Chronique d'un temps si lourd
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Strasbourg

D'une visite récente dans ma ville natale je retiens ceci : un silence même en pleine foule comme si les pierres parvenaient à amollir sinon étouffer le bruissement continu des jours.

Je n'ai jamais eu la vanité sotte de la ville natale même si j'eus longtemps en y arrivant ce petit pincement qui me fit longtemps croire que je rentrais chez moi quand en réalité je venais juste à la rencontre de mon enfance. Désormais que les miens ont tous disparu, je réalise qu'il ne font plus écran entre la ville et moi et c'est presque comme si je la découvrais pour la première fois.

Alors, oui, au delà de la cathédrale à qui il manquera toujours la roide piété des édifices romans, au delà des maisons à colombages, au-delà de la partition visible encore entre la ville allemande et la ville française ; au delà de ces quartiers autrefois sales et pas toujours réputés qui se sont refaits une respectabilité bourgeoise en évinçant les ouvriers, comme partout ; il y a peut-être ce bras de l'Ill qui donne à la cité l'allure d'une ville d'eau quand elle eu la sagesse de se bâtir à l'écart du Rhin au débit si lent qu'on le croirait presque immobile. Autrefois des pêcheurs s'y attardaient sur des barques improbables ... ils ont depuis longtemps disparu. Mais il suffit de s'y promener ou bien de jeter simplement un regard du pont qui l'enjambe pour deviner sinon le secret au moins le talent qui est le sien. Il ne dit pas l'éternité ; encore moins l'éternel retour du même ; il ne suggère même pas la vanité de nos actes qui pourtant susurrent notre implacable impuissance ! non ! tel un trou noir, invisible mais même pas menaçant, il avale tout semblant l'enrober dans un improbable mais cotonneux soupir.

Pour la première fois, cette vile ne me parla pas des miens, les lieux même les plus chers ne me disaient plus mon enfance ou la sourde connivence d'une photo qui se serait substituée à elle ... ne me disait plus rien ! Or, loin d'en souffrir ou de me sentir amputé par un coin de ma vie qui se serait englouti dans ces abysses, je m'en réjouis au contraire comme d'un précieux cadeau de paix.

Est-ce la sagesse ? je ne crois pas ! peut-être le besoin de s'en approcher. Est-ce plutôt l'âge ? mais si tout me le rappelle, il devrait plutôt m'en rapprocher que m'en éloigner. Non ce serait bien plus vraisemblablement cet insatiable besoin de pensée, de lecture, d'écriture qui se cherche un havre de silence, une bibliothèque, une grotte, pourquoi pas.

Je sais bien que, vieillissant, l'on finit toujours peu ou prou par rêver d'un retour aux sources et la mémoire, elle-même, nous joue de ces tours qui nous fait remonter les plus antiques réminiscences quand elle regimbe à enregistrer le moindre détail du quotidien. Mais, moins que jamais en retournant-là, je n'ai la sensation de poser mes pieds sur d'anciennes traces qui me traduiraient ma vérité. Je me revois enfant, assis les jambes ballantes, à l'arrière d'une charrette, voyant s'éclipser à l'horizon notre point de départ. Il fait bon être à revers : tout y prend sens ! ce qui avance, recule ; ce qui recule, oui, avance ! Notre avenir, notre mort, se tapissent toujours, sournoisement dans notre dos, prompts à nous surprendre. A l'inverse, notre passé, telle une perspective, s'amenuise imperturbablement et sans un regard, fuit et nous échappe.

L'icône à la faux a raison : ce n'est pas nous qui allons vers la mort ; c'est elle, invariablement, qui s'avance et nous surprend. Inversement, ce n'est pas nous qui nous écartons de notre enfance pour bâtir ce que nous croyons être notre vie ; c'est au contraire elle qui sans même se cacher, s'éloigne et nous abandonne.

Restent non pas des racines mais d'imperceptibles traces tel ce lointain écho lunaire en pleine bleuité de mars, juste pour rappeler l'incroyable connivence de la piété et de la noirceur.

Il faut toute la vanité de notre époque pour croire encore que ce soit nous qui prenions retraite. Les anciens crurent sans doute que se préparer à la mort, c'était à l'écart, apprendre le renoncement et se préparer à quitter le monde. Mais ce n'est décidément pas nous qui quittons le monde ; c'est lui qui nous abandonne ! N Grimaldi n'a sans doute pas tort de souligner que l'action est l'inverse de l'action : nous n'avons sans doute jamais plus été mus que quand nous nous crûmes moteur et il suffit d'observer les médiocres effets de notre agitation, l'ivresse des passions qui les mina, pour douter de la valeur et de la portée de tout agissement.

Le destin, le hasard, ma volonté - mais tout ceci n'est que verbiage métaphysique pour dire la même chose - me conduisirent sur les chemins de la pensée et, vers cette humble certitude à quoi je m'accroche : que nulle vérité ne s'approche sans vous éblouir ni vous perdre ; à l'horizon, s'éloignant à mesure même que l'on chemine, elle n'est autre que ce point de mire que je regardais fuir, enfant, sur cette charrette qui dodelinait bruyamment. Il en va de la même vanité en pensée qu'en acte - peut-être un tout petit peu moins - mais il n'est pas de plus grand chemin que celui qui, soulignant sa propre impuissance, vous fait au moins vous agenouiller devant plus noble que soi. Je n'oublierai jamais l'émotion qui m'écrasa quand je découvris l'épure de la crypte de la cathédrale de Chartres : loin des fioritures et de la surenchère vulgaire de la preuve ! et ce ne fut pas à Strasbourg ! je n'oublierai jamais ces quelques lignes, si simples de Yourcenar qui m'ouvrirent les yeux non plus que ce si discret accord qui se terrait dans l'ultime choral de la Passion selon St Jean. Tout me ramenait à ce petit pan de mur si bien peint en jaune qui fera à jamais l'art surplomber les rodomontades, vaines mais pourtant si nécessaires, des philosophes. Tout me promettait ces miroir et masque que Borgès dédia au poète pour mesurer l'immarcescible distance que lui offre le beau.

Je le sais depuis longtemps : la destination vaut moins que le chemin ; la conquête que la quête ; l'état que la tension. Je ne savais pas toujours l'impérieuse exigence de silence que terrasse le chemin. Je comprends mieux aujourd'hui les pèlerinages si m'en gênent encore les tapageux chorals ou les fétiches clinquants qui les encombrent.

Cette retraite qui s'avance et me gagne, qui me contourne et me séduit, m'appelle au silence. Non pas à la vacuité mais au silence. Celui de la méditation ; celui de l'écriture peut-être comme si m'était désormais échu de mettre, avant de partir, ma pensée au net et tout simplement de la concentrer en quelques mots.

C'est cela que j'ai entendu à Strasbourg : l'incantation de la plume qui se lève pour mieux rassembler les quelques mots appelés.