Chronique d'un temps si lourd

Dette

Les rebondissements ultimes autour de la crise grecque sont finalement assez révélateurs :

- de la sottise des médias, volontiers serviles qui repassent les plats de la parole officielle avec une désinvolture paresseuse.

- d'une inculture sidérale des mêmes et notamment d'une absence totale de sens historique ou géopolitique qui interdit toute mise en perspective et favorise les stéréotypes les plus éculés

- de cette étonnante propension à entremêler discours technique sur la finance et moralisme plus que douteux où percent parfois d'insondables relents de xénophobie.

Ah ce les grecs ne travaillent pas assez d'un ancien président de la République - même s'il s'agit de Sarkozy qui nous a habitués aux pires clichés - ah ce les grecs sont menteurs ont de quoi faire vomir ! qui ressemblent point par point à ceux éculés sur les allemands dont l'intransigeance serait seulement le version moderne d'appétences dictatoriales d'un autre temps !

M'intéresse plus ce discours subliminal sur la dette où percent d'étonnantes considérations morales. La modernité avait inventé le crédit qui remplaça la dette. Demeure néanmoins la honte de qui faillit, l'opprobre jetée sur celui - nécessairement malhonnête ou négligent - qui ne serait pas même capable d'honorer ses engagements.

Soyons sérieux ! il n'est pas un pays - fût-il le plus vertueux - qui serait capable d'honorer la dette que représente pour lui la monnaie qui circule dans le monde et les milliards que l'on aura injectés ici et là depuis la crise de 2008 consacrent la victoire aussi internationale que virtuelle d'une orthodoxie financière bien trouble.

Jamais le terme fiduciaire n'aura autant mérité son titre : il y est bien question de confiance ; de foi. Ces sommes en jeu qui dépassent l'entendement et interdisent qu'on se joue encore de la comparaison, pourtant cent fois entendue, entre budget de famille et budget d'Etat; comparaison évidemment sotte en son principe même.

Dette, débit termes dérivant du latin debeo devoir ... J'avais, en son temps, consacré quelques pages à l'argent - sans doute me faudrait-il les reprendre. Il y apparaissait que le lien qui soudait une société tenait toujours à cet objet blanc, à ce joker qui circule ... quand il circule de main en main. Il est ce qui me relie à l'autre, à la fois point commun et symbole, blanc encore, de toute dynamique. Mais il ne le peut qu'autant qu'il demeure virtuel et fait tout exploser sitôt qu'il revêt une valeur en soi.

Jamais notre système monétaire ne l'aura mieux illustré qui consacre une abstraction absolue où l'état économique d'une nation est exprimée par la valeur de sa monnaie quand la valeur de cette dernière serait déterminée par celui-ci dans un fabuleux cercle vicieux logique dont nous avons le secret.

Donnez moi un point d'appui je soulèverai le monde ... et Descartes, même, en quête d'une certitude première, pressé d'asseoir l'évidence du cogito sur l'impossibilité de le nier, dut bien aussi chercher en dieu, via l'hypothèse du Malin Génie, l'assise qui évitât à la raison la partialité de se justifier elle-même. Non, assurément, ce serait une erreur que de reprocher au système son abstraction sophistiquée : elle est le lot de toute pensée qui n'échappe jamais à la nécessité d'un principe, d'un axiome.

 

De Gaulle en 65 rêvait d'un retour à l'étalon-or, et donc d'une référence stable, solide et réelle : c'était oublier que pour qu'il puisse jouer un tel rôle, encore fallait-il qu'il fût reconnu comme tel ; le réel dont il rêvait ne nous est jamais donné que pour autant qu'une représentation nous l'offre possible et pensable.

A ce titre, le seul argument recevable reste que la référence à l'or ne résulte d'aucun rapport de force préalable, comme ce fut le cas du dollar en 44 après le désastre des deux guerres mondiales successives qui auront ruiné l'Europe.

La véritable erreur consisterait à ne lire la crise que du seul et strict point de vue financier et monétaire : cette erreur fut commise ce week-end et ce n'est pas du tout un hasard. Avec un aveuglement qui n'a d'égal que leur mauvaise foi, les libéraux arguent sempiternellement de leur pragmatisme n'avouant jamais que ce dernier est déjà une idéologie - et la pire qui soit technocratique. Ne tenir compte ni du politique, ni du social ; tenir pour quantité négligeable les implications géopolitiques, s'accrocher obstinément à la bouée de l'équilibre comptable, ne jurer que par la monnaie autorise assurément les puissants du moment à toiser avec mépris les fauteurs de trouble ... ils ne s'en sont pas privés.

Il y a bien de l'idéologie là dessous et de la pire qui soit, celle qui se pique de n'en être point. Il faut réécouter le même de Gaulle de février 65 dans cette étonnante conférence de 65 où l'essentiel de la pensée gaulliste s'exprime et où, sous le délicieux vocable de politique des revenus, il esquisse cette voie mitoyenne d'entre le libéralisme et le dirigisme à la soviétique que l'on s'empressera d'abandonner dans les années 70.

 

Ce qu'il appelle le laissez passer laissez faire qu'on aurait tendance à nommer ultra-libéralisme tant il est excessif dans son fonctionnement même domine désormais et l'orthodoxie financière qui l'accompagne inexorablement.

Comment ne pas voir, ce que de Gaulle avait entrevu en 65, qu'en l'affaire ce serait la démocratie qui finirait par céder, et les peuples par payer les pots cassés.

De Gaulle aura sans doute été le digne représentant de la bourgeoisie mais - et c'est ce qui faisait en lui ce savant mélange constituant les grands acteurs de l'Histoire - il savait ne pas rester conformiste quand l'essentiel était en jeu. Sous la Nation perçait pour lui le peuple au moins autant que la France ! Ce que nos grands argentiers sont en train de faire n'est autre que de dissoudre le peuple.

On ne peut décidément pas servir deux maîtres à la fois.