Chronique d'un temps si lourd

Education sexuelle et genre : 5 (autres) intox décryptées
Le Monde 31.01.2014

 

Après l'émoi suscité par des retraits d'enfants des écoles par leurs parents sur la foi de fausses rumeurs, nous avions consacré un premier article à disséquer les intox diffusées par les opposants à la supposée « théorie » du genre.

Voici une seconde sélection d'intox et autres fantasmes que l'on peut trouver sur le Web à propos de cette question. Explications.

1/ Des « sextoys» sont-ils utilisés en primaire ?

Certains des parents qui ont souhaité retirer leurs enfants de l'école pour une journée redoutaient que l'on montre à leur très jeune progéniture – voire qu'on leur fasse utiliser – des pénis en bois et/ou des vagins en peluche à des fins d'éducation sexuelle.

L'histoire de ces reproductions d'organes génitaux figure dans certains des messages échangés par les contempteurs de la supposée « théorie » du genre.

Aucun matériel pédagogique de ce genre n'a été diffusé dans les écoles françaises.

Il est probable que cette rumeur vient de Suisse où, effectivement, dans le canton de Bâle, une « sexbox » contenant des organes sexuels en peluche était à disposition des enseignants, dans un but d'éducation sexuelle.

Comme le note Rue89, les parents peuvent dispenser leurs enfants de ces «dix à quinze heures de cours» proposés pendant leur scolarité. «Les objets n'ont jamais été distribués aux enfants. Ils étaient simplement à la disposition des enseignants s'ils voulaient les utiliser pour leurs cours. Les peluches sont anecdotiques, on a fait une généralité de quelque chose. Ce sont des groupuscules de parents qui veulent contrôler ce qui est dit aux enfants », regrette Gilberte Voide, responsable de formation à la Fondation santé sexuelle suisse, citée par Rue89.

2/ Le gouvernement a-t-il signé un partenariat avec une association pro-« gender » ?

La «Ligne azur» a déchaîné l'ire des « anti-gender». Cette structure gère essentiellement un numéro vert d'écoute pour les personnes en souffrance du fait de leur orientation sexuelle, notamment les jeunes adolescents. Elle émane en réalité de Sida info service, en place depuis 1997.

Et là encore, tout est bon pour fustiger l'« idéologie du genre ». Le partenariat entre Ligne Azur et l'éducation nationale date de 2009, non de 2012. Il a été renouvelé chaque année, par la gauche ou la droite, sans soulever la moindre critique jusqu'ici.

Contrairement à ce que raconte le site Theoriedugenre.fr, initié par le mouvement étudiant de droite UNI, la Ligne azur ne réalise pas d'interventions, ni à l'école, ni au collège, ni au lycée. Le service distribue des «kits» informatifs, rappelant essentiellement qu'il existe pour les jeunes qui ont besoin de parler.

En 2011, Ligne Azur a reçu plus de 2 000 appels, dont la moitié concernaient les moins de 18 ans. Sur ces derniers, 70 % des appels étaient relatifs à des questions d'identité sexuelle. On estime que jusqu'à un tiers des jeunes homosexuels auraient fait une tentative de suicide.

3/ L'éducation nationale envoie-t-elle des enfants de CE2 voir le film Tom Boy ?

« Des enfants de CE2 sont envoyés pour voir le film Tomboy (…) Ce film n'est pas fait pour eux. Il y a une volonté de déconstruire des stéréotypes et un certain modèle », déclarait Jérôme Brunet, porte-parole national de la « Manif pour tous », lors de la conférence de presse de présentation du défilé du 2 février.

Le film Tomboy raconte l'histoire d'une petite fille de 10 ans qui se fait passer pour un garçon. Elle noue une idylle avec une autre petite fille.

Ce film fait partie, depuis septembre 2012, d'une liste qui comporte une centaine de titres prévus dans le programme «école et cinéma», qui se décline en «collèges au cinéma» et «lycéens et apprentis au cinéma».

Ce programme n'est pas nouveau : il existe depuis 1994 ; il s'agit d'une collaboration entre ministères de l'intérieur, de la culture et le Centre national de la cinématographie (CNC).

C'est ce dernier qui propose un catalogue de films autour desquels les élèves travaillent. Le choix des œuvres est laissé à l'instance nationale qui réunit une commission. La commission « école et cinéma » a été nommée en 2011 – et restera en place jusqu'en 2014 –, donc avant l'arrivée de la gauche au pouvoir. Elle compte des représentants des ministères de l'éducation nationale, de la culture, mais aussi de l'Association des départements de France, du Centre national de documentation pédagogique, des associations de cinéma ou d'exploitants de salles…

Tomboy n'a donc pas été choisi par le gouvernement ou par un ministre, ni par des personnalités motivées par un quelconque agenda secret.

4/ Le livre Papa porte une robe va-t-il rentrer au programme du CP-CE1 ?

L'éducation nationale aurait la volonté de faire lire aux enfants de primaire des livres « orientés ». L'exemple le plus souvent évoqué est Papa porte une robe, un ouvrage de 2004, dont on peut lire, par exemple ici, qu'il serait inclus au programme de CP.

Et une fois encore, c'est une intox – qui n'est pas nouvelle. Les « anti-gender » se sont précipités sur ce document, issu du syndicat enseignant Snuipp-FSU, qui proposait en mai 2013 des conseils aux enseignants pour lutter contre l'homophobie en primaire. Or le Snuipp est un syndicat, pas le ministère.

Et le livre Papa porte une robe n'est absolument pas au programme. Ni au CP ni au CE1, même si certains enseignants peuvent choisir de s'en servir s'ils le souhaitent. Il n'y a en réalité pas de livres « au programme » pour ces classes.

De quoi parle Papa porte une robe ? Ce livre raconte l'histoire d'un boxeur qui élève seul son fils. A la suite d'un mauvais coup, il passe de la boxe à la danse, ce qui l'oblige à se maquiller et à mettre une robe, qu'il oublie parfois d'enlever lorsqu'il rentre chez lui, ce qui fait souffrir son fils, qui subit des moqueries. Mais le père finit par sauver un chat coincé dans un arbre, et devient le héros du village, qui accepte sa tenue.

Ce livre n'est donc ni au programme officiel des classes de CP-CE1, ni inclus dans les ABCD de l'égalité, mais recommandé, parmi d'autres, par un syndicat enseignant dans le cadre de la lutte contre l'homophobie.

5/ Vincent Peillon veut-il « arracher les enfants à leurs déterminismes » ?

Les « anti-gender » usent et abusent des citations de ministres, quitte parfois à les déformer, en partie ou totalement. Ce fut le cas de cette phrase attribuée à tort à la sénatrice PS Laurence Rossignol : « Les enfants n'appartiennent pas à leurs parents, ils appartiennent à l'Etat. »

La parlementaire n'avait, en réalité, énoncé que la première partie, « les enfants n'appartiennent pas à leurs parents» – ce qui est exact, les enfants n'étant pas des meubles, mais des personnes dotées de droits propres. La seconde a été rajoutée et a servi de slogan aux opposants au mariage pour tous depuis presqu'un an.

Lire : Laurence Rossignol n'a jamais dit que « les enfants appartiennent à l'Etat »

Selon un même mécanisme de déformation, une phrase attribuée au ministre de l'éducation,Vincent Peillon, revient souvent : «Il faut arracher l'élève à tous ses déterminismes, familial, ethnique, social». Une phrase prononcée dans un entretien au Journal du Dimanche, à la rentrée 2012, alors qu'il faisait la promotion de sa « morale laïque » à l'école.

Voici la citation complète :

Question du JDD : Cela implique également que l'élève se lève quand le professeur entre dans la classe ?


Réponse de M. Peillon : Ce n'est pas le sujet. Il ne faut pas confondre morale laïque et ordre moral. C'est tout le contraire. Le but de la morale laïque est de permettre à chaque élève de s'émanciper, car le point de départ de la laïcité c'est le respect absolu de la liberté de conscience. Pour donner la liberté du choix, il faut être capable d'arracher l'élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix. Je ne crois pas du tout à un ordre moral figé. Je crois qu'il faut des règles, je crois en la politesse par exemple.


La phrase évoque une question récurrente depuis la Révolution française : l'école publique doit-elle se contenter d'instruire, c'est-à-dire d'apprendre les savoirs fondamentaux, ou doit-elle éduquer également à certaines valeurs, qui peuvent être la politesse, mais aussi, par exemple, la démocratie ou la tolérance ? Depuis la IIIe République, c'est la seconde option qui a été retenue.

Les « Hussards noirs », les premiers instituteurs envoyés après la loi de 1881 pour ouvrir des écoles dans les villages de France, avaient ainsi pour mission d'enseigner la raison et les valeurs républicaines, mais aussi de lutter contre l'influence jugée alors trop forte de l'Eglise. Une opposition qu'on retrouve illustrée dans la série de films Don Camillo, où curé et instituteur se chicanent en permanence.

On peut d'ailleurs citer Jules Ferry, qui disait dans sa Lettre aux instituteurs en 1883 que « la loi du 28 mars [1881 sur la scolarité obligatoire] se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d'une part, elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier, d'autre part elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'Eglise, l'instruction morale à l'école ».

L'Eglise a toujours combattu cet état de fait, développant en réaction un enseignement privé. Et la bataille entre l'instruction et l'éducation s'est poursuivie de 1881 jusqu'à nos jours. Et la polémique actuelle est sans doute un soubresaut de cet antagonisme ancien.

On peut enfin rappeler que c'est Luc Chatel, ministre de François Fillon, qui a initié ce retour de la morale à l'école primaire. «A l'école, on n'apprend pas que des contenus de programmes, mais aussi un comportement, et cela doit nous servir tout au long de la vie», insistait-il, dans un entretien au Parisien, en 2011.