Démocratie : analyse

Pour une histoire du politique
P Rosanvallon
Le Monde du 30.03.02

Le politique tel que je l'entends correspond à la fois à un champ et à un travail. Comme champ, il désigne le lieu où se nouent les multiples fils de la vie des hommes et des femmes, celui qui donne son cadre d'ensemble à leurs discours et à leurs actions. Il renvoie au fait de l'existence d'une « société » qui apparaît aux yeux de ses membres comme formant un tout qui fait sens. En tant que travail, le politique qualifie le processus par lequel un groupement humain, qui ne compose en lui-même qu'une simple « population », prend progressivement le visage d'une vraie communauté. Il est de la sorte constitué par le processus toujours litigieux d'élaboration des règles explicites ou implicites du participable et du partageable qui donnent forme à la vie de la cité. On ne peut appréhender le monde sans faire place à cet ordre synthétique du politique, sauf à adopter un point de vue fâcheusement réducteur. Un ou deux exemples suffisent à nous en persuader.
Pour comprendre la spécificité d'un phénomène comme celui du nazisme, on voit bien qu'il ne suffit pas de disséquer les différentes tensions et les multiples blocages de l'Allemagne des années 1930 - sauf à le banaliser paradoxalement sous les espèces d'une simple réponse exacerbée à la crise du régime de Weimar. Le fond du nazisme comme tentative pathologique de faire advenir un peuple « un » et homogène n'est intelligible que s'il est rapporté aux conditions de la resymbolisation et de la recomposition perverses de cet ordre global du politique auquel il s'est employé. Pour prendre un autre exemple, plus proche de nous, on comprend aisément qu'une question comme celle du financement des retraites ne se réduit pas à des choix étroitement techniques ou partisans et qu'elle concerne les fondements mêmes du contrat social et du rapport entre les générations.

C'est donc bien à un niveau que l'on peut qualifier de « globalisant » qu'il convient de saisir les choses pour éclairer utilement nombre des lancinantes questions contemporaines. Qu'il s'agisse de penser les formes à venir de l'Europe, d'analyser les transformations de la démocratie à l'âge de la mondialisation, d'appréhender le destin de la forme nation, de saisir les mutations de l'État-providence, d'évaluer les conditions de la prise en compte du long terme dans des sociétés soumises à la dictature du présent, c'est toujours à cette question- clef du politique que reviennent nos perplexités et nos inquiétudes d'aujourd'hui.

En parlant substantivement du politique, je qualifie ainsi tant une modalité d'existence de la vie commune qu'une forme de l'action collective qui se distingue implicitement de l'exercice de la politique. Se référer au politique et non à la politique, c'est parler du pouvoir et de la loi, de l'État et de la nation, de l'égalité et de la justice, de l'identité et de la différence, de la citoyenneté et de la civilité, bref de tout ce qui constitue une cité au-delà du champ immédiat de la compétition partisane pour l'exercice du pouvoir, de l'action gouvernementale au jour le jour et de la vie ordinaire des institutions.

Cette question prend tout son relief dans les sociétés démocratiques, c'est-à-dire dans celles où les conditions du vivre ensemble ne sont pas définies a priori, fixées par une tradition, ou imposées par une autorité. La démocratie constitue en effet le politique en un champ largement ouvert du fait même des tensions et des incertitudes qui la sous-tendent. Si elle apparaît depuis plus de deux siècles comme l'incontournable principe organisateur de tout ordre politique moderne, l'impératif que traduit cette évidence a en effet toujours été aussi ardent qu'imprécis. Parce qu'elle est fondatrice d'une expérience de liberté, la démocratie n'a cessé de constituer une solution problématique pour instituer une cité d'hommes libres. En elle se lient depuis longtemps le rêve du bien et la réalité du flou. Cette coexistence a ceci de particulier qu'elle ne tient pas principalement au fait qu'elle serait un idéal lointain sur lequel tout le monde s'accorderait, les divergences sur sa définition renvoyant à l'ordre des moyens à employer pour le réaliser. L'histoire de la démocratie n'est pas seulement pour cela celle d'une expérience contrariée ou d'une utopie trahie.

Bien loin de correspondre à une simple incertitude pratique sur les voies de sa mise en oeuvre, le sens flottant de la démocratie participe plus fondamentalement de son essence. Il évoque un type de régime qui n'a cessé de résister à une catégorisation indiscutable. C'est de là que procède d'ailleurs la particularité du malaise qui sous-tend son histoire. Le cortège des déceptions et le sentiment des trahisons qui l'ont toujours accompagné ont été d'autant plus vifs que n'a cessé d'être inaccomplie sa définition. Un tel flottement constitue le ressort d'une quête et d'une insatisfaction qui peinent du même coup à s'expliciter. Il faut partir de ce fait pour comprendre la démocratie : en elle s'enchevêtrent l'histoire d'un désenchantement et l'histoire d'une indétermination.

Cette indétermination s'enracine dans un système complexe d'équivoques et de tensions qui structurent dès son origine la modernité politique, comme le montre l'étude des révolutions anglaise, américaine et française. Équivoque, tout d'abord, sur le sujet même de cette démocratie, car le peuple n'existe qu'à travers des représentations approximatives et successives de lui-même. Le peuple est un maître indissociablement impérieux et insaisissable. Il est un « nous » ou un « on » dont la figuration reste toujours litigieuse. Sa définition constitue un problème en même temps qu'un enjeu.

Tension, en second lieu, du nombre et de la raison, de la science et de l'opinion, puisque le régime moderne institue à travers le suffrage universel l'égalité politique en même temps qu'il appelle de ses voeux l'avènement d'un pouvoir rationnel dont l'objectivité implique la dépersonnalisation.

Incertitude, en troisième lieu, sur les formes adéquates du pouvoir social, la souveraineté du peuple peinant à s'exprimer dans des institutions représentatives qui ne conduisent pas à la remettre en cause d'une manière ou d'une autre. Dualité, enfin, de l'idée moderne d'émancipation qui renvoie à un désir d'autonomie des individus (avec le droit comme vecteur privilégié) en même temps qu'à un projet de participation à l'exercice de la puissance sociale (qui met donc la politique au poste de commandement). Dualité qui est celle de la liberté et de la puissance, ou du libéralisme et de la démocratie pour dire les choses autrement.

Cette conception du politique conduit à faire d'une approche historique la condition de sa pleine saisie. On ne peut en effet appréhender le politique tel que je viens de le définir qu'en restituant de façon sensible leur épaisseur et leur densité aux contradictions et aux ambiguïtés qui le sous-tendent. Mon ambition est ainsi de penser la démocratie en reprenant le fil de son histoire. Mais il est tout de suite nécessaire de préciser qu'il ne s'agit pas seulement de dire que la démocratie a une histoire. Il faut considérer plus radicalement que la démocratie est une histoire. Elle est indissociable d'un travail d'exploration et d'expérimentation, de compréhension et d'élaboration d'elle-même.

Le but est donc de refaire la généalogie longue des questions politiques contemporaines pour les rendre pleinement intelligibles. L'histoire ne consiste pas seulement là à apprécier le poids des héritages, à « éclairer » platement le présent par le passé, elle vise à faire revivre la succession des présents comme autant d'expériences qui informent la nôtre. Il s'agit de reconstruire la façon dont des individus et des groupes ont élaboré leur intelligence des situations, de repérer les récusations et les attractions à partir desquelles ils ont formulé leurs objectifs, de retracer en quelque sorte la manière dont leur vision du monde a borné et organisé le champ de leurs actions. L'objet de cette histoire, pour dire encore les choses autrement, est de suivre le fil des expériences et des tâtonnements, des conflits et des controverses, à travers lesquels la cité a cherché à prendre forme légitime.

L'histoire ainsi conçue est le laboratoire en activité de notre présent et non pas seulement l'éclairage de son arrière-fond. L'attention aux problèmes contemporains les plus brûlants et les plus pressants ne saurait se dissocier pour cette raison d'une méticuleuse reconstruction de leur genèse. Partir d'une question contemporaine pour en retracer la généalogie avant d'y faire retour au terme de l'enquête, riche des enseignements du passé, telle doit être la méthode développée pour donner la profondeur indispensable aux analyses du politique. Cela revient à envisager une histoire que l'on pourrait qualifier de compréhensive : intellection du passé et interrogation sur le présent participent dans son cadre d'une même démarche. Elle met à jour les résonances entre notre expérience du politique et celle des hommes et des femmes qui nous ont précédés, donnant de cette manière son sens le plus fort à la formule de Marc Bloch : « L'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé. » C'est pour cela une histoire qui a pour fonction de restituer des problèmes plus que de décrire des modèles.

L'histoire du politique envisagée dans cet esprit se distingue donc au premier chef, par son objet même, de l'histoire de la politique proprement dite. Cette dernière, outre la restitution du cadre chronologique des événements, analyse le fonctionnement des institutions, décortique les mécanismes de la prise de décision publique, interprète les résultats des élections, met à jour la raison des acteurs et le système de leurs interactions, décrit les rites et les symboles qui rythment la vie. L'histoire du politique intègre bien sûr ces différents apports. Le majestueux théâtre de la volonté générale reste traversé en permanence par des scènes empruntées aux comédies plus quotidiennes du pouvoir. Aussi n'est-ce pas en nous réfugiant dans le ciel supposé apaisé des idées que nous pourrons vraiment comprendre les ressorts et les difficultés de l'institution de la cité. Ils ne peuvent être appréhendés que dans l'examen des contingences ordinaires, toujours enveloppés qu'ils sont dans la gangue des événements. Cela doit être clairement dit. Mais il faut en même temps souligner avec force qu'on ne saurait en rester là pour percer l'énigme du politique.