Démocratie : analyse

Le retour du refoulé
P Rosanvallon
Le Monde du 03.06.05

LE SÉISME du 29 mai doit être pensé dans sa radicalité. Gardons-nous de tourner trop vite la page. On ne peut se contenter, du côté des vaincus du oui, de stigmatiser l'effet délétère des mensonges grossiers, des manoeuvres tacticiennes ou des simplifications qui ont rythmé la campagne. Pas plus qu'on ne peut se satisfaire d'une vague déploration de la frilosité de Français dominés par le pessimisme, gouvernés par des peurs diffuses et prêts pour cela à céder aux sirènes populistes.
L'exaspération suscitée par un pouvoir usé et déconsidéré n'explique pas tout non plus. De l'autre côté, les discours triomphalistes des partisans du non ennuient avec leur aspect de pieux catalogue du prêt-à-penser sur le peuple, les élites, l'ultralibéralisme. C'est chez eux le règne lassant des slogans.

On ne peut en rester là. Tout le monde peut certes s'accorder sur le constat d'un sourd malaise économique et social. Mais le problème a été celui de son mode d'expression et de son instrumentalisation. On ne peut prétendre ériger en politique la simple manipulation du désarroi !

Ce qui s'est passé vient de loin. Si les non ont été multiples et contradictoires, c'est un basculement aussi net qu'imprévu, celui de toute une partie de l'électorat socialiste, qui constitue le coeur de l'énigme. A travers le non, c'est en fait tout un ensemble de non-dits, de problèmes refoulés depuis plus de vingt ans qui ont brutalement fait surface.

Ce non dérive d'abord d'un divorce qui s'est peu à peu souterrainement creusé entre les deux dimensions historique et économique de l'Europe. Pensée à l'origine pour assurer de concert la paix et la prospérité autour du rapprochement franco-allemand, la construction européenne s'est ensuite pratiquement imposée comme le moyen le plus visible et le plus tangible pour purger le continent des malheurs du siècle.

C'est la logique qui a présidé aux deux moments-clés de l'élargissement : celui du début des années 1980 qui a marqué la sortie du fascisme et des dictatures des pays du Sud (Grèce, Espagne et Portugal) ; celui de ces dernières années qui a accompagné la sortie du communisme à l'Est. Mais l'évidence politique et symbolique de ces deux moments historiques n'a jamais été pleinement appréciée dans ses conséquences sur le contenu économique et social de l'Union. L'horizon sous-jacent du fédéralisme s'est ainsi effacé sans jamais être explicité.

Les réticences persistantes du souverainisme se sont du même coup peu à peu doublées d'une déception discrète, d'une nature radicalement différente mais aux effets parfois voisins. D'où le basculement d'une partie de l'électorat socialiste. L'appréciation des bénéfices historiques de l'Europe a cédé le pas à une inquiétude nourrie par le fait d'une plus grande différence économique et sociale. Le développement d'un néonationalisme s'est ainsi adossé de façon perverse à la prétention affichée d'une certaine « exigence » sociale. Les acquis historiques de l'Europe n'ont pour cela guère pesé dans le débat - sauf pour les générations plus âgées. Ses bénéfices économiques, considérés plus isolément, ont en revanche paru plus décevants pour beaucoup. On a payé là le prix de longues années de discours optimistes et simplificateurs sur le caractère protecteur de l'Europe sans jamais évoquer le coût de son hétérogénéité croissante.

Mais un deuxième type d'équivoque n'a jamais été explicité non plus : c'est celui qui concerne les formes politiques et juridiques de l'Europe. La dénonciation de la technocratie bruxelloise et la stigmatisation récurrente d'un « déficit démocratique » se sont largement imposés depuis au moins quinze ans comme allant de soi, mêlant la critique de véritables dysfonctionnements à ce qui ne faisait tout simplement que dériver d'autres modalités de la démocratie que celles procédant de la vision française de l'intérêt général. Le rôle du droit, les formes nouvelles de régulation, ont été systématiquement perçus comme des régressions, alors que ce sont en fait les spécificités du modèle français qui auraient aussi dû être interrogées et discutées.

« CONTRAINTES EXTÉRIEURES »

Là encore le non-dit s'est accumulé, alimentant en sourdine une accusation permanente de lèse-souveraineté du peuple. Cela a rendu peu lisibles les avancées du titre I, alors même qu'elles innovaient réellement (cf. les formes d'exercice de la responsabilité, le principe des auditions devant le Parlement des candidats à divers postes, le référendum d'initiative populaire, etc.). C'est l'aveuglement sur ce que nous sommes qui a nourri dans ce cas la suspicion d'un nombre croissant de citoyens. Mais la question n'a jamais été posée franchement, une sorte de souverainisme soft s'imposant du même coup progressivement à bien des esprits réticents à son expression le plus doctrinaire.

L'Europe s'est aussi constituée, plus largement, en miroir de notre impensé en finissant par symboliser le déclin du politique. Un moment refigurée par François Mitterrand en puissance compensatrice d'une perte de centralité française, l'Europe a ensuite fini par symboliser l'effacement même de la volonté politique, à force d'être systématiquement érigée en instance justificatrice de nos impuissances. Comme les fameuses « contraintes extérieures », les supposés « diktats » de la bureaucratie bruxelloise ont toujours été invoqués pour masquer nos difficultés à trancher, à arbitrer, c'est-à-dire en fait à gouverner.

Puissance de substitution d'un côté, masque de l'impuissance de l'autre, l'Europe s'est déconstruite dans la tête de certains de ses partisans lorsque ces deux fonctions ont fini par s'épuiser. Il a du même coup fallu pour beaucoup « passer à la vitesse supérieure », c'est-à-dire de fait tendre à rejeter l'Europe elle-même, pour maintenir l'illusion et le faux-semblant.

C'est donc encore une fois de l'incapacité à regarder en face nos problèmes que s'est imposé dans bien des têtes le consentement à une déconstruction européenne drapée dans les plis d'une exigence supérieure. C'est paradoxalement pour chercher à retrouver le sens d'une capacité à avoir prise sur leur destin, à ne plus être des sujets passifs gouvernés par les événements et les contraintes, que des électeurs non souverainistes ou non « social-protectionnistes » se sont convertis au non. Comme si cette forme de « résistance » destructrice constituait pour eux l'ultime possibilité d'introduire une brèche dans la platitude répétitive du monde.

Le non me semble enfin avoir fait ressurgir sous la plus brutale des espèces l'impensé central de l'univers socialiste depuis 1989 : celui du sens à donner à une culture de gouvernement qui reste liée à une capacité critique. Le « tournant de la rigueur » n'a en fait jamais été vraiment réfléchi, rationalisé, intégré dans un horizon plus large. L'écart s'est du même coup creusé entre un réalisme de plus en plus étroit et des formes de dénonciation régies par les émotions. Les socialistes se sont partagés entre l'un et l'autre, pour ne pas parler de ceux d'entre eux qui ont soudain adopté avec l'alternance cynique de ces deux formes la recette du mollétisme.

Les slogans se sont du même coup substitués à la réflexion, la dénonciation vague de l'antilibéralisme semblant dorénavant constituer l'horizon suffisant de toute analyse. La grande erreur des « modernisateurs » a été de croire, de leur côté, qu'il ne s'agissait que de procéder à un aggiornamento modérateur pour trouver la voie d'une nouvelle culture politique.

Faute d'avoir saisi à bras-le-corps l'impératif d'une véritable refondation intellectuelle et morale de leur projet d'émancipation, les socialistes se sont figés dans les deux idéologies in fine fonctionnellement articulées du réalisme plat et du verbalisme doctrinal. La dénonciation lancinante du « libéralisme européen » s'est du même coup instituée en formulation indépassable d'une subversion purement rhétorique et d'une imagination essoufflée. La critique de l'Europe a, là encore, constitué l'ultime artifice pour ne pas voir que c'est le Roi socialiste qui était nu.

Les Français ne sont pas les seuls à être gouvernés par des peurs légitimes ou des passions troubles. La vigueur générale des populismes témoigne de l'équivoque de ces temps de « grande transformation » que nous vivons. Mais ils sont peut-être les seuls à faire de l'aveuglement sur eux-mêmes le ressort paradoxal de leur rapport au monde. Ce n'est donc pas seulement l'avenir désormais incertain et suspendu de l'Europe qui se joue dans cet après-29 mai. C'est tout simplement l'idée socialiste, ainsi que plus largement l'idée démocratique et la représentation de l'identité nationale dans ce pays.