de la peau. »

D’après cela, y aurait-il donc inconvénient, n’y aurait-il pas plutôt justice à nous laisser, eu égard à notre faiblesse, toute liberté sur le boire et le manger, puisque, grâce à notre constitution, les excès de la gourmandise et de l’ivresse sont difficiles chez nous, et que notre frugalité nous préserve de l’une, notre tempérament de l’autre. Ce serait assez pour notre faiblesse, ce serait même beaucoup, si, vivant dans la continence et dans la pauvreté, tout entières au service de Dieu, nous pouvions égaler dans notre manière de vivre les chefs de l’Église, les pieux laïques, ou ceux enfin que l’on appelle chanoines réguliers et qui professent pour règle de prendre modèle sur la vie des Apôtres.

Enfin c’est une marque de grande sagesse, chez les personnes qui se consacrent à Dieu, de restreindre leurs vœux, en sorte, qu’en réalité, elles tiennent plus qu’elles n’ont promis, et ajoutent toujours quelque chose, par surérogation volontaire, aux obligations qu’elles ont contractées. C’est ainsi que la Vérité a dit elle-même : « Lorsque vous aurez accompli tout ce qui est ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ; ce que nous avons fait, nous étions obligés de le faire. » C’est comme s’il était dit, en termes expressifs : vous êtes des gens inutiles, sans valeur, sans mérite, qui vous contentez d’acquitter ce que vous devez et n’ajoutez rien par surérogation volontaire. Au sujet de ces surérogations volontaires, le Seigneur lui-même, parlant en parabole, dit : « Si vous mettez quelque chose du vôtre, lorsque je reviendrai, je vous le rendrai. »

Si beaucoup de ceux qui s’engagent légèrement aujourd’hui dans la vie monastique réfléchissaient davantage, s’ils considéraient la portée de leur engagement, s’ils examinaient à fond et scrupuleusement l’esprit de la règle à laquelle ils se vouent, ils l’enfreindraient moins par ignorance, ils pécheraient moins par négligence. Mais à présent que tout le monde se précipite aveuglément dans la vie monastique, on y vit plus irrégulièrement encore qu’on n’y est entré ; on brave la règle aussi aisément qu’on l’a acceptée sans la connaître ; on se pose comme lois les usages qui plaisent. Les femmes  doivent donc se bien garder de se charger d’un fardeau sous lequel nous voyons presque tous les hommes faiblir, que dis-je ? succomber. Le monde a vieilli, il est aisé de s’en apercevoir ; les hommes et toutes les créatures ont perdu leur vigueur native, et, suivant la parole de la Vérité, c’est moins la pitié d’un grand nombre que celle de tous qui s’est refroidie. Les hommes ayant dégénéré, il faut donc modifier ou du moins adoucir les règles établies pour eux.

Cette différence n’a pas échappé à saint Benoît lui-même. Il avoue qu’il a tellement adouci la rigueur des usages monastiques, que, dans sa pensée, sa règle, comparée à celle des premiers moines, n’est, en quelque sorte, qu’une règle de convenance, un règlement préparatoire à la vie monacale. « Nous avons fait cette règle, dit-il, afin de prouver en l’observant, que nous possédons, tant bien que mal, l’honnêteté des mœurs et le germe des vertus de la profession religieuse. Pour celui qui aspire à la perfection de ce genre de vie, il existe la doctrine des saints Pères, dont la pratique conduit l’homme aux sommets de la perfection. » Et encore : « Qui que vous soyez, qui aspirez à la céleste patrie, cette faible règle n’est qu’une règle de début ; complétez-la avec l’aide du Christ ; c’est alors seulement que, par la protection de Dieu, vous arriverez au comble de la science et de la vertu. » Les saints Pères, c’est lui-même qui le dit, avaient coutume de lire chaque jour tout le Psautier ; l’attiédissement des esprits l’a contraint de diminuer la tâche, si bien que cette lecture est aujourd’hui répartie sur la semaine entière, et que les moines sont moins chargés que les clercs.

VIII. Qu’y a-t-il de plus contraire à la profession religieuse et à la mortification de la vie monastique, que ce qui fomente la luxure, excite les désordres et détruit en nous la raison, cette image même de Dieu, laquelle nous élève au-dessus de tous les êtres ? C’est assurément le vin, que l’Écriture représente comme dangereux entre tous les aliments et contre lequel elle nous met en garde ; le vin, au sujet duquel le plus grand des sages a dit dans ses Proverbes : « Le vin engendre la luxure et l’ivresse, le désordre des sens. Quiconque y cherche son plaisir ne sera jamais sage… À qui malheur ? au père de qui malheur ? à qui les rixes ? à qui les précipices ? à qui les blessures sans sujet ? à qui les yeux gonflés ? sinon à ceux qui passent leur vie à boire et qui font métier de vider les coupes. Ne regardez pas le vin quand il paraît doré, quand son éclat brille dans le cristal. Il entre eu caressant, mais, il mord comme le serpent, et, comme le basilic, répand son venin. Vos yeux alors verront ce qui n’existe pas, votre cœur parlera à tort et à travers. Et vous serez comme un homme endormi en pleine mer, comme un pilote assoupi qui a perdu son gouvernail, et vous direz : ils m’ont battu, mais je ne l’ai pas senti ; ils m’ont traîné, et je ne m’en suis pas aperçu ; quand me réveillerai-je et trouverai-je encore du vin ? » Et ailleurs : «   N’allez pas donner aux rois, ô Samuel, n’allez pas leur donner du vin ! car il n’y a plus de secret là où règne l’ivresse ; craignez que, se prenant à boire, ils n’oublient la justice et ne brouillent la cause des fils du pauvre. » Et il est écrit dans l’Ecclésiastique : « Le vin et les femmes font apostasier les sages et égarent les plus sensés. »

Saint Jérôme aussi, dans sa lettre à Népotien sur la vie des clercs, s’indigne hautement de ce que les prêtres de l’ancienne loi, s’abstenant de tout ce qui peut enivrer, l’emportent sur ceux de la nouvelle par cette abstinence. « Ne sentez jamais le vin, dit-il, de peur qu’on ne vous applique le mot du philosophe : ce n’est pas offrir un baiser, c’est faire passer la coupe du vin. » L’Apôtre condamne les prêtres qui s’adonnent au vin, et l’ancienne loi en défend l’usage : « Que ceux qui desservent l’autel, est-il dit, ne boivent ni vin ni bière. » — On appelle bière, chez les Hébreux, toute espèce de boisson capable d’enivrer, qu’elle soit le produit de la fermentation de la levure ou du suc de pomme, celui de la coction du miel ou d’autres infusions, qu’elle soit exprimée des sucs du fruit du palmier ou d’autres graines bouillies et réduites en sirop. — « Tout ce qui enivre et jette l’esprit hors de son assiette, fuyez-le comme le vin. »

Voilà donc le vin retranché des jouissances des rois, absolument interdit aux prêtres, et considéré comme le plus dangereux de tous les aliments. Cependant saint Benoît, cette émanation de l’Esprit saint, contraint par le relâchement de son siècle, en permet l’usage aux moines. « Nous lisons, il est vrai, que le vin ne convient nullement aux moines, dit-il ; toutefois, comme il est devenu impossible aujourd’hui de le leur persuader… » — Il avait lu, sans doute, ce qui est écrit dans la Vie des Pères. « Ou rapporta un jour à un abbé pasteur qu’un de ses moines ne buvait pas de vin, et il répondit : le vin ne convient nullement aux moines. » Et plus loin : « Un jour, on célébrait des messes dans le monastère de l’abbé Antoine : il s’y trouva une cruche de vin. Un des vieillards en versa dans une coupe, la porta à l’abbé Sisoi, et la lui offrit. L’abbé la prit et la vida, la prit une seconde fois et la vida encore ; mais à la troisième fois qu’on la lui offrit, il la refusa en disant : assez, mon frère ; ignorez-vous que c’est le démon ? » L’abbé Sisoi nous offre encore un exemple. Abraham dit donc à ses disciples : « S’il se présente une occasion, dans l’Église, un jour de sabbat ou un dimanche, et qu’on boive jusqu’à trois coupes, est-ce trop ? » et le patriarche répondit : « Ce ne serait pas trop, si Satan n’était pas dedans. »

IX. Est-il, je le demande, est-il un endroit où l’usage de la viande soit condamné par Dieu ou interdit aux moines ? À quelle nécessité, je vous prie, saint Benoit ne dut-il pas céder pour adoucir la rigueur de sa règle en une chose si dangereuse pour les moines et qu’il savait ne point leur convenir ? Sans doute, il reconnut qu’il n’aurait pu en persuader l’abstinence aux moines de son temps. 

Plût à Dieu qu’aujourd’hui on appliquât le même système de concession, et qu’on adoptât un tel tempérament pour toutes les choses qui, n’étant en soi ni bonnes ni mauvaises, sont dites indifférentes ! Plût à Dieu que la règle des vœux n’exigeât pas ce qu’il est devenu impossible de persuader, et que, toutes les choses indifférentes étant tolérées sans scandale, il suffit d’interdire ce qui est vraiment un péché ! Ainsi se contenterait-on, en fait de nourriture et de vêtement, de ce qu’il y aurait de moins cher : le nécessaire en toutes choses et point de superflu.

En effet, il ne faut pas attacher une importance souveraine aux choses qui ne nous préparent pas au royaume de Dieu ou qui ne peuvent avoir qu’un médiocre mérite à ses yeux ; et telles sont les pratiques extérieures communes aux réprouvés et aux pénitents, aux hypocrites et aux vrais dévots. Ce qui distingue essentiellement le juif du chrétien, c’est la différence des actes extérieurs et des actes intérieurs. La charité seule distingue les fils de Dieu et ceux du démon ; la charité, que l’Apôtre appelle la plénitude de la loi et la fin du précepte. Voilà pourquoi, rabaissant le mérite des œuvres pour élever au-dessus d’elles la justice de la foi, il dit, apostrophant le juif : « Où est donc l’objet de votre glorification ? Il est exclu. Par quelle loi ? Est-ce par la loi des œuvres ? Non, mais par la loi de la foi. Nous concluons donc que l’homme est justifié par la foi dans les œuvres de la loi. » Et ailleurs : « Si Abraham a été justifié par ses œuvres, il a sujet de se glorifier, mais non pas devant Dieu. Car, que dit l’Écriture ? Abraham a cru en Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. » Et ailleurs : « À celui, dit-il, qui ne fait pas les œuvres, mais qui croit en Dieu qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice, selon le décret de la grâce de Dieu. »

Il dit encore, permettant aux chrétiens l’usage de toute espèce d’aliments, et distinguant de ces pratiques celles qui nous justifient devant Dieu : « Le royaume de Dieu n’est point viande ni breuvage, mais justice et paix et joie dans le Saint-Esprit. Toutes choses sont pures en soi ; le mal est le fait de l’homme qui mange en scandalisant autrui. Il est bon de ne point manger de viande, de ne pas boire de vin, de rien faire qui puisse blesser son frère, le scandaliser ou affaiblir sa foi. » Ce qui est interdit dans ce passage, ce n’est point l’usage d’aucun aliment, mais le scandale qui peut en résulter et qui en résultait, par le fait, pour les juifs convertis, alors qu’ils voyaient manger des aliments interdits par la loi. C’est pour avoir voulu éviter ce scandale que l’apôtre Pierre fut sévèrement réprimandé et salutairement averti, comme saint Paul le rapporte lui-même dans son épître aux Galates. Et il y revient en écrivant aux Corinthiens : « Ce n’est pas notre nourriture qui nous recommande à Dieu, » dit-il. Et ailleurs : « Mangez de tout ce qui se vend au marché… La terre est au Seigneur, ainsi que tout ce qui est dans son sein. » Et aux Colossiens : « Que personne ne vous condamne pour le manger ou pour le boire. » Et plus bas : « Si vous êtes mort avec le Christ aux éléments de ce monde, pourquoi ces mesures, comme si vous  viviez encore au monde, savoir : vous ne toucherez pas, vous ne goûterez pas, vous ne mettrez pas la main à tous ces aliments dont l’usage donne la mort, suivant les préceptes et les règles des nommes ? »

Il appelle éléments de ce monde les premiers rudiments de la loi qui touchent aux observances charnelles ; espèce d’alphabet élémentaire sur lequel s’exerçait le monde, c’est-à-dire un peuple encore charnel. À ces éléments, je veux dire aux observances de la chair, sont morts ceux qui sont à Jésus-Christ et à ceux de Jésus-Christ ; ils ne leur doivent plus rien, ne vivant plus en ce monde, c’est-à-dire parmi ces hommes attachés à la chair, posant des règles, et établissant des distinctions entre tels et tels aliments, entre une chose et une autre, et disant : « vous ne toucherez point à ceci ou à cela ; » toutes choses auxquelles il suffit de toucher, de goûter, de porter la main, selon l’Apôtre, pour donner la mort à l’âme, alors même que nous en faisons usage pour quelque raison d’humilité. Ce langage, je le répète, est conforme aux préceptes et aux règles des hommes, — c’est-à-dire de ceux qui vivent dans la chair et qui comprennent la loi dans le sens de la chair, — et non à la loi de Jésus-Christ et de ceux de Jésus-Christ.

En effet, lorsque le Seigneur préparait les apôtres à prêcher son Évangile, c’était, sans doute, plus que jamais le moment de prévenir tout sujet de scandale. Or, il leur permit si bien l’usage de toute espèce de nourriture qu’il leur prescrivit de vivre comme leurs hôtes, partout où ils recevraient l’hospitalité, c’est-à-dire de boire et de manger ce qu’ils trouveraient à leur table. Et saint Paul assurément prévoyait, par les lumières du Saint-Esprit, que bientôt ils s’écarteraient de la doctrine du Seigneur, qui est aussi la sienne, lorsqu’il écrivait à Timothée : « L’esprit-Saint dit expressément que, dans les temps à venir, quelques-uns déserteront la foi, s’adonnant à des esprits d’erreur et aux doctrines des démons enseignées par des hypocrites qui prêcheront le mensonge, proscriront le mariage, et commanderont de s’abstenir des aliments que Dieu a créés, pour que les fidèles et ceux qui ont été initiés à la vérité en usent avec reconnaissance ; car tout ce qui a été créé par la main de Dieu est bon, et il n’y a rien à rejeter de ce qu’on reçoit avec reconnaissance, la parole de Dieu et la prière le sanctifiant. En enseignant cela à vos frères, vous vous montrerez bon ministre de Jésus-Christ, nourri des paroles de la foi et de la bonne doctrine dont vous vous êtes fait le disciple. »

Enfin, à considérer les actes extérieurs de l’abstinence avec les yeux du corps, qui n’aurait pas mis au-dessus de Jésus-Christ et de ses disciples saint Jean et ses disciples poussant jusqu’à l’excès l’abstinence et les macérations ? Ceux-ci même qui, à l’exemple des juifs, s’attachaient aux actes extérieurs, murmuraient contre Jésus-Christ et disaient, l’interrogeant lui-même : « Pourquoi vos disciples ne jeûnent-ils point, tandis que nous jeûnons si souvent, nous et les pharisiens ? » 

X. Saint Augustin, attentif à cette considération, met entre les apparences de la vertu et la vertu une telle différence, que, dans sa pensée, les œuvres n’ajoutent rien aux mérites. Voici en effet ce qu’il dit dans son Traité sur le bien conjugal : « La charité est une vertu de l’âme, non du corps. Souvent les vertus de l’âme consistent dans le simple état de l’âme ; souvent aussi elles se manifestent dans les actes extérieurs : telle la vertu des martyrs apparut dans leur courage à supporter les supplices. » Et ailleurs : « La patience était dans l’âme de Job, le Seigneur la connaissait et en rendait témoignage ; mais elle ne fut connue des hommes que par l’épreuve de la tentation. » Et encore : « En vérité, pour faire comprendre plus clairement comment la vertu consiste dans l’état de l’âme, indépendamment des œuvres, je vais citer un exemple qui ne peut laisser de doute chez aucun chrétien. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ ait été, dans la réalité de sa chair, sujet à la faim et à la soif, qu’il ait mangé et bu, nul ne le conteste parmi ceux qui croient a son Évangile : est-ce donc que sa vertu d’abstinence dans le boire et le manger n’était pas aussi grande que celle de saint Jean-Baptiste ? Or Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit : « Il est possédé du démon. » Le Fils de l’Homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit : « Voilà un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des pécheurs. » Puis, après avoir parlé de Jean et de lui-même, l’Évangéliste ajoute : « La sagesse a été justifiée par ses enfants, qui voient que la vertu de continence doit toujours consister dans l’état de l’âme, tandis que sa manifestation par les œuvres est subordonnée aux choses et aux temps, comme la vertu de la patience chez les martyrs. » De même donc que le mérite de la patience est égal chez Pierre qui a été martyrisé et chez Jean qui ne l’a pas été, de même il y a égal mérite de continence chez Jean qui ne connut pas le mariage et chez Abraham qui a engendré des enfants. En effet, le célibat de l’un et le mariage de l’autre ont également milité en leur temps pour Jésus-Christ ; mais la continence de Jean se montrait dans ses œuvres, celle d’Abraham résidait seulement dans l’état de son âme.

Ainsi à l’époque où la loi, eu égard à la longue vie des patriarches, déclarait maudit celui qui ne produirait point de postérité en Israël, celui qui ne le pouvait pas n’en produisait pas ; en esprit, il n’en accomplissait pas moins la loi. Depuis, les temps se sont accomplis, et il a été dit : « Que celui qui peut comprendre comprenne ; que celui qui est en état fasse les œuvres ; que celui qui ne veut pas faire les œuvres, ne dise pas qu’il est en état. » Paroles claires et dont il résulte que les vertus seules sont méritoires devant Dieu, et que tous ceux qui sont égaux en vertus seront traités également par lui, quelque distance qu’il y ait entre les œuvres. Aussi ceux qui sont vraiment chrétiens, tout occupés de parer l’homme intérieur de vertus nouvelles et de le purifier des vices, ne prennent point ou ne prennent que fort peu de souci de l’extérieur.

C’est pourquoi nous lisons que les Apôtres eux-mêmes se comportaient  grossièrement et presque sans pudeur, tandis qu’ils marchaient à la suite du Seigneur. On eût dit qu’ils avaient oublié tout respect, toute convenance. Lorsqu’ils passaient dans un champ, ils ne rougissaient pas d’arracher des épis, de les égrener et de les manger comme des enfants ; ils ne s’inquiétaient même pas de laver leurs mains avant de prendre leur nourriture, ce qui les faisait accuser par quelques-uns de malpropreté. Mais le Seigneur les excuse. « De manger sans avoir lavé ses mains, dit-il, ce n’est pas là ce qui souille l’homme. » Et il ajoute aussitôt, d’une manière générale, que l’âme ne peut être souillée par les choses extérieures, mais seulement par celles qui sortent du cœur, c’est-à-dire, par « les mauvaises pensées, les adultères, les homicides, etc. » Si le cœur, en effet, n’est pas corrompu avant l’acte par une intention mauvaise, l’acte extérieur ne saurait être un péché. Aussi dit-il que les adultères mêmes et les homicides viennent du cœur, puisqu’ils peuvent être accomplis sans l’intervention du corps, selon cette parole : « Quiconque voit une femme et la convoite est, par cela seul, adultère dans son cœur. » Et encore : « Quiconque hait son frère est homicide. » Tandis qu’il n’y a ni adultère ni violence, les actes fussent-ils accomplis, quand une femme succombe à la violence, ou quand un juge, au nom de la justice, est contraint de mettre un coupable à mort ; « car tout homicide, est-il écrit, n’a point de part au royaume de Dieu. »

C’est donc moins nos actes en eux-mêmes, que l’intention avec laquelle nous les accomplissons, qu’il faut peser, si nous voulons être agréables à celui qui sonde les cœurs et les reins, qui voit clair dans les ténèbres, et « qui jugera les secrètes pensées des hommes, selon mon Évangile, » dit saint Paul, c’est-à-dire selon la doctrine de ma prédication. Voilà pourquoi la modique offrande de la veuve, qui ne donne que deux deniers, c’est-à-dire un quatrain, fut préférée aux offrandes abondantes par celui à qui nous disons : « vous n’avez pas besoin de mes biens ; » par celui qui apprécie l’offrande d’après celui qui fait l’offrande, et non celui qui fait l’offrande d’après l’offrande, ainsi qu’il est écrit : « Le Seigneur regarda favorablement Abel et ses présents ; » ce qui signifie qu’il examina avant tout la piété de celui qui lui faisait l’offrande, et eut le don pour agréable à cause de celui qui le faisait.

La dévotion du cœur a d’autant plus de prix aux yeux de Dieu, que nous mettons moins de confiance dans les manifestations extérieures. C’est pourquoi l’Apôtre, après avoir, dans sa lettre à Timothée dont nous avons parlé plus haut, autorisé l’usage de tous les aliments, ajoute, au sujet des travaux du corps : « c’est à la piété qu’il faut vous exercer ; les exercices du corps ne sont utiles qu’à certaines choses, mais la piété est utile à tout ; c’est à elle qu’ont été promises et la vie présente et la vie future. » En effet, la dévotion et la piété du cœur envers Dieu obtiennent de lui les biens de ce monde et ceux de l’éternité. 

Que nous enseignent tous ces préceptes, sinon de vivre suivant la sagesse chrétienne et de faire servir, comme Jacob, les animaux domestiques à la nourriture de notre père, au lieu d’aller, comme Ésaü, chercher ceux des forêts et de judaïser dans les pratiques extérieures. De là ce précepte dn Psalmiste : « Le souvenir des vœux que je vous ai faits, Seigneur, est en moi, et je les réaliserai en actions de grâce. » À cette parole, ajoutez celle du poète : « Ne vous cherchez pas hors de vous-même. »

Les témoignages abondent dans les auteurs profanes comme dans les auteurs sacrés, qui nous apprennent qu’il ne faut pas attacher une importance souveraine aux actes qu’on appelle extérieurs et indifférents. Autrement les œuvres de la loi et l’insupportable servitude de son joug, comme dit Pierre, seraient préférables à la liberté de l’Évangile, au joug aimable de Jésus-Christ et à son poids léger. Pour nous inviter à recevoir ce joug aimable et ce léger fardeau, Jésus-Christ lui-même nous dit : « venez, vous qui travaillez et qui êtes chargés. » C’est pourquoi l’apôtre saint Paul réprimandait vivement certains juifs, convertis à Jésus-Christ, mais qui pensaient encore accomplir les œuvres de l’ancienne loi, dans ce passage des Actes des Apôtres où il dit : « hommes, mes frères, pourquoi tenter Dieu, pourquoi vouloir imposer aux disciples un joug que ni nos pères ni nous n’avons pu porter ? Nous n’en croyons pas moins être sauvés, comme eux, par la grâce de Notre Seigneur Jésus. »

XI. Vous donc, qui êtes non-seulement un disciple de Jésus-Christ, mais un fidèle imitateur de l’Apôtre, qui en avez la sagesse aussi bien que le nom, mesurez-nous, je vous en prie, la règle des œuvres, en sorte qu’elle convienne à la faiblesse de notre sexe et que nous puissions être occupées surtout à rendre gloire au Seigneur. C’est ce sacrifice que le Seigneur recommande après avoir rejeté tous les sacrifices extérieurs, quand il dit : « si j’ai faim, je ne vous le dirai pas ; car la terre entière est à moi et tout ce qu’elle contient. Croyez-vous que je mange la chair des taureaux ? que je boive le sang des boucs ? Offrez à Dieu un holocauste de louanges, accomplissez envers le Très-Haut les vœux que vous avez faits, invoquez-moi au jour de la détresse, et je vous en tirerai, et vous m’honorerez. »

Nous ne disons pas cela dans l’intention de repousser tout travail corporel, lorsque la nécessité l’exigera, mais afin de n’avoir pas à attacher trop d’importance aux œuvres qui n’intéressent que le corps et qui nuisent à la célébration de l’office divin ; puisque, au témoignage de l’Apôtre, les femmes vouées à Dieu jouissent du privilège de vivre des dons de la charité plutôt que du produit de leur travail. Ce qui fait dire à saint Paul, dans sa lettre à Timothée : « si quelque fidèle a des veuves, qu’il subvienne à leurs besoins, et que l’Église n’en soit point chargée, afin qu’elle ait assez pour celles qui sont les véritables veuves. » Or, il appelle véritables veuves les femmes vouées à Jésus-Christ, dont le mari est mort, pour lesquelles mort est le monde et qui sont elles-mêmes mortes à lui. Voilà celles qu’il convient  de nourrir aux dépens de l’Église, comme du revenu propre de leur époux. C’est pourquoi le Seigneur confia le soin de sa mère à un apôtre plutôt qu’à son mari ; et les Apôtres eux-mêmes ont institué sept diacres, c’est-à-dire sept ministres de l’Église, pour veiller aux besoins des femmes vouées à Dieu.

Nous savons, sans doute, que l’Apôtre écrivant aux habitants de Thessalonique, condamne ceux qui mènent une vie d’oisiveté et de méditation, à ce point qu’il veut que quiconque refuse de travailler ne mange pas. Nous savons aussi que saint Benoît a par-dessus tout prescrit le travail des mains comme remède à l’oisiveté. Mais quoi ? Marie n’était-elle pas oisive, lorsqu’elle était assise aux pieds du Christ écoutant ses paroles, tandis que Marthe, qui travaillait pour elle en même temps que pour le Seigneur, murmurait avec jalousie contre la paresse de sa sœur, et se plaignait de porter seule le poids du jour et de la chaleur ?

De même, aujourd’hui, nous voyons fréquemment murmurer ceux qui s’occupent des soins extérieurs, lorsqu’ils fournissent à ceux qui sont occupés du service de Dieu les biens de la terre. Et souvent ils se plaignent moins des rapines d’un tyran que des dîmes qu’ils sont obligés de payer à ces fainéants, comme ils disent, à ces oisifs dont le repos n’est bon à rien. Cependant, ils voient ces fainéants incessamment occupés non-seulement à écouter les paroles du Christ, mais à les lire et à les répandre. Ils ne prennent pas garde que c’est peu de chose, comme dit l’Apôtre, de donner les biens du corps à ceux dont on attend les biens de l’âme, et qu’il n’est point contraire à l’ordre que ceux qui se livrent aux soins de la terre servent ceux qui sont occupés des soins du ciel. Aussi la loi elle-même a-t-elle assuré aux ministres de l’Église ce salutaire loisir. La tribu de Lévi ne possédait aucun héritage temporel : afin de pouvoir plus librement se consacrer au service du Seigneur, elle avait le droit de prélever sur le travail des autres enfants d’Israël des dîmes et des oblations.

Quant aux jeûnes, que les chrétiens observent en les considérant plutôt comme une abstinence de vices que comme une abstinence d’aliments, il y aura lieu de voir s’il convient d’ajouter quelque chose aux canons de l’Église, et de nous donner sur ce point un règlement approprié.

Mais c’est particulièrement les offices de l’Église et la distribution des psaumes qu’il sera utile de régler. En cela, du moins, de grâce, soulagez notre faiblesse d’un trop lourd fardeau. Que la semaine nous soit donnée pour réciter le Psautier, de façon que nous n’ayons pas â répéter les mêmes psaumes. Saint Benoît, après avoir distribué la semaine selon ses vues, laissa ses successeurs libres d’agir suivant leur convenance. « Si quelqu’un trouve mieux à faire, il fera, dit-il, un autre règlement. » Il prévoyait qu’avec la succession des temps, la beauté de l’Église s’accroîtrait ; il songeait au magnifique édifice qui s’est depuis élevé sur ses grossiers fondements.

Mais il est un point sur lequel nous-désirons par-dessus tout être fixées.  Que devons-nous faire à l’égard de la lecture de l’Évangile pendant les vigiles nocturnes ? Il me semblerait dangereux d’admettre auprès de nous, à une telle heure, des prêtres ou des diacres pour faire cette lecture ; car ce que nous devons particulièrement éviter, c’est l’approche et la vue des hommes, afin de pouvoir nous donner plus sincèrement à Dieu, et aussi pour être moins exposées à la tentation.

À vous, ô maître, tandis que vous vivez, à vous d’instituer la règle que nous devons suivre à toujours. Car c’est vous, après Dieu, qui êtes le fondateur de cet asile ; c’est vous qui, par la main de Dieu, avez été le planteur de notre communauté ; à vous donc d’être, avec Dieu, le législateur de notre ordre. Peut-être aurons-nous, après vous, un chef qui bâtirait sur des fondements qu’il n’aurait pas jetés. Il aurait par là même, nous en avons la crainte, moins de sollicitude pour nous. Peut-être aussi trouverait-il en nous moins de soumission. Eût-il mêmes intentions enfin, il n’aurait pas même pouvoir. Parlez-nous, vous, et nous écouterons. Adieu.