Démocratie : analyse

Le mythe du citoyen passif
P Rosanvallon
Le Monde du 20.06.04

LA HAUSSE GLOBALE des taux d'abstention constitue, depuis vingt ans, l'un des faits politiques qui ont suscité le plus d'interrogations et de commentaires dans le monde. Progrès de l'individualisme, érosion de la vitalité démocratique, recul du sens civique : le même diagnostic pessimiste et nostalgique a partout été ressassé. Mais le problème doit-il bien être interprété dans ces seuls termes ? On voudrait ici suggérer que ce n'est pas le cas.
Le phénomène de l'abstention traduit en effet une mutation, et pas seulement un déclin de la vie publique. On peut même constater que le recul de la participation électorale a souvent été accompagné d'un développement plus général de l'activité démocratique.

Comment caractériser cette évolution ? Pour le dire d'un mot, nous passons peu à peu d'une démocratie politique « polarisée » à des formes de « démocratie civile » plus disséminées. Avant de savoir s'il faut s'en réjouir ou le déplorer, il convient de dessiner les grands traits de ce mouvement.

Le vote est la forme la plus visible et la plus institutionnelle de la citoyenneté. Il est l'acte qui a longtemps cristallisé et symbolisé l'idée de participation politique et d'égalité civique. Mais cette notion de participation est complexe. Elle mêle en effet trois dimensions de l'interaction entre le peuple et la sphère politique : l'expression, l'implication, l'intervention.

La démocratie d'expression correspond à la prise de parole de la société, à la formulation de jugements sur les gouvernants et leurs actions ou encore à l'émission de revendications.

La démocratie d'implication englobe l'ensemble des moyens par lesquels les citoyens se concertent et se lient entre eux pour produire un monde commun. La démocratie d'intervention est constituée, quant à elle, de toutes les formes d'action collective pour obtenir un résultat désiré. La vie démocratique s'articule autour de ces trois formes de l'activité politique.

Le propre de l'élection est d'avoir superposé de fait ces différents modes d'existence civique (qui correspondent aussi à différents « moments » de la vie publique). Le vote en constitue la modalité agglomérée et condensée la plus incontestable, car la plus organisée et la plus visible. L'histoire de la démocratie s'est ainsi longtemps identifiée à un processus de concentration du champ politique dont la longue lutte pour l'obtention du suffrage universel a été à la fois le moyen et le symbole. C'est dans la perspective de ce cadre qu'il faut apprécier les mutations actuelles de la démocratie : si la démocratie d'élection s'est incontestablement érodée, les démocraties d'expression, d'implication et d'intervention se sont, quant à elles, incontestablement affermies. Un certain nombre de données concernant le cas français donnent la mesure de ce mouvement.

En matière d'expression, les Français ne sont pas devenus atones. En témoigne, par exemple, le fait qu'ils sont dorénavant plus nombreux à avoir signé des pétitions (pour 68 % d'entre eux en 2000, contre 53 % en 1990). Ils ont également davantage pris part à des manifestations pour faire entendre leur voix (40 %, contre 33 %). Il suffit d'ouvrir son poste de télévision ou de radio pour voir que ces chiffres correspondent à une réalité.

Parallèlement, on demande aujourd'hui beaucoup plus devant les tribunaux ce que l'on ne peut pas obtenir dans les urnes : le glissement d'une régulation par la responsabilité politique à une régulation par la mise en jeu d'une responsabilité pénale est un fait marquant de la dernière période.

Les Français, simultanément, ne se sont pas repliés sur eux-mêmes. L'évolution de la participation à des associations montre au contraire qu'ils sont de plus en plus nombreux à être impliqués dans des activités collectives (voir le Bilan de la vie associative publié en 2003 par le Centre national de la vie associative). En vingt ans, du début des années 1980 à la fin des années 1990, le taux d'adhésion à une ou plusieurs associations est passé de 42 % à 45 % de la population, progressant notamment chez les jeunes.

Si l'adhésion syndicale recule, de même que l'implication dans des organisation religieuses, la participation à des associations humanitaires, de défense de l'environnement ou de lutte contre le racisme s'est beaucoup développée. Et si les syndicats ont moins d'adhérents permanents, les Français ont été aussi beaucoup plus nombreux à s'impliquer dans des structures liées à une action précise (cf. les intermittents, les « recalculés », les victimes d'une fermeture d'entreprise). Ils sont, par ailleurs, plus enclins que dans le passé à pratiquer des activités de bénévolat.

Dans un ordre sans doute plus institutionnel, il est impossible de ne pas mentionner le développement des formes de participation plus directes et plus décentralisées des citoyens à la chose publique, au niveau local en particulier. De nombreuses municipalités ont ainsi lancé des expériences de comités de quartiers. La loi Voynet de 1999 a donné un cadre et un encouragement à ce type d'expression des citoyens en favorisant la mise en place de conseils locaux de développement.

En termes d'intervention, enfin, l'action collective a elle-même progressé. Les indicateurs de participation à des grèves, des boycottages, le prouvent : l'idée d'un repli croissant sur la sphère privée n'est pas fondée. Nous ne sommes pas rentrés dans un nouvel âge de l'apathie politique.

UN TERRAIN FERTILE

Le cas français n'a d'ailleurs rien de singulier à cet égard. Si Robert Putnam, professeur de science politique à Harvard, a cru pouvoir diagnostiquer aux Etats-Unis un déclin du capital social et de la participation (son ouvrage, Bowling Alone, a été à cet égard fort contesté), les études menées en Europe confortent, en revanche, le constat fait dans l'Hexagone. Une passionnante étude sur la Norvège ( The Norvegian Study of Power and Democracy ), sans équivalent par son ampleur et sa précision, constitue la confirmation la plus méthodique et la plus documentée qui soit de ce phénomène.

Il convient donc de réviser l'idée paresseusement admise de l'avènement d'un nouveau citoyen passif. Elle a trouvé un terrain fertile en France en consonant avec une idéologie décliniste qui sert actuellement trop souvent de prêt-à-penser à toute une catégorie d'orphelins des certitudes ou de cassandres médiatiques.

Il ne s'agit évidemment pas, à l'inverse, d'entonner un hymne naïvement optimiste. La transformation du politique que nous venons d'esquisser est en effet complexe et problématique à la fois. Complexe, d'abord, car se mêlent souvent des éléments de privatisation discutable du monde et des formes de réinvention de l'intervention collective (voir, par exemple, le rôle emblématique, parfois ambigu, des ONG). Problématique, aussi, car l'évolution vers une « démocratie civile » risque de conduire à des formes de fragmentation là où il faut affirmer l'exigence d'une cohérence et d'une globalité.

C'est peut-être d'ailleurs là le noeud du problème : la gestion de la tension entre le progrès pratique de l'activité civique et la difficulté plus grande à exprimer un point de vue de la généralité dans la société. Il ne s'agit pas, pour le résoudre, d'appeler de ses voeux le retour impossible à une ancienne démocratie polarisée du vote (même si l'on doit, bien sûr, souhaiter la réaffirmation de la centralité de ce dernier, et agir aussi pour revaloriser cette forme d'expression, d'implication et d'intervention).

Avec l'émergence d'un nouveau type de citoyen actif, c'est sous des formes également inédites que doit se reformuler un équivalent de l'ancien programme de la démocratie participative. Il faudra revenir longuement sur cette question.