Démocratie : analyse

Vers un nouveau « vivre-ensemble »
P Rosanvallon
Le Monde du 10.11.11

La crise financière et économique avive un sentiment d'injustice que l'explosion des inégalités avait déjà créé. Elle fournit aussi à la société une occasion de repenser la cohésion sociale

Un spectre hante l'Europe en cet automne : celui de l'effondrement grec. Moment économique et politique d'accélération de l'histoire qui met radicalement à l'épreuve le sens du projet commun et oblige, au bord du précipice, dans l'urgence, à faire des choix décisifs. Mais moment révélateur aussi, on le souligne moins, des formes d'implosion auxquelles aboutit une société minée par les inégalités, la fuite devant l'impôt des plus nantis, l'incivisme et le règne d'une défiance généralisée. Nous n'en sommes certes pas encore là dans l'Hexagone, mais bien des symptômes montrent que le mal est peut-être déjà silencieusement à l'oeuvre et que les événements pourraient aussi se précipiter ici si un choc économique majeur venait frapper une France incapable de refaire société.
Refaire société, c'est en effet bien de cela qu'il s'agit aujourd'hui. Encore faut-il faire le bon diagnostic pour définir les conditions de la grande transformation à accomplir. Tout le monde ou presque semble convaincu que deux maux essentiels sont à conjuguer : celui de l'explosion par le haut des inégalités d'une part et celui du triomphe d'un individualisme dissolvant de l'autre, les deux faces du « néolibéralisme », dira-t-on en résumé.

Les faits sont là. Il ne suffit cependant pas d'en appeler à une indispensable révolution fiscale et d'invoquer la nécessité de retrouver un sens plus républicain du collectif pour sortir de l'état actuel des choses. Car derrière les multiples formes d'inégalités scandaleuses, il y a en effet aussi la crise de l'idée d'égalité et le culte de la méritocratie qui s'est imposé comme nouvelle idéologie dominante. Derrière les formes ouvertes ou rampantes de sécessions et de séparatismes, il y a le déclin de la confiance et l'effritement de la démocratie-société. Derrière le recul de la solidarité, il y a la sourde délégitimation de l'impôt et du principe redistributif. Et derrière l'individualisme, il y a, à l'inverse, la recherche d'une existence personnelle enrichie et libérée. Ce sont ces réalités qu'il faut prendre à bras-le-corps si l'on veut aller loin dans les réformes.

Dominent aujourd'hui deux passions, à la fois opposées et symétriques, qui menacent la cohésion sociale : chez quelques-uns, l'illusion de s'être faits eux-mêmes et de ne rien devoir aux autres, qui conduit à un détachement à l'égard des obligations et des appartenances collectives ; pour le plus grand nombre, le ressentiment à l'égard d'une société qui semble ne pas leur offrir les moyens (ressources matérielles, mais aussi capital social et appartenances collectives) de construire leur existence.

Afin de remédier à ce qui menace la cohésion sociale, on ne peut donc se contenter ni de rappeler les valeurs qui doivent nous guider, ni de penser qu'il suffit de réactiver les principes historiquement fondateurs de la solidarité pour retrouver une société plus égalitaire. Les défis du monde contemporain exigent bien davantage, puisqu'il s'agit désormais de se demander comment des individus qui aspirent à être responsables et autonomes dans un monde qui ne cesse de valoriser l'initiative peuvent faire société ; comment des femmes et des hommes qui entendent se libérer des traditions et souhaitent décider de leurs appartenances collectives peuvent encore se lier dans un même espace social ; comment des êtres qui aspirent à voir leur singularité reconnue peuvent constituer à nouveau un corps commun.

La réflexion qui doit se déployer à partir de telles exigences comporte au moins deux grandes directions. Elle doit d'abord s'attacher à redéfinir les rapports entre l'individu et la collectivité. La vision néolibérale se cantonne dans l'idéologie en opposant mécaniquement l'Etat social et l'émancipation de l'individu. Car, comme l'a montré Robert Castel, il n'est pas de véritable individu sans supports. C'est bien, en effet, parce que l'Etat offre à ses citoyens des protections et des garanties, qu'il leur permet de développer leurs capacités, qu'ils peuvent devenir authentiquement des individus, capables de décider de leur histoire personnelle et de construire leur propre trajectoire. Les promesses de l'âge contemporain ne pourront ainsi être tenues que si l'action publique s'attache à développer les moyens d'action qui permettent aux uns et aux autres de répondre aux mutations du monde économique et social.

Mais c'est également, et c'est la deuxième direction, la manière dont ces individus peuvent faire société qu'il faut repenser. C'est, au premier chef, la façon de vivre en égaux, clé de la mise en place d'un monde commun, qu'il faut reconsidérer. Ce qui suppose d'envisager autrement l'idée d'égalité, puisqu'elle doit désormais tenir compte de nos singularités et de notre désir de les faire reconnaître. Ce qui suppose également de s'interroger sur les moyens de la mettre en oeuvre, puisqu'il faut bien constater que l'Etat-providence traditionnel doit être redéfini pour être plus efficace. Une société des individus n'existera que si l'on s'attache à en repenser la signification et les fondements.

C'est ce à quoi veulent inviter les débats qui auront lieu pendant trois jours à la MC2 de Grenoble. Structurés autour de problèmes qui traversent nos sociétés et qui dessinent les enjeux de la réflexion politique actuelle, ils associent des chercheurs, des artistes, des acteurs du monde social. Trois formes de paroles s'y feront entendre. Celles qui décrivent les peurs qui agitent aujourd'hui nos sociétés : peur du déclassement, du multiculturalisme, du religieux, mais aussi peur des changements climatiques, de l'épidémie, de la technologie. L'âge contemporain est anxiogène et la peur défait les relations. Refaire société suppose que l'on comprenne les ressorts de nos frilosités et de nos replis. Si des peurs ainsi se manifestent, des désirs se font également entendre : désir de justice, de reconnaissance, de représentation, de protection, mais aussi d'engagement et de culture. Ces désirs sont autant d'expressions, plus ou moins claires, d'une volonté d'être ensemble et de reconstruire les liens ébranlés par la crise économique et par les nombreuses incertitudes qu'elle soulève. Ils attestent que si les relations s'affaiblissent aujourd'hui, l'envie de faire société reste vivante. Ces aspirations, des voix les manifestent : syndicats, associations, organisations, et plus spécifiquement peut-être les nouvelles sociabilités que constituent les réseaux, les nouvelles formes d'intervention qu'Internet rend possible, les nouvelles formes de militantisme qui participent au mouvement social - et ce que le roman, le théâtre, le cinéma, parviennent à représenter.

S'il importe de saisir toutes ces dimensions, c'est parce que nous ne referons société qu'à partir d'une réflexion commune sur ce qui nous divise et ce qui nous réunit. Encore faut-il que cette réflexion puisse s'appuyer sur un savoir au plus près des mutations sociales et des passions collectives - un savoir qui puisse écarter les modèles passés pour inventer la société à venir.