Chronique d'un temps si lourd
JP Rémy Didier Fassin Christophe Châtelot

" Un grand chef est mort, mes frères "


A l'annonce de la mort de " Madiba ", jeudi soir 5 décembre, des Sud-Africains sont venus lui rendre hommage devant son domicile, à Johannesburg.

BÉNÉDICTE KURZEN/NOOR POUR " LE MONDE "

La nouvelle a claqué comme une gifle. Passé le choc, chacun a regardé l'heure : il était minuit, jeudi 5 décembre. Le président sud-africain, Jacob Zuma, venait d'annoncer à la télévision la mort de Nelson Mandela. La voilà donc enfin arrivée, cette méchante heure à la fois redoutée, espérée, crainte, imaginée depuis des mois par tout un peuple, alors que s'allongeait le nombre des semaines, puis des mois, au cours desquels s'éternisait l'agonie médicalisée du héros national.

En début d'année, le pays avait compris, à une brève séquence télévisée où il apparaissait, l'air égaré, au milieu des siens arborant des sourires contraints, que " Madiba ", " Tata ", " Mandela ", – quelle que soit la façon de l'appeler –, avait déjà en partie quitté cette terre, qu'il avait contribué à rendre meilleure. Puis, en juillet, il y avait eu l'hospitalisation, le grand embarras du gouvernement, les mauvaises nouvelles contradictoires, et Nelson Mandela n'avait jamais reparu en public. On savait ses organes touchés par une attaque cardiaque, survenue lors d'une nuit glaciale de l'hiver austral pendant laquelle il avait été évacué de sa résidence pourtant médicalisée de Johannesburg, à bord d'une ambulance qui était tombée en panne dans le froid, attaque qui avait manqué de l'emporter. Dès lors, l'attente de la dernière nouvelle avait commencé.

On l'avait sorti de l'hôpital pour le ramener chez lui. Il était clair que c'était pour lui permettre d'y mourir en paix. Et encore, et encore, il avait fallu attendre. Allait-on enfin le laisser reposer ? Les spéculations pour lesquelles on maintenait ainsi dans ce purgatoire Nelson Mandela, au lieu de le laisser filer vers le Walhalla des héros, étaient devenues un sport national.

Curieusement, alors que ce moment est enfin venu, une forme de soulagement point dans les cœurs, et la tristesse de ceux qui affluent pour un dernier hommage devant sa résidence, dans le quartier de Houghton. Une foule grossit devant le muret de la jolie propriété de ce quartier bourré de chic, de charme, de vieux racisme distingué et de nouvelles fortunes noires.

A l'échelle d'Egoli (" or " en zoulou), le surnom de Johannesburg – ville née avant-hier, à la fin du XIXe siècle, de la découverte d'une grosse pépite dans un champ un peu plus au sud, déclenchant une ruée vers le métal jaune –, c'est ici l'un des coins les plus aristocratiques de la ville.

Voici un voisin, il est venu à pied, c'est pratique, il est noir et il n'oublie rien, même ce qu'il n'a pas connu : " Un grand chef est mort, mes frères, rendons-lui grâce d'être là. Sans lui, nous n'aurions pas le droit de venir marcher sur cette pelouse, sauf pour la tondre. "

Ses mots se perdent dans les chants entonnés par la foule qui enfle de minute en minute. Des bougies s'allument. Les chants de la lutte, graves et profonds à donner des envies d'ouvrir le feu sur la bêtise du monde, montent dans la nuit froide. Il y a toutes les couleurs de ce pays dans le chaudron de l'émotion en train de bouillonner en chœur devant la dernière demeure de son dernier héros.

Trois serveurs d'un restaurant de luxe du quartier des affaires de Sandton, ont filé dès la fermeture. Ils arrivent encore vêtus de leurs gilets de travail satinés, aux couleurs de Moët & Chandon, signe d'une ville où l'argent et le champagne coulent à flots pour les chanceux, qui se partagent les fruits si doux de cette nation à nulle autre pareille, tandis que les autres hésitent entre colère, résignation et souffrance.

Les manifestations à travers le pays n'ont jamais totalement cessé, depuis plusieurs années, faisant éclater l'exaspération croissante de la vaste masse des exclus. L'après-Mandela a déjà commencé, et promet d'être rude. Mais ce soir, comme l'Afrique du Sud sait le faire, tout est suspendu, le temps de l'émotion.

Les chansons sont comme une houle, et dans la communion surgit quelque chose de connu et d'étonnant : une joie palpable de se sentir ensemble, sous les auspices de Nelson Mandela. Œil bleu pétillant, accent afrikaans roulant, Jan De Lange couve des yeux sa femme qui serre, entre ses mains, une bougie comme on protégerait un petit oiseau blessé. Il a hésité, a failli, mais non, tout de même, il ne s'est pas mis à danser, comme certains Blancs qui font de leur mieux pour se mettre dans les pas de la foule qui vibre comme un seul homme.

Echarpe aux couleurs du drapeau national nouée autour du cou, elle se souvient du jour où Nelson Mandela a été libéré, en 1990. Elle avait tout juste commencé à travailler, son premier emploi, une nouvelle vie d'indépendance après avoir grandi dans les années 1980 de l'état d'urgence en Afrique du Sud. Dans sa dernière phase, avant de mourir, la bête de l'apartheid avait été terrible.

" Je ne peux pas croire, quand j'y songe, que nous soyons tous là, dans notre diversité, comme si cela était tout simple ", dit-elle doucement en désignant, comme pour preuve de sa démonstration, l'imam de la mosquée voisine, un géant au sourire grand comme l'émotion du moment, qui a l'air d'avoir envie d'embrasser la terre entière. Mais déjà, elle s'inquiète un peu : " Les jeunes d'aujourd'hui ont peut-être tendance à penser que tout ça, c'est donné, alors que c'est tellement incroyable quand on a connu nos années sombres ", lâche-t-elle.

Comme un millefeuille, chacun ici joue de ses couches et de ses contradictions. L'Afrikaner bienveillant a beau laisser couler une petite larme d'attendrissement à l'idée de ce pays qui aime s'imaginer, tout particulièrement devant les étrangers, comme une utopie multiraciale, chacun garde serré, tout près du cœur, des réflexes qui ne s'effacent pas d'un coup de sourire, même celui de Nelson Mandela ou du sympathique imam.

Et cet homme débordant de bonne volonté ne résiste pas à faire part de l'une de ses peurs, tout de même : " C'est beau, ces célébrations, mais quand la foule va devenir énorme, je me demande bien comment ça va se passer. " Et après un temps, pour préciser son propos : " Une foule, ça devient facilement irrationnel. " Une bouffée de swart gevaar, la peur des Noirs et de leur multitude, cultivée des siècles durant parmi la minorité blanche qui avait érigé la ségrégation pour s'en protéger, et remonte aux moments les plus inattendus.

La bouffée se perd dans les vagues de la foule. Des oiseaux de nuit commencent à arriver. Une femme blanche étreint son petit ami noir, et bat des paupières aux longs cils allongés de strass. Tous deux étreignent des inconnus, puis s'en vont derrière un arbre " pour boire un petit verre " à même une bouteille de scotch. Ils se cognent dans un homme portant, accroché dans le dos, un pot de Nescafé soluble géant et vendant des gobelets de café pour 20 rands (1,4 euro), qui tente bravement de placer sa marchandise au groupe des danseurs les plus enthousiastes.

C'est un groupe de militants de l'ANC, des gars de la " brigade Moses Kotane ", qui semblent avoir répété l'hommage à Mandela, le guerrier, le combattant de la liberté, tant leur célébration touche à la perfection. Ils tirent leur nom d'un des anciens secrétaires généraux, et non des moindres, du Parti communiste d'Afrique du Sud (SACP), le parti qui a irrigué l'ANC de ses idées et porte une grande responsabilité dans la victoire finale des années de lutte. Moses Kotane, qualifié de " géant de la lutte " par Walter Sisulu, un autre colosse, avait participé à la conférence de Bandung, s'était assis sur le même banc des accusés que Nelson Mandela au procès de Rivonia, avant d'aller terminer ses jours dans la Moscou encore soviétique. Un pan gigantesque d'histoire qui affleure dans le présent sud-africain, mais pour combien de temps ?

A l'époque des " Born Free ", la première génération de Sud-Africains atteignant l'âge de voter sans avoir connu la période de l'apartheid, tous ces mots signifieront-ils encore quelque chose demain, une fois qu'avec Mandela s'envolera une partie de cette mémoire ? La réponse commencera à être formulée d'ici à l'année prochaine, lors des prochaines élections, et du vingtième anniversaire de l'élection du premier président noir du pays.

A l'aube, rendant grâce au Ciel lors d'un service dans sa ville, Desmond Tutu, l'ex-archevêque du Cap, a dit le plus simple, et le plus clair du message de l'Afrique du Sud : " Merci de nous avoir donné Nelson Mandela. "

Jean-Philippe Rémy

 



Nelson Mandela, un héros moral et politique
Militant intraitable et démocrate pragmatique


A la veille des premières élections libres de 1994 en Afrique du Sud, peu d'observateurs imaginaient qu'elles pussent se tenir sans effusion de sang. Une transition douce vers la démocratie semblait bien improbable : le pays, sous état d'urgence de 1985 à 1990, avait subi des années de quasi-guerre civile ; au début des années 1990, des tueries étaient commises par la police du régime d'apartheid, par des suprémacistes blancs et par des sécessionnistes zoulous à l'encontre de membres de l'ANC (African National Congress) ; le secrétaire général du Parti communiste, Chris Hani, venait d'être victime d'un assassinat commandité par un député du Parti conservateur ; et, dans les meetings de l'ANC, la foule entonnait le chant belliqueux Kill the Boer (Tuez les Boers). Une transition improbable, donc, d'autant que le président afrikaner, Frederik de Klerk, était accusé de soutenir l'Inkatha Freedom Party de Mangosuthu Buthelezi, impliqué dans les violences.

Les élections se déroulèrent dans la ferveur d'un droit de vote pour la première fois accordé à tous, et aucun incident majeur n'en émailla le cours. L'ANC triompha avec 62 % des voix et Nelson Mandela, libéré quatre ans plus tôt, après vingt-sept années d'emprisonnement, devint président de l'Afrique du Sud, tandis que ses ennemis d'hier, Frederik de Klerk et Mangosuthu Buthelezi, étaient nommés respectivement premier vice-président et ministre de l'intérieur. Cette improbable union nationale était le fruit d'âpres négociations conduites par le président de l'ANC tant avec le pouvoir blanc, désireux de maintenir ses privilèges et redoutant l'esprit de revanche de la majorité noire, qu'avec son propre parti, peu enclin à faire des concessions à ceux qui avaient, pendant des décennies, conduit la politique raciste de ségrégation et d'oppression.

Militant intraitable de la lutte contre l'apartheid aussi bien que stratège pragmatique du processus de démocratisation, il pensait également qu'il ne faut pas " craindre de pardonner dans l'intérêt de la paix " : ainsi, après la finale de la Coupe du monde de rugby, en 1995, il portait le maillot de l'équipe des Springboks, symbole honni du racisme blanc, quand il remit le trophée à son capitaine, un geste qui parut à beaucoup un puissant symbole de la réconciliation nationale.

C'est bien cette double image de combattant politique et de héros moral que les Sud-Africains conserveront de l'homme qui a fait passer leur pays du ban des nations au statut de modèle. C'est elle aussi qui en fait une figure si consensuelle dans le monde entier, puisqu'elle restitue le droit des dominés, auxquels elle rend la dignité, sans perpétuer la rancœur et inciter à la vengeance. L'institution de la Commission vérité et réconciliation, qui, de 1996 à 1998, permit d'accorder l'amnistie aux individus coupables de graves violations des droits de l'homme s'ils confessaient leurs actes, est ainsi devenue une référence obligée pour les pays qui sortent de périodes de dictatures ou de conflits, même si beaucoup ont pu regretter une justice trop clémente pour les criminels doublée d'une réparation trop modeste pour les victimes.

A la différence de son successeur, Thabo Mbeki, responsable politique vindicatif, Nelson Mandela n'était donc pas un homme du ressentiment. Inlassablement engagé dans le présent et résolument tourné vers l'avenir, il ne ressassait pas le passé. Pour autant, il ne cherchait pas à en effacer les traces, comme beaucoup ont voulu le faire depuis la fin de l'apartheid, afin d'exonérer de leur responsabilité ceux qui ont suscité ou simplement toléré ce régime. Pour lui, pardonner n'est pas oublier.

Pendant ses cinq années à la tête de l'Etat, Nelson Mandela s'est employé à rassurer le monde blanc de façon à éviter la légitimation des fractions les plus radicales qui risquaient de recourir à la violence, mais aussi à prévenir la fuite des entreprises, ainsi que des capitaux nationaux et internationaux. Malgré la loi de restitution des terres votée pour réparer les préjudices entraînés par la loi sur les terres indigènes de 1913 – qui avait permis la dépossession de la majorité des populations noires –, la réforme agraire est restée très modeste. Malgré la mise en place d'un dispositif ambitieux de discrimination positive dans le monde économique, moins de 10 % des entreprises cotées en Bourse étaient possédées ou dirigées par des Noirs à la fin du premier et unique mandat présidentiel. Quant aux nationalisations des grandes entreprises et au plan de création d'emplois prévus dans le programme de reconstruction et de développement, ils furent abandonnés au profit d'une politique libérale conforme aux injonctions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.

Au sein de l'ANC, les critiques n'ont d'ailleurs pas manqué contre ce qui apparaissait comme un renoncement aux principes de justice sociale promus par le parti. Il ne faudrait toutefois pas sous-estimer les acquis considérables obtenus dans un contexte difficile. Pendant les cinq années de pouvoir de Nelson Mandela, les services publics, jusqu'alors divisés, du niveau national à l'échelon local, en fonction des quatre groupes raciaux de l'apartheid, ont été unifiés, permettant les mêmes prestations pour tous ; les diverses aides pour les retraites, les handicaps et les enfants pauvres ou orphelins ont été allouées à toutes les catégories sociales de façon équitable ; les soins médicaux sont devenus gratuits pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 6 ans ; les zones rurales et suburbaines particulièrement délaissées ont été dotées de réseaux routiers et équipées ; de nombreux logements sociaux ont été construits. S'il n'a donc pas permis de réduire les inégalités socio-économiques et s'il a tardé à prendre la mesure de l'épidémie de sida, l'ancien président sud-africain n'en a pas moins accompli une tâche impressionnante en vue d'édifier cette " nation arc-en-ciel " que l'archevêque Desmond Tutu appelait de ses vœux.

La leçon de vie politique et morale de Nelson Mandela, c'est ainsi sa détermination à lutter contre l'oppression et l'injustice, c'est le refus de renier des principes et des valeurs, c'est le courage des décisions difficiles et des paroles de vérité. Une leçon éminemment contemporaine.

Didier Fassin

Professeur à l'Institute for Advanced Study (Princeton) et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris)

 



L'héritage du mythe Mandela

Ce que lègue celui qui aura eu raison de l'apartheid, c'est l'universalité des valeurs humaines qu'il incarnait

 

 

Le " Vieux Lion " s'est éteint. Doucement. Cela n'a pris personne par surprise. Les rumeurs l'avaient donné mourant tellement de fois lors de ses multiples hospitalisations que les Sud-Africains avaient fini par se faire à cette idée. Mais comme il avait toujours fini par faire mentir les rumeurs, comme il était toujours rentré chez lui, bien que chaque fois davantage affaibli, on s'était presque convaincu de l'immortalité du " Vieux Lion ". Ce qui n'est pas totalement faux, tant la vie de Nelson Mandela fut, en tout point, exceptionnelle. Or les mythes ne meurent jamais.

Et les mythes ont besoin d'exagération pour vivre. L'une d'elles est de penser que Nelson Mandela a produit seul tout ce que l'histoire contemporaine de l'Afrique du Sud comprend de meilleur. A commencer par la fin en douceur de l'abominable régime d'apartheid, en 1991, sur les cendres duquel émergea un système démocratique. Heureusement pour les Sud-Africains, leur pays survivra à la disparition de leur icône nationale. Peu importent le chagrin et la douleur. Nelson Mandela n'était pas seul. Il fut le meilleur, ce qui n'est pas rien.

Les jeunes générations sud-africaines nées au début des années 1990 après la fin de l'apartheid — les " born free ", tels qu'on les nomme à Johannesburg — ont peut-être du mal à imaginer ce que Nelson Mandela endura avant de défaire ce régime raciste et ségrégationniste.

Longtemps, Nelson Mandela ne fut qu'un matricule : le numéro 46664, imprimé sur la tenue de bagnard qu'il porta durant les vingt-sept années (1963 à 1990) passées en prison, dont dix-huit dans l'impitoyable bagne sur l'île de Robben Island, au large du Cap, où il se brisa la santé à force de casser des pierres.

En l'emprisonnant, les autorités sud-africaines de l'époque pensaient sans doute pouvoir étouffer la détermination du fondateur de la branche militaire du Congrès national africain (ANC), qui revendiquait — y compris par la lutte armée — que les Noirs disposent sur leur terre natale des mêmes droits que la minorité blanche. Elles auraient dû noter, comme le signe avant-coureur de leur défaite, que Nelson Mandela, né le 18 juillet 1918 dans le petit village de Mvezo, dans le Transkei (Sud-Est), au sein du clan royal des Thembu, de l'ethnie xhosa, avait été prénommé " Rolihlahla " par son père : " Celui par qui les problèmes arrivent ".

La prison des ségrégationnistes ne fit que renforcer son extraordinaire volonté sans entamer son exceptionnelle humanité. Et ne fallait-il pas en avoir à revendre, après avoir vécu tant de souffrances personnelles, après s'être révolté de tant d'injustices commises contre son peuple, pour déclarer, en 1993, au jury du prix Nobel de la paix qui venait de le récompenser pour son œuvre en faveur de la transition pacifique de son pays : " Le pardon libère l'âme, il fait disparaître la peur. C'est pourquoi le pardon est une arme si puissante. "

L'année suivante, un jour d'avril, Nelson Mandela devenait le premier président noir d'Afrique du Sud.

La valeur de son héritage est là : universelle. Valeurs humaines d'un combattant acharné, inflexible, qui n'était pas " un saint ", plaisait-il à rappeler. Mais un homme tolérant, généreux et charmeur. Une image que ses dernières années de vieillard malade avaient fini par estomper. Sauf quand, fugacement, un sourire en coin illuminait son visage en bridant ses yeux.

Christophe Châtelot

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