Démocratie : analyse

Présidentielles 2012
Les chantiers de Hollande, par Pierre Rosanvallon Nouvel Obs du 18-05-2012

Le Nouvel Observateur Que vous inspire la victoire de François Hollande?

Pierre Rosanvallon Trois sentiments. D'abord un immense soulagement. La fin de campagne a en effet été extrêmement délétère avec le glissement accéléré vers l'extrême-droite de Sarkozy. Et le fait, plus inquiétant encore pour l'avenir, qu'une partie des centristes de la majorité finissait par considérer comme un péché véniel les dérapages de leur candidat. Il y a eu là un véritable basculement dans la politique française. Depuis longtemps, on assistait en outre à une dérive du régime: négation des corps intermédiaires, retour en arrière sur l'indépendance de la justice, confusion de l'idée démocratique avec la toute-puissance du pouvoir majoritaire, etc. Cette funeste régression a heureusement été stoppée le 6 mai. Le cauchemar a été écarté.

Mais aujourd'hui il ne suffit pas, pour reprendre la formule, d'en rester à la satisfaction d'avoir pris le pouvoir. Il faut maintenant l'exercer, à bon escient. D'où un deuxième sentiment d'attente un peu inquiète, car la campagne a fait peu de place à la gravité de la situation économique. Sans parler de déni, comme l'ont dit certains journaux anglo-saxons, il y a bien eu une esquive des difficultés.

Troisième sentiment: celui d'un désir d'implication. Car les citoyens ne peuvent pas se contenter aujourd'hui d'être des observateurs passifs. Il faut qu'ils se mobilisent avec les syndicats et le monde associatif, qu'ils s'informent pour prendre la mesure des problèmes. C'est aussi aux intellectuels d'aider à articuler le pensable et le possible. Est venu le temps de faire vivre la «contre-démocratie», de lier la vigilance citoyenne à l'imagination réaliste.

Pour beaucoup, 2012 fait renaître l'espoir de 1981. En trente et un ans, la gauche a-t-elle changé?

Ayant vécu comme citoyen et considérant en tant qu'historien le tournant de 1981, je vois une différence importante. En 1981, cela faisait un quart de siècle que la gauche était dans l'opposition. Il y avait comme une malédiction de son rapport au pouvoir et de son incapacité à donner un débouché politique aux idées de 1968.

1981 avait ouvert l'horizon. Mais 1981 avait aussi suscité chez moi des sentiments mêlés, car la gauche prenait le pouvoir sur les bases d'un socialisme archaïque, celui du Programme commun: culture des nationalisations, des monopoles d'Etat, du jacobinisme, et pas du tout des contre-pouvoirs, de la négociation collective, de la réappropriation du monde social par les citoyens.

Ce qui a changé aujourd'hui par rapport à 1981, c'est que la gauche a acquis une culture de gouvernement. Mais son grand problème, c'est qu'elle n'a cessé depuis 1983 de confondre celle-ci avec une culture de gestion. La culture de gouvernement est nécessaire, car on ne peut pas se cantonner à la protestation et à l'utopie irréalisable. Mais la gauche ne peut pas se contenter d'accompagner la modernisation du monde, elle doit aussi inventer une culture de transformation sociale. La question est d'autant plus urgente qu'elle est arrivée au pouvoir au moment où le capitalisme changeait de nature.

Un nouveau capitalisme est en effet né dans les années 1990. Avec la financiarisation de l'économie, mais aussi, plus en profondeur encore, avec l'avènement d'un nouveau mode de production. Face à ce capitalisme, il faut être capable d'apporter des conceptions nouvelles de la sécurité sociale, des droits au travail, de l'accomplissement individuel aussi. D'un autre côté, le rapport au politique a évolué dans une société plus éduquée et plus informée. Car si le capitalisme a changé, les attentes de la société aussi.

Avant, en France, il y avait une vision «mystique» de la politique avec une culture du sauveur suprême. Aujourd'hui s'impose d'abord une demande d'expression. On assiste donc à cette triple transformation du monde: la financiarisation du capitalisme, que des moyens techniques peuvent réguler et inverser; la transformation du mode de production, beaucoup plus compliquée à maîtriser; et les nouvelles attentes démocratiques qui font que chacun désire être respecté, prendre la parole et n'entend plus simplement donner un chèque en blanc à un représentant qui se chargerait de faire son bien. La gauche ne peut se contenter sur ces questions de ses visions du passé. Elle doit refaire son bagage d'idées.

Vous vous êtes beaucoup inquiété ces dernières années de la poussée «populiste» en France. Comment interprétez-vous le score jamais aussi élevé du Front national?

L'élection présidentielle puis les législatives de 1988 avaient déjà vu le score du Front national à 14%! Cela correspondait alors assez bien à ce qu'Emmanuel Todd avait appelé sa fonction de «lessiveuse» des comportements politiques. Aujourd'hui, il s'agit d'autre chose.

En 1988, le Front national gardait une dimension assez franco-française due à la spécificité des héritages du passé (l'héritage maurrassien, la collaboration, la guerre d'Algérie), et aussi au choc de l'effondrement du Parti communiste. Aujourd'hui, le Front national représente une véritable culture politique. Il n'est plus une exception française, mais s'inscrit dans le contexte général de la montée en puissance des populismes en Europe.

Les deux mamelles de la culture libérale-conservatrice étaient le rétablissement de l'ordre et le barrage au communisme. Aujourd'hui, la matrice est celle d'une culture du rejet, d'essence sociale-protectionniste; elle se veut une alternative aux pesanteurs du système représentatif et un mode de résolution de la question sociale. Sa réponse à la question sociale est la politique des frontières, la stigmatisation de l'immigration et une politique antisystème où l'on fait à la fois des immigrés et des élites les boucs émissaires de toutes les difficultés de la société.

Le populisme est devenu de cette façon la figure contemporaine des pathologies de la démocratie. Le Front national est pour cela dans le paysage politique pour longtemps. Plus, il est en train de devenir le parti hégémonique à droite. C'est cela le fait majeur: ses idées sont désormais dans les têtes de droite. Or on ne combat pas une hégémonie politique avec des bons sentiments, un appel à la morale ou par la dénonciation, on combat les idées par les idées. Dans la dernière ligne droite de la campagne, François Hollande a considéré la culture républicaine comme un rempart. Mais ça ne suffit pas.

En termes historiques, on assiste de façon sidérante à un retour à la conjoncture économique et sociale des années 1890, au moment de la première mondialisation, avec ses éléments de déstructuration économique et sociale, la montée en puissance des sentiments protectionnistes accompagnés de xénophobie. C'est à la fin du XIXe qu'a fleuri pour la première fois le thème de la défense du travail national. C'était le «nouveau nationalisme» de repli, de rejet, celui de Barrès, de Maurras, de Déroulède mais aussi le nationalisme de combat d'un certain nombre de blanquistes révolutionnaires reconvertis dans l'anticléricalisme, la xénophobie et l'antisémitisme.

Aujourd'hui, la seule façon de faire régresser le Front national, c'est donc de s'atteler à la résolution de la question sociale et de redonner un cadre rénové à la vie démocratique. C'est à la gauche de reconquérir l'hégémonie, c'est-à-dire de formuler les idées, de donner les éléments de langage capables de devenir dominants.

Et la question de l'immigration?

Le Front national n'est pas fort là où les immigrés sont nombreux, mais là où la peur de l'immigration est forte, là où elle canalise tout un ensemble d'interrogations sur le vivre ensemble. Ca n'est pas à La Courneuve ou en Seine-Saint-Denis que triomphent les idées du Front national mais, géographiquement, soit dans les zones frontières, soit dans les espaces «rurbains» - entre le rural et l'urbain - qui sont les espaces pavillonnaires. Le propriétaire du pavillon redoute avant tout qu'un bien qu'il a acquis difficilement se dévalorise et brise le rêve de vie qu'il incarne.

Dans votre dernier livre, «la Société des égaux», vous souligniez un véritable problème de la gauche: sa vision s'est réduite à une culture de la redistribution. Faites-vous toujours le même constat?

L'insistance de François Hollande sur la question de l'égalité dans toutes ses dimensions, dans son discours du Bourget, est pour moi de bon augure. Ce discours a pris en charge les interrogations dont je m'étais fait l'écho dans «la Société des égaux»: c'est-à-dire que l'idée d'égalité ne se limite pas au principe méritocratique, même si celui-ci est bafoué aujourd'hui de toutes parts et est impérativement à restaurer. Il faut revenir au véritable sens de l'égalité qui définit une forme de rapport social entre les individus qui se comportent en égaux, avec la capacité d'être autonomes et indépendants.

Mais en même temps il faut concevoir une société régie par un principe de réciprocité. Défendre l'égalité, c'est aussi vouloir construire une société où la part du commun reprend une importance au moment où les sécessions et les séparatismes progressent. Le communautarisme est une réaction grégaire et de refuge devant l'impossibilité de certains individus de trouver une véritable insertion sociale personnelle.

Quels sont pour vous les principaux maux de la société française?

A mes yeux, le problème le plus vif est celui de la crise de la représentation politique. Il y a une réelle difficulté à introduire les réalités sociales dans le forum public. Les partis politiques classiques qui représentaient hier des intérêts généraux - ceux par exemple de la classe ouvrière ou des professions libérales sont confrontés à une société beaucoup plus complexe. Au fond, être représenté, c'est avoir le sentiment que le monde politique donne un langage à ce qu'on vit. Ce n'est plus le cas, d'où la stigmatisation actuelle des élites.

N'oublions pas que le terme d'élite était au contraire valorisé dans la culture républicaine au XIXe. Quand celui qui avait travaillé dur à l'école pouvait poursuivre ses études supérieures, il entrait dans le monde des élites en offrant un modèle aux autres. Or aujourd'hui les élites sont plutôt un contremodèle. François Hollande a été particulièrement inspiré de développer l'idée d'un «président normal». C'est affirmer que la société peut fonctionner avec des dirigeants ordinaires, mais que ce qui doit être extraordinaire, c'est la qualité des institutions. On a besoin d'institutions extraordinaires et d'hommes ordinaires!

Quels sont selon vous les chantiers prioritaires pour la gauche?

D'abord, se diriger vers une République exemplaire. François Hollande a d'ailleurs mis l'accent sur cette dimension démocratique, après que la présidence de Sarkozy a bafoué sans complexes les grands principes de la République impartiale, voire selon ses propres mots «irréprochable». Une République vraiment démocratique n'est pas seulement celle du suffrage universel, mais aussi celle des institutions d'impartialité, de l'autonomie de la justice, des contrepouvoirs, ce que j'appelle la «contre-démocratie». Pour faire vivre la démocratie, il faut la compliquer. La République exemplaire, c'est celle de la démocratie complexe.

Ensuite, dans l'ordre de la méthode politique, il faut revenir aux fondamentaux de la «deuxième gauche»: la bonne méthode de la transformation sociale est celle de la négociation, du contrat et non celle du changement par le haut ou par la loi «baguette magique».

Le troisième grand chantier pour la gauche, c'est l'économie. Il y a eu en France une incroyable tolérance à l'augmentation de la dette publique sans que celle-ci ait hélas un effet de croissance. On a laissé filer une dette d'ajustement, que l'on peut qualifier de passive, sans que celle-ci soit productive pour la société. C'est pourquoi l'ajout d'un volet concernant la croissance dans le pacte européen est fondamental. On avait fini en France et en Europe à faire de la dette publique le symbole vertueux d'un engagement pour le futur alors qu'elle n'était que le résidu d'une difficulté à gérer le présent. C'est cela qu'il faut changer.

Propos recueillis par François Armanet et Gilles Anquetil