index Lettre 1 Lettre 2 Lettre 3 Lettre 4 Lettre 5 Lettre 6 Lettre 7

 

 

LETTRE QUATRIÈME RÉPONSE D’HÉLOISE À ABÉLARD

 

À celui qui est tout pour elle après Jésus-Christ, celle qui est toute à lui en Jésus-Christ

I. Je m’étonne, ô mon bien suprême, que dérogeant aux règles du style épistolaire et même à l’ordre naturel des choses, vous ayez pris sur vous, dans le titre et la salutation de votre lettre, de mettre mon nom avant le vôtre, c’est-à-dire la femme avant l’homme, l’épouse avant le mari, la servante avant le maître, la religieuse avant le religieux et le prêtre, la diaconesse avant l’abbé. Il est, en effet, dans l’ordre et les convenances, lorsque nous écrivons à des supérieurs ou à des égaux, de placer leurs noms avant les nôtres ; et si l’on s’adresse à des inférieurs, l’ordre des noms doit suivre celui des dignités.

Une autre chose nous a étonnées et émues : votre lettre qui aurait dû nous apporter quelque consolation n’a fait qu’accroître notre douleur ; la main qui devait essuyer nos larmes en a fait jaillir la source. Qui d’entre nous, en effet, aurait pu, sans fondre en pleurs, entendre le passage de la fin de votre lettre où vous dites : « S’il arrive que le Seigneur me livre entre les mains de mes ennemis, et que mes ennemis, triomphants, me donnent la mort… » Ô mon bien-aimé, une telle pensée a-t-elle pu vous venir  à l’esprit, un tel langage sur les lèvres ? Que jamais Dieu n’oublie ses humbles servantes au point de les faire survivre à votre perte ! Que jamais il ne nous laisse une vie qui serait plus insupportable que tous les genres de mort ! C’est à vous qu’il appartient de célébrer nos obsèques, de recommander nos âmes à Dieu et de lui envoyer avant vous celles dont vous avez fait son troupeau, afin que vous n’ayez plus sur elles aucun sujet de trouble et d’inquiétude, et que vous nous suiviez avec d’autant plus de joie que vous serez plus rassuré sur notre salut.

Épargnez-nous, je vous en supplie, ô notre maître, épargnez-nous de telles paroles qui mettent le comble au malheur de femmes déjà si malheureuses ; ne nous enlevez pas, avant la mort, ce qui fait toute notre vie. À chaque jour suffît son mal, et ce jour fatal, tout enveloppé d’amertume, apportera assez dé douleur à celle qu’il trouvera de ce monde. « À quoi bon, dit Sénèque, aller au-devant des maux cl perdre la vie avant la mort ? »

II. Vous demandez, ô mon bien suprême, si quelque accident met fin à votre vie loin de nous, vous demandez que nous fassions transporter votre corps à notre cimetière, afin que l’incessante présence de votre souvenir vous assure un plus riche trésor de prières. Pensez-vous donc que votre souvenir puisse jamais nous quitter ? Sera-ce d’ailleurs le moment de prier, lorsque le bouleversement de notre âme nous aura ravi tout repos ? lorsque notre âme aura perdu le sentiment de la raison, notre langue, l’usage de la parole ? lorsque notre cœur en délire et soulevé, pour ainsi dire, contre Dieu lui-même, bien loin de se résigner, sera moins disposé à l’apaiser par ses prières qu’à l’irriter par ses plaintes ? Pleurer, voilà tout ce que nous pourrons faire dans notre infortune ; prier, nous ne saurons. Nous songerons bien plutôt à vous suivre sans retard qu’à pourvoir à votre sépulture ; nous serons bonnes à être enterrées nous-mêmes avec vous plutôt qu’à vous enterrer. En vous, nous aurons perdu notre rie ; sans vous, nous ne pourrons plus vivre. Ah ! puissions-nous même ne pas vivre jusque-là ! La seule pensée de votre mort est déjà pour nous une sorte de mort ; que sera-ce donc, si la réalité de cette mort nous trouve encore vivantes ? Non, Dieu ne permet Ira jamais que nous vous survivions pour vous rendre ce devoir, pour vous prêter cette assistance que nous attendons de vous comme un dernier service. C’est à nous, et fasse le ciel qu’il en soit ainsi, c’est à nous de vous précéder, non de vous suivre. Ménagez-nous donc, je vous en supplie, ménagez du moins celle pour qui vous êtes tout. Trêve de ces mots qui nous percent le cœur comme des glaives de mort et qui nous font une agonie plus douloureuse que la mort même.

III. Un cœur accablé par le chagrin ne saurait être calme, un esprit en proie à tous les troubles ne peut sincèrement s’occuper de Dieu. Je vous en conjure, ne nous empêchez pas de remplir les saints devoirs auxquels vous nous avez consacrées. Lorsqu’un coup est inévitable, et qu’il doit apporter avec lui une douleur immense, il faut souhaiter qu’il soit soudain, et ne pas  anticiper par de vaines craintes les tortures que nulle prévoyance humaine ne pourrait détourner ! C’est ce qu’un poëte a bien senti dans cette prière adressée à Dieu : « Que tes arrêts s’accomplissent soudain. Que l’esprit de l’homme ne puisse percer les ténèbres de l’avenir ! Laisse à nos alarmes l’espérance ! »

Et cependant, vous perdu, quelle espérance me reste-t-il à moi ? Quelle raison aurai-je de prolonger un pèlerinage où je n’ai de consolation que vous, de bonheur que de savoir que vous vivez, puisque tout autre plaisir de vous m’est interdit et qu’il ne m’est même pas permis de jouir de votre présence, qui parfois du moins pourrait me rendre à moi-même ?

Si ce n’était un blasphème, n’aurai-je pas le droit de m’écrier : « Grand Dieu, que vous m’êtes cruel en toutes choses ! ô clémence inclémente ! ô fortune infortunée. » Oui la fortune a si bien épuisé contre moi tous les traits de ses efforts qu’il ne lui en reste plus pour frapper les autres ; elle a si bien vidé sur moi son carquois que nul n’a plus à redouter ses coups. Et si quelque flèche lui restait encore, où trouverait-elle en moi la place d’une blessure nouvelle ? Après tant de coups, la seule chose qu’elle ail à craindre, c’est que la mort ne mette un terme à tant de souffrances. Et bien qu’elle ne cesse pas de frapper, elle craint de voir arriver ce dernier moment qu’elle hâte. Ô malheureuse des malheureuses, infortunée des infortunées, faut-il que votre amour ne m’ait élevée entre toutes les femmes que pour être précipitée de plus haut par un coup aussi douloureux pour vous que pour moi ! Plus grande en effet est l’élévation, plus épouvantable est la chute. Parmi les femmes de noble race et de haut rang en est-il une dont le bonheur ait, je ne dis pas dépassé, mais égalé le mien ? en est-il une qu’elle ait fait tomber plus bas et plus accablée de douleur ? Quelle gloire elle m’a donnée en vous ! en vous quel coup elle m’a porté ! Comme elle a été violemment pour moi d’un excès à l’autre ; dans les biens comme dans les maux, elle n’a point gardé de mesure. C’est pour faire de moi la plus malheureuse des femmes qu’elle en avait d’abord fait la plus heureuse ; afin qu’en pensant à tout ce que j’ai perdu, les tortures de la douleur fussent en rapport avec l’étendue de la perte, afin que l’amertume des regrets égalât la jouissance de la possession, afin qu’aux enivrements de la volupté suprême succédât l’accablement du suprême désespoir.

Et pour que l’outrage soulevât une indignation plus grande, tous les fondements de l’équité ont été bouleversés contre nous. En effet, tandis que nous goûtions les délices d’un amour inquiet, ou, pour me servir d’un terme moins honnête, mais plus expressif, tandis que nous nous livrions à la fornication, la sévérité du ciel nous a épargnés. C’est quand nous avons légitimé cet amour illégitime, quand nous avons couvert des voiles du mariage la honte de nos égarements, c’est alors que la colère du Seigneur a appesanti sa main sur nous ; et notre lit purifié n’a pas trouvé grâce devant celui qui en avait si longtemps toléré la souillure. 

Pour des hommes surpris dans le plus coupable adultère, le supplice que tous avez subi aurait été une peine assez grande. Et ce que les autres mentent pour l’adultère, vous l’avez encouru, vous, par le mariage où vous aviez cherché avec confiance une réparation de tous vos torts. Ce que les femmes adultères attirent à leurs complices, c’est votre légitime épouse qui vous l’a attiré ; et cela, non pas lorsque nous nous livrions aux plaisirs d’autrefois, mais quand, déjà momentanément éloignés l’un de l’autre, nous vivions dans la chasteté, vous à Paris, à la tête des écoles ; et moi, selon vos ordres, à Argenteuil, dans la compagnie des religieuses ; quand nous nous étions ainsi séparés, afin de pouvoir nous livrer avec plus de zèle et de liberté, vous a la direction des écoles, moi à la prière et à la méditation des livres saints : oui, c’est pendant que nous menions cette vie aussi sainte que pure, que vous avez payé seul dans votre corps un péché qui nous était commun. Nous avions été deux pour la faute, vous avez été seul pour le châtiment ; vous étiez le moins coupable, et c’est vous qui avez porté la peine entière. En effet, ne deviez-vous pas avoir d’autant moins à craindre de la part de Dieu, comme de la part de ces traîtres, que vous aviez donné plus largement satisfaction en vous abaissant pour moi, en m’élevant moi et toute ma famille ?

IV. Malheureuse que je suis, d’être venue au monde pour être la cause d’un si grand crime ! Les femmes seront donc toujours le fléau des grands hommes ! Voilà pourquoi il est écrit dans les Proverbes, afin qu’on se garde de la femme : « Maintenant, mon fils, écoute-moi, et sois attentif aux paroles de ma bouche. Que ton cœur ne se laisse pas entraîner dans les voies de la femme ; ne t’égare pas dans ses sentiers ; car elle en a renversé et fait tomber un grand nombre : les plus forts ont été tués par elle. Sa maison est le chemin des enfers, elle conduit aux abîmes de la mort. » Et dans l’Ecclésiaste : « J’ai considéré toute chose avec les yeux de mon âme, et j’ai trouvé la femme plus amère que la mort ; elle est le filet du chasseur ; son cœur est un piège, ses mains sont des chaînes : celui qui est agréable à Dieu lui échappera, mais le pécheur sera sa proie. »

Dès l’origine du monde, la première femme a fait bannir l’homme du paradis terrestre ; et celle qui avait été créée par le Seigneur pour lui venir en aide a été l’instrument de sa perte. Ce puissant Nazaréen, cet homme du Seigneur dont un ange avait annoncé la naissance, c’est Dalila seule qui l’a vaincu ; c’est elle qui le livra à ses ennemis, le priva de la vue et le réduisit à un tel désespoir, qu’il finit par s’ensevelir lui-même sous les ruines du temple avec ses ennemis. Le sage des sages, Salomon, ce fut la femme à laquelle il s’était uni qui lui fit perdre la raison et qui le précipita dans un tel excès de folie, que lui, que le Seigneur avait choisi pour bâtir son temple, de préférence à David, son père, qui pourtant était juste, il tomba dans l’idolâtrie et y resta plongé jusqu’à la fin de ses jours : infidèle au culte du vrai Dieu, dont il avait, par ses écrits, par ses discours, célébré la gloire et  répandu les enseignements. Ce fut contre sa femme, qui l’excitait au blasphème, que Job, ce saint homme, eut à soutenir le dernier et le plus rude des combats. Le malin tentateur savait bien, il avait mainte fois reconnu par l’expérience cette vérité, que les hommes ont toujours, dans leurs femmes, une cause de ruine toute prête. C’est lui enfin qui, étendant jusqu’à nous sa malice accoutumée, a perdu par le mariage celui qu’il n’avait pas perdu par la fornication ; il a fait le mal avec le bien, n’ayant pu faire le mal avec le mal.

Grâce à Dieu, du moins, s’il a pu faire servir ma passion à son œuvre de malice, il n’a pu convertir mon cœur à la trahison, comme les femmes dont j’ai cité l’exemple. Et cependant, bien que la pureté de mes intentions me justifie, bien que mon cœur n’ait point à répondre de l’accomplissement du crime, j’avais auparavant commis trop de péchés pour me croire tout à fait innocente. Oui, dès longtemps asservie aux attraits des voluptés de la chair, j’ai mérité alors ce que je subis aujourd’hui ; c’est le juste châtiment de mes fautes passées. Toute mauvaise fin est la conséquence d’un mauvais commencement. Plaise au ciel que je fasse de ce péché une digne pénitence, une pénitence qui, par la longueur de l’expiation, balance, s’il est possible, le cruel châtiment qui vous a été infligé ; plaise au ciel que ce que vous avez souffert un moment dans votre chair, je le souffre, moi, comme il est juste, par la contrition de mon âme, pendant toute la vie, et qu’ainsi je vous offre à vous, sinon à Dieu, une espèce de satisfaction.

V. S’il faut, en effet, mettre à nu la faiblesse de mon misérable cœur, je ne trouve pas en moi un repentir propre à apaiser Dieu ; je ne puis me retenir d’accuser son impitoyable cruauté au sujet de l’outrage qui vous a été infligé, et je ne fais que l’offenser par mes murmures rebelles à ses décrets, bien loin de chercher par la pénitence à apaiser sa colère. Peut-on dire même qu’on fait pénitence, quel que soit le traitement infligé au corps, alors que l’âme conserve l’idée du péché et brûle de ses passions d’autrefois ? Il est aisé de confesser ses fautes et de s’en accuser, il est aisé même de soumettre son corps à des macérations extérieures ; mais ce qui est difficile, c’est d’arracher son âme aux désirs des plus douces voluptés. Voilà pourquoi le saint homme Job, après avoir dit avec raison : « Je lancerai mes paroles contre moi-même, » — c’est-à-dire, je délierai ma langue et j’ouvrirai ma bouche par la confession pour m’accuser de mes péchés, — ajoutait aussitôt : « Je parlerai dans l’amertume de mon âme. » Et saint Grégoire, rapportant ce passage, dit : « Il y en a qui confessent leurs péchés à haute voix, mais leur confession ne sort pas d’un cœur gémissant ; ils disent en riant ce qu’ils devraient dire avec des sanglots… Il ne suffit donc pas d’avouer ses fautes en les détestant ; il faut les détester dans l’amertume de son âme, afin que cette, amertume elle-même soit la punition des fautes qu’accuse la langue conduite par l’esprit. »

Mais cette amertume du vrai repentir est bien rare, et saint Ambroise en  fait la remarque. « J’ai trouvé, dit-il, plus de cœurs qui ont conservé leur innocence que de cœurs qui ont fait pénitence. » Quant à moi, ces voluptés de l’amour que nous avons goûtées ensemble m’ont été si douces, que je ne puis m’empêcher d’en aimer le souvenir, ni l’effacer de ma mémoire. De quelque côté que je me tourne, elles se présentent, elles s’imposent à mes regards avec les désirs qu’elles réveillent ; leurs illusions n’épargnent même pas mon sommeil. Il n’est pas jusqu’à la solennité de la messe, là où la prière doit être si pure, pendant laquelle les licencieuses images de ces voluptés ne s’emparent si bien de ce misérable cœur, que je suis plus occupée de leurs turpitudes que de l’oraison. Je devrais gémir des fautes que j’ai commises, et je soupire après celles que je ne puis plus commettre.

Ce n’est pas seulement notre délire, ce sont les heures, ce sont les lieux témoins de notre délire, qui sont si profondément gravés dans mon cœur avec votre image, que je me retrouve avec vous dans les mêmes lieux, aux mêmes heures, dans le même délire : même en dormant, je ne trouve point le repos. Parfois les mouvements de mon corps trahissent les pensées de mon âme ; des mots m’échappent, que je n’ai pu retenir. Ah ! je suis vraiment malheureuse, et elle est bien faite pour moi cette plainte d’une âme gémissante ; « Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps déjà mort ? Plut au ciel que je puisse ajouter avec vérité ce qui suit : « c’est la grâce de Dieu, par Jésus-Christ, notre Seigneur ! » Cette grâce, ô mon bien-aimé, vous est venue, à vous, sans que vous la demandiez : une seule plaie de votre corps, en apaisant en vous ces aiguillons du désir, a guéri toutes les plaies de votre âme ; et tandis que Dieu semblait vous traiter avec rigueur, il se montrait, en réalité, secourable : tel le médecin fidèle qui ne craint pas de faire souffrir son malade pour assurer sa guérison. Chez moi, an contraire, les feux d’une jeunesse ardente au plaisir et l’épreuve que j’ai faite des plus douces voluptés irritent ces aiguillons de la chair ; et les assauts sont d’autant plus pressants, que plus faible est la nature qui leur est en butte.

On vante ma chasteté : c’est qu’on ne voit pas mon hypocrisie. On porte au compte de la vertu la pureté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps, et non celle de l’âme. Je suis glorifiée parmi les hommes, mais je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit clair dans nos ténèbres. On loue ma religion dans un temps où la religion n’est plus qu’hypocrisie, où, pour être exaltée, il suffit de ne point heurter les préjugés du monde.

Il se peut qu’il y ait quelque mérite, même aux yeux de Dieu, à ne point scandaliser l’Église par de mauvais exemples, quelles que soient d’ailleurs les intentions, et à ne point donner aux infidèles le prétexte de blasphémer le nom du Seigneur, aux libertins l’occasion de diffamer l’ordre auquel on a fait vœu d’appartenir. Cela même peut être, je le veux bien, un don de la grâce divine qui a pour effet d’apprendre non-seulement à faire le bien, mais  aussi de s’abstenir du mal. Mais en vain fait-on le premier pas, s’il n’est suivi du second, ainsi qu’il est écrit : « Éloigne-toi du mal et fais le bien ; » En vain même, pratiquerait-on ces deux préceptes, si ce n’est pas l’amour de Dieu qui vous conduit.

Or, dans tous les états de ma vie, Dieu le sait, jusqu’ici c’est vous plutôt que lui que j’ai toujours redouté d’offenser. C’est à vous bien plus qu’à lui-même que j’ai le désir de plaire. C’est un mot de vous qui m’a fait prendre l’habit monastique, et non la vocation divine. Voyez quelle vie infortunée, quelle vie misérable entre toutes que la mienne, si tout cela est perdu pour moi, pour moi qui ne dois en recevoir ailleurs aucune récompense. Ma dissimulation, sans doute, vous a longtemps trompé comme tout le monde ; tous avez attribué à un sentiment de piété ce qui n’était qu’hypocrisie. Et voilà pourquoi vous vous recommandez à nos prières, pourquoi vous réclamez de moi ce que j’attends de vous.

VI. Ah ! je vous en conjure, n’ayez pas de moi une opinion si haute : il m’est trop nécessaire que vous ne cessiez point de me prêter assistance. Gardez-vous de penser que je sois guérie : je ne puis me passer du secours de vos soins. Gardez-vous de me croire au-dessus de tout besoin ; il y aurait danger à me faire attendre un secours indispensable à ma misère. Gardez-vous de m’estimer si forte : je pourrais tomber, avant que votre main ne vint me soutenir. La flatterie a causé la perte de bien des âmes, en leur enlevant l’appui qui leur était indispensable. Le Seigneur nous crie par la bouche d’Isaïe : « Ô mon peuple, ceux qui t’exaltent te trompent et t’égarent ; » et par la bouche d’Ézéchiel : « Malheur à vous qui placez des coussins sous les coudes et des oreillers sous la tête du monde pour abuser les âmes ! » Tandis qu’il est dit par Salomon : « Les paroles des sages sont comme des aiguillons, comme des clous enfoncés profondément, qui ne savent pas effleurer une plaie, mais qui la déchirent. »

Trêve donc, je vous en prie, à vos éloges, si vous ne voulez pas encourir le honteux reproche adressé aux artisans de flatterie et de mensonge. Ou si vous croyez qu’il y ait en moi quelque reste de vertu, prenez garde que vos éloges ne le fassent évanouir au souffle de la vanité. Il n’est point de médecin habile en son art qui, aux symptômes extérieurs, ne reconnaisse le mal du dedans. Et tout ce qui est commun aux réprouvés et aux élus est sans mérite aux yeux de Dieu. Or telles sont les pratiques extérieures, que parfois les vrais justes négligent, tandis que nul ne s’y conforme avec autant de zèle que les hypocrites, « Le cœur de l’homme est mauvais et insondable ; qui le connaîtra ? » — « L’homme a des voies qui paraissent droites et qui aboutissent à la mort. » — Le jugement de l’homme est téméraire dans les choses dont l’examen est réservé à Dieu seul. — C’est pourquoi il est écrit : « Vous ne louerez pas un homme pendant sa vie. » Cela veut dire qu’il ne faut pas louer un homme, de peur que, tandis que vous le louez, il ne soit déjà plus louable. 

L’éloge venant de vous est d’autant plus dangereux pour moi qu’il m’est plus doux. Il me séduit, il m’enivre d’autant plus que j’ai un plus grand désir de vous plaire. Ayez toujours plus de crainte que de confiance en ce qui me touche, je vous en supplie, afin que votre sollicitude soit toujours prête à me venir en aide. Hélas ! c’est aujourd’hui surtout qu’il faut craindre, puisque mon incontinence ne peut plus trouver de remède en vous.

Non, je ne veux pas que, pour m’exhorter à la vertu et pour m’exciter au combat, vous disiez : « C’est le malheur qui met le sceau à la vertu, » et : « Celui-là ne sera pas couronné, qui n’aura pas combattu jusqu’au bout. » Je ne cherche point la couronne de la victoire ; ce m’est assez d’éviter le péril. Il est plus sûr de fuir le danger que d’engager la bataille. Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura fait assez pour moi. Là, personne ne portera envie à personne, chacun se contentera de son sort.

Pour donner, moi aussi, à mes conseils l’appui d’une autorité, écoutons saint Jérôme. « J’avoue ma faiblesse, dit-il, je ne veux pas combattre dans l’espérance de remporter la victoire, de peur de la perdre. » Faut-il abandonner le certain pour suivre l’incertain ?