Histoire du quinquennat

Pierre Rosanvallon: la gauche manque d'une «utopie sociale»
Mediapart le 10 SEPTEMBRE 2011

Votre livre remet l’égalité au cœur d’un projet politique. Vous en faites la pierre de touche de la cohésion sociale mais aussi la vertu cardinale de la démocratie. Ce concept d’égalité n’a-t-il pas, pourtant, été supplanté par celui d’équité ?

Ce débat égalité/équité est un débat interne à la question de la justice distributive. Doit-on donner la même chose à tout le monde ou doit-on tenir compte des différences de situations ? Les théories contemporaines de la justice sont effectivement des théories de l’équité : pour elles, la vraie justice n’est pas de donner la même chose à chacun mais de donner à chacun en fonction de ses besoins. Il s’agit de différencier la distribution selon les besoins des gens et leurs facteurs d’investissement personnel. Ces théories de la justice mêlent donc différenciation des besoins et différenciation des talents et des mérites.

Ce débat s’est donc polarisé sur la question de la justice distributive. Et ceux qui s’opposaient aux théories de l’équité le faisaient alors bien faiblement, en disant simplement que ce n’était pas suffisant. Or, l’alternative aux théories de l’équité, c’est précisément une théorie de l’égalité, qui ne se définit pas d’abord par un mode de distribution, mais par un rapport social.

C’est ce que j’ai voulu montrer au premier chef. Les révolutions démocratiques modernes ont été inséparables d’une mise en avant de l’égalité comme principe organisateur des sociétés. On ne trouvera pas – ou très peu – dans les révolutions américaine et française de réflexions sur la bonne distribution des revenus et des patrimoines. En revanche, on trouvera les réflexions les plus vives et affûtées sur le respect, la lutte contre l’humiliation, le droit à l’autonomie, la participation à un même corps de citoyens…

Il reste qu’aujourd’hui, les théories de l’équité semblent l’avoir emporté jusqu’à ringardiser l’idée même d’égalité ?

Le principe d’égalité qui a été ringardisé était un principe faible qui consiste simplement à dire : «il faut plus de réduction des inégalités». Il existe des théories de l’équité, avec John Rawls, Ronald Dworkin ou Amartya Sen, mais pas de théories de l’égalité. Jusqu’ici, il n’y avait qu’une «inquiétude égalitaire». Ce que je propose, c’est de construire cette théorie de l’égalité, en passant par une généalogie historique, dans les révolutions américaine et française, de cette idée.

L’égalité comme socle de la démocratie serait donc bien plus qu’une simple égalité politique ou citoyenne ?

L’égalité politique n’est qu’une des variables de l’égalité du rapport social. Le suffrage universel en est évidemment une des manifestations. Que l’on soit riche ou pauvre, savant ou ignorant, les voix sont égales, il n’y a pas de hiérarchie des individus quant à la détermination de ce qui fait le cœur de la politique, c’est-à-dire le juste et l’injuste, le sens du collectif. Mon objectif était de réhabiliter la compréhension originelle de l’égalité, qui va au-delà du vote.

Cette définition originelle de l’égalité comme rapport social, il ne faut pas oublier qu’elle est formulée dans un moment précapitaliste, pendant les révolutions française et américaine, lorsque la morale sociale collective des révolutionnaires se situe aux antipodes d’une société de la consommation. Même Benjamin Franklin, qui peut apparaître comme l’archétype du représentant de la société bourgeoise, enseignait la frugalité, tout comme Adam Smith, l’inventeur intellectuel du marché.

On estimait alors que cette question de l’égalité économique était secondaire par rapport à l’idée d’égalité comme rapport social. Au moment de l’abolition des privilèges, la question des inégalités économiques pouvait en effet paraître secondarisée. Ce n’est qu’à partir de 1830, et surtout de 1860-1870, avec le développement des manufactures et du paupérisme, que la question de la justice redistributive est revenue au cœur des débats. Car les inégalités économiques étaient devenues telles qu’elles invalidaient complètement l’idée d’une égalité de participation, de dignité, d’autonomie.

Les régimes démocratiques progressent, mais la démocratie sociale régresse, sans qu’il paraisse possible de revenir aux systèmes de redistribution du XXe siècle. Pourquoi ?

Il y a eu, au XIXe siècle, une première grande crise de l’égalité ouverte par le développement du capitalisme qui a provoqué deux types de visions. La première a consisté à dire que l’égalité devait être comprise sur un plan strictement juridique. Qu’on pouvait la concevoir de façon plus exigeante dans l’idéal, mais que la réalité était que la nature humaine était structurellement inégalitaire. On disait que les individus étaient immensément inégaux en moralité, capacité ou talent.

L’idéologie bourgeoise est née dans ce moment-là, rompant brutalement avec le précédent idéal révolutionnaire.

Dans le même temps, se sont esquissées des tentatives de formuler une alternative au monde capitaliste. La première a reposé sur une vision de la désindividualisation du monde ; considérant que l’inégalité procédait du fait que chacun menait sa vie de façon individualiste. Il fallait donc recréer une vie communautaire pour régler la question. On estimait qu’il n’y aurait plus d’inégalités dans un monde de l’homogénéité et de la communauté. C’est la première vision du communisme, définie par Cabet en 1840. On répondait à la question de l’inégalité en construisant un monde dans lequel l’individu n’existait plus. Cette utopie s’est développée et a eu le destin que l’on connaît.

Il y a aussi alors eu une autre vision pathologique de l’égalité : celle d’une homogénéité construite par le nationalisme et la xénophobie. Cela a constitué une réponse très importante, que j’ai appelée le national-protectionnisme ; elle a replié la notion d’égalité sur celle d’homogénéité et d’identité.

Vous prenez l’exemple de la ségrégation, aux Etats-Unis, qui a permis, historiquement, de tolérer des inégalités sociales croissantes entre Blancs, en modifiant la perception des antagonismes sociaux. Y a-t-il un parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui en Europe, en matière de crispations identitaires ?

Oui, aujourd’hui c’est le retour bête et méchant à ces visions du XIXe siècle, avec la reconstitution d’une idéologie des inégalités extrêmement puissante, qui ne s’appuie pas seulement sur une vision physiologique ou phrénologique des différences, comme au XIXe siècle, mais sur une moralisation de ces différences, avec une exacerbation de la notion de mérite.

Est-ce cette notion de mérite qui nous rend plus tolérant à des inégalités qui, pourtant, se creusent ?

C’est le fait fondamental sur lequel j’ai voulu insister. Si on prend les inégalités comme un fait social objectif, 90% de la population trouve cela scandaleux. Il y a un accord pour critiquer les rémunérations extravagantes de PDG qui ne peuvent être liées au seul mérite ou pour critiquer les bonus… Mais quand on va plus loin, on constate qu’il y a une diffusion de l’idéal méritocratique dans la société. Les gens déplorent donc les conséquences de situations dont ils acceptent une partie des causes productrices.

Cette situation ne repose-t-elle pas aussi sur l’ambiguïté du concept d’égalité des chances ?

L’égalité des chances, il est fondamental de le souligner, ne peut être un concept positivement organisateur du lien social.
Les théories de l’égalité des chances appréhendent en effet la question des inégalités au seul prisme d’un critère de justice appliqué à l’évaluation des situations individuelles. Or, les inégalités ont aussi une dimension proprement sociétale : leur niveau et leurs formes sont un facteur déterminant de la cohésion d’une société.

La théorie de l’égalité des chances a bien sûr sa zone de validité, mais elle reste très imparfaite pour fonder un projet de société. Pour que l’égalité des chances soit radicale, pleinement réalisée, il faudrait d’ailleurs désocialiser radicalement l’individu ! Qu’est-ce qui empêche en effet l’égalité des chances ? Le fait qu’il y a de la reproduction sociale, qu’on est né dans une famille plus ou moins favorisée, qu’il y a des héritages… Si on voulait une vraie égalité des chances, il faudrait donc enlever les enfants des familles… D’un certain point de vue, cela deviendrait un communisme du départ dans la vie qui justifierait ensuite un libéralisme radical !

Le vrai paradoxe est en effet que, si on réalisait cette utopie, toutes les différences existantes seraient admissibles. Il n’y aurait plus aucune raison de se rebeller contre les inégalités les plus extrêmes. C’est ce qu’avait très bien montré le sociologue anglais Michael Young, dans les années 1950, au moment où l’idée méritocratique commençait à monter en puissance dans les démocraties keynésiennes qui peinaient à reformuler l’idéal socialiste.

On valide, socialement et psychologiquement, des inégalités structurelles ?

On les valide socialement, économiquement et psychologiquement. C’était aussi la grande critique que faisait John Stuart Mill aux saint-simoniens : «Vous tirez de cette vision extrêmement radicale de l’égalité des chances une légitimation implacable de la hiérarchie.»
Donc oui, il y a un idéal méritocratique, en ce sens que la démocratie doit permettre à chacun de se construire et que cette construction des individus est productrice de différences. Mais ces différences doivent être intégrées dans une vision de ce que signifie la société commune. Et là intervient une théorie de l’égalité comme égalité des rapports sociaux et non seulement comme égalité économique.

C’est cette vision de l’égalité comme rapport social qui nous permettra de juger ensuite quelles sont les formes d’inégalités économiques intolérables. Elles sont intolérables non seulement sur un plan moral, mais parce qu’elles rendent impossible la société démocratique. Les inégalités n’affectent pas, en effet, seulement les plus défavorisés. Elles ont un effet délétère pour tous.

Et quand donc cette société démocratique devient-elle «impossible» ?

On peut estimer que, quand il y a des différences de rémunérations de 1 à 5 ou de 1 à 10, on peut continuer à vivre côte à côte, et partager des choses en commun. Quand la différence est de 1 à 100, on ne partage plus rien. Sont donc admissibles les différenciations économiques qui ne mettent pas en cause le rapport d’autonomie, le fait de la réciprocité et le principe de communalité.

Il faut donc d’abord construire une théorie de l’égalité sociale pour discuter valablement des inégalités admissibles ou inadmissibles, et des formes de redistribution nécessaires. Or, aujourd’hui nous sommes dans une situation où les inégalités ont explosé et où, dans le même temps, la légitimité de la redistribution s’est effondrée.

A la sortie du gouvernement de Raymond Barre, au début de 1981, le taux marginal supérieur de l’imposition sur le revenu était de 65%! Aux Etats-Unis, des taux supérieurs à 90%, jusqu’à 94% au moment de la Seconde Guerre mondiale, ont existé pendant très longtemps avant d’être peu à peu réduits par des niches fiscales. Il est vrai qu’il y avait, au moment de la guerre, un discours social fort disant «les dollars doivent aussi mourir pour la patrie».

D’où cette interrogation : pourquoi dans des sociétés libérales et capitalistes a-t-on pu faire exister des taux de prélèvement extrêmement élevés, alors qu’aujourd’hui dans des sociétés qui peuvent apparaître comme des sociétés plus sociales-démocrates, les taux sont beaucoup plus faibles ?

Mon interprétation est simple. Au moment où l’on a pu mettre en place ces politiques de redistribution très actives, les circonstances historiques avaient fortement resserré le lien social. C’est l’effet fondamental de la Première Guerre mondiale : dans les tranchées, c’était la vie nue, il n’y avait plus de riches ou de pauvres, mais seulement des compagnons de vie et de mort. On a retrouvé cela avec la Résistance. Mais maintenant, c’est très absent. Michel Houellebecq peut, par exemple, expliquer que la France n’est, pour lui, qu’un hôtel… Si on ne fait plus société ensemble, alors on ne paye plus d’impôts, ou on ne paye qu’en fonction du service rendu.

Une grande nouveauté du début du XXe siècle avait aussi été de dire que l’impôt servait à produire la société. C’était possible en raison des épreuves vécues en commun, mais aussi parce qu’on avait le sentiment qu’au fond, l’individu n’existait pas vraiment, qu’il était totalement façonné par le corps social, que toute production de richesses était fondamentalement sociale. Or, nous sommes aujourd’hui dans une situation différente, puisque l’économie de l’innovation dans laquelle nous nous trouvons donne davantage d’importance à l’apport de l’individu.

Vous nous dites que l’ampleur des inégalités est en train d’affaiblir la démocratie. Dans le même temps, les systèmes redistributifs ne fonctionnent plus. Sommes-nous alors dans une impasse ?

Oui, donc il faut réamorcer la pompe ! Mais, quels que soient les gouvernements qui sont – ou seront – en place, aucun ne proposera demain une réforme sociale et fiscale de l’ampleur de celles qui ont existé dans les années 1950 ou 1960. Nous en avons pourtant besoin.
Comment faire ? Selon moi, il faut d’abord refaire société, et reconstruire cette valeur commune d’égalité. Il faut une société où l’égalité soit reconnue comme une valeur centrale, ce qui passe par le développement de politiques de la singularité, de la réciprocité et de la communalité.

La communalité consiste à vivre la démocratie non pas comme des copropriétaires, mais comme des habitants ?

Oui, comme des habitants partageant le même espace. Sieyès disait déjà que l’égalité est indexée sur la construction des trottoirs et des places publiques. Aujourd’hui, on appellerait ça une politique de la ville. Si on se place du point de vue de la reconstruction d’une société des égaux, cette politique de la ville devient peut-être la question centrale. De même une politique de la culture, qui ne serait pas seulement une politique des œuvres, mais une culture pour la constitution du public… C’est cela que je mets sous le nom d’une politique de la communalité.

Il y a ensuite le principe d’une politique de la réciprocité. Aujourd’hui, on voit bien l’ampleur de la crise de confiance. La confiance est détruite quand plus personne ne fait d’hypothèses positives sur le futur et le mouvement ne peut s’inverser que grâce à une politique de la réciprocité : trouver et construire des formes d’institutions qui garantissent que chacun, grosso modo, peut attendre un certain nombre de choses que les autres feront effectivement. Aujourd’hui, on lutte trop souvent contre la théorie du choix rationnel et de l’homo economicus en construisant une théorie de l’homme altruiste, qui me semble imparfaite, même en faisant un détour par les singes Bonobos… Il me semble que le principe social qui mettrait tout le monde d’accord serait celui de la réciprocité, celui de l’engagement équivalent.

Enfin, le troisième principe est celui de la singularité. Aujourd’hui les individus veulent, en même temps, être quelconque et être quelqu’un. On veut avoir la possibilité de mener sa vie comme des individus, tout en se fondant dans la société. La sensibilité aux discriminations tient à cela. La discrimination se définit comme cette dénégation faite à l’individu d’être à la fois quelconque et quelqu’un. La singularité laisse une place à l’individu, mais à l’individu pensé non comme un isolat atomisé, mais dans sa relation avec le monde social.

Les rapports de sexe aident à comprendre ce que peut être une politique de la singularité, parce que les hommes et les femmes n’existent pas séparément les uns des autres pour, ensuite, rentrer en communication. La question des droits des femmes est d’abord celle de leur relation avec les hommes, et non seulement de leur possession d’attributs déterminés. Le renforcement de l’égalité hommes / femmes passe par un approfondissement des singularités, qui n’est ni une neutralisation des différences, ni une égalisation, ni de l’homogénéisation.

Réciprocité, communalité, singularité sont, selon vous, les piliers nécessaires pour construire une société des égaux. Mais ne sous-estimez-vous pas l’impact des luttes sociales et des conflictualités. N’est-ce pas aussi «la peur des révolutions» qui a permis ce moment de l’histoire – le premier XXe siècle – où l’égalité a progressé dans le monde occidental ?

Entre le début du XXe siècle et l’après Seconde Guerre mondiale convergent mouvement social et ouvrier, montée en puissance de la gauche et peur des révolutions à droite. Effectivement, les peurs des révolutions ont produit des effets sociaux positifs. Mais aujourd’hui, les grandes peurs sociales sont d’abord des peurs comme le terrorisme : un type de peur qui construit un Etat fort mais pas du social. Il en est de même de l’insécurité : cela ne crée pas de lien social, plutôt un repli sur soi, une distance entre les individus, et, là encore, un Etat fort. Une autre grande peur est celle concernant le climat, mais elle crée un sentiment d’humanité, pas de citoyenneté liée à de la redistribution.

Comment analysez-vous le développement en Europe des mouvements des indignés, qui montrent tout de même de nouvelles formes de mobilisation sociale ?

Ces indignés sont des symptômes forts d’une situation de décomposition sociale insupportable. Mais ce ne sont pas, à mon sens, des mouvements sociaux encore porteurs de projets historiques. Il est très intéressant de voir ce qui se passe en Israël : le mouvement des indignés a pris là une proportion considérable, plus grande que dans aucun autre pays. Et cela se passe significativement dans un pays où ce qui est le plus mal en point, c’est la définition du commun, comme le montre magnifiquement le dernier roman de David Grossman. Le commun n’y est plus en effet que la résistance à un extérieur.

Vous mettez également en avant dans votre livre le concept de «démarchandisation» : de quoi s’agit-il ? De déglobalisation, de démondialisation, de décroissance ?

Non, démondialisation, j’ai franchement du mal avec cette expression. L’histoire de la gauche s’est faite aux accents de l’internationalisme, donc de la voir aujourd’hui chanter aux accents de la démondialisation… Le mot me fait frémir. S’il s’agit de redéfinir les négociations commerciales entre pays, d’accord, mais au-delà…

Ce que j’appelle démarchandisation est lié à la modération nécessaire d’un certain nombre de comportements de consommation. C’est une façon de renouer avec les réflexions du XVIIIe siècle sur la frugalité, on dirait plutôt aujourd’hui la sobriété. Il est aussi essentiel, si on veut faire vivre une société d’égaux, que l’espace de ce qui est public soit plus développé. Mais il ne s’agit plus de rester dans la problématique du XIXe siècle sur la propriété collective et la nationalisation des moyens de production. Le problème décisif est aujourd’hui de savoir quels sont les moments, les lieux et les activités qui ont un véritable sens public. C’est cela que je mets sous ce terme : un développement de l’espace public.

Est-ce que la gauche est aujourd’hui armée pour repenser de fond en comble un tel système ?

La gauche ne peut seulement, comme c’est le cas actuellement, se définir à partir d’éléments programmatiques. La gauche modérée voudrait, par exemple, un impôt maximal taxé à 45% et la gauche radicale à 70%... C’est un peu comme au temps où le communisme se définissait comme la «sociale démocratie + 20%».

Mais ce n’est pas seulement de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’avoir l’idée d’un modèle social, d’une utopie sociale qui puisse être universellement désirée. La gauche est puissante quand ses idées ont une capacité universalisante. Cette idée de société des égaux a cette vertu, parce que la démocratie n’est pas seulement un régime politique, elle est aussi une forme de société. Cette définition forte, intégrale, de la démocratie inclut l’idée socialiste de réduction des inégalités économiques, mais elle la dépasse. Effectivement, pour moi l’enjeu de la gauche est donc d’être capable de se redéfinir sur cette base.

Vous nous parlez de gauche et plus de social-démocratie ?

Il y a très longtemps que je ne parle plus de social-démocratie. Dans les années 1970, j’avais déjà critiqué la social-démocratie en disant qu’il ne faudrait pas que la France suive un modèle qui s’effondrait en Europe. Le problème de la France est qu’elle n’a pas cessé d’osciller entre des théories pleines de panache révolutionnaire et des pratiques de modestie presque confondantes : c’est l’équation molletiste qui a pesé comme un cauchemar sur la gauche française. Faire appel à une gauche peut-être moins tapageuse, mais porteuse d’une modernisation plus efficace, pouvait alors paraître comme un grand progrès.

Mais ce n’est plus ça l’actualité. La social-démocratie a été un modèle politique de cogestion de la société entre le patronat, le syndicat et les Etats adapté aux Trente Glorieuses. C’est un modèle social qui a rempli sa fonction historique, très importante, mais qui n’est plus de mise aujourd’hui.

Comment expliquez-vous les difficultés de ces partis de gauche à reconstruire ce socle idéologique ?

Ils sont tous dans cette situation, parce qu’ils sont cadenassés dans le quotidien de la conquête ou de l’exercice du pouvoir et dans la gestion technique de différentes réformes. Cette dimension a existé tout de même dans les années 1970. Quand j’ai été un des intellectuels organiques de la deuxième gauche, il y avait des visions programmatiques inscrites dans un projet plus vaste de rapport nouveau entre le pouvoir et la société civile. Il faut que la gauche aille plus loin, qu’elle retrouve non une doctrine mais une philosophie sociale.

La gauche parle aujourd’hui d’inégalités de revenus et de salaires mais très peu d’inégalités de patrimoine. Est-ce que cette question ne devrait pas être au centre de sa philosophie sociale ?

Le personnel politique continue à penser la société avec des analyses d’il y a trente ans. Dans la société des années 1970, la question des inégalités de revenus et de salaires était beaucoup plus importante que celle du patrimoine. Aujourd’hui, le patrimoine redevient central. Nous ne sommes pas revenus au XIXe siècle, mais nous y tendons, hélas. Car la structure des patrimoines transforme les différences sociales existant à un moment donné en destins inexorables des générations.

Construire une société des égaux, cela veut donc dire reconsidérer très sérieusement les questions d’héritage, les conditions de constitution du patrimoine. Quand Thatcher est arrivée au pouvoir, la taxation des plus-values financières était de 80% ! Ce sont des chiffres dont on n’a plus idée aujourd’hui, ils ne datent pourtant pas d’il y a trois siècles ! Il faut donc bâtir, en France, une politique du patrimoine et non seulement une politique des revenus.

Vous sentez-vous aujourd’hui isolé intellectuellement ? Une partie de la gauche critique ne vous pardonne pas votre rôle dans la fondation Saint-Simon, mais vous devez, avec ce dernier ouvrage, dérouter certains de vos anciens compagnons de la fondation ?

La fondation Saint-Simon est devenue une mythologie, la responsable universelle de tous les troubles ! Elle a pourtant eu deux dimensions, une production de livres et un club social. Le club social a eu une histoire que l’on peut discuter, et c’est pour cela que j’ai mis fin à l’expérience. Mais la production de livres, je n’ai pas à en rougir. On a publié des gens comme Claude Lefort, Bernard Manin, Robert Castel ou les premiers travaux de Thomas Piketty, Eric Maurin... Donc il y aurait une entreprise de démythologisation à mener et je la ferai un jour.

Mais, non, je ne me sens pas isolé parce que je vois tout un courant d’universitaires dont les analyses du monde contemporain sont proches des miennes. J’en édite un certain nombre dans la collection La République des Idées, et on peut aussi les lire sur le site plus académique de la Vie des Idées.

On a le sentiment que, depuis une quinzaine d’années, vous vous radicalisez, vous renouez avec une tradition de gauche plus affirmée, plus conflictuelle par rapport à votre itinéraire des années 1980, et ce que vous avez représenté dans l’histoire intellectuelle de la deuxième gauche ?

L’histoire intellectuelle et politique des années 1980 et 1990 est une tâche importante à mener. En ce qui me concerne, j’ai eu la conviction, avec une personne dont je suis très proche, Claude Lefort, à la fin des années 1970 et début des années 1980, que tout le travail de reconstruction intellectuelle de la vision des démocraties, des sociétés démocratiques, nécessitait une sorte de re-compréhension de ce qu’était l’histoire.

Si la deuxième gauche a décliné dans les années 1980, c’est aussi parce que le monde a changé de nature : on est entré dans un nouveau capitalisme et on ne s’en est pas rendu compte tout de suite. Maintenant, c’est facile de le dire, mais à l’époque, on ne s’en est pas rendu compte.

Le capital de la deuxième gauche reposait sur des intuitions intéressantes mais pas assez solides. J’ai en eu conscience très clairement dès le début des années 1980, et c’est pour cela que je suis devenu universitaire. Si j’avais pensé que le capital intellectuel de la deuxième gauche était suffisant, j’aurais fait une carrière politique, comme on me l’a offert. Mais il fallait d’abord faire ce travail de reconstruction qui passait par un travail immense sur les révolutions modernes, sur la révolution française et la citoyenneté, sur l’histoire du XIXe siècle… Il fallait repartir de très loin.

Pour finalement arriver à des positions plus critiques d’une gauche modérée ?

J’ai toujours été de la gauche réformatrice, au sens où je ne pense pas que l’exaltation soit le moteur du changement. Je suis réformateur du point de vue de la méthode, mais, je pense, radical dans la vision et la lucidité critique. Le problème est qu’il y a eu une sorte de tétanisation des esprits pendant un certain nombre d’années.

Nous avons mis un certain temps à comprendre que nous rentrions dans ce nouveau régime de la société capitaliste. Les années 1980 et 1990 ont été des années de flottement intellectuel, liées non seulement à une modération politique mais aussi à une révolution du mode de production, une révolution presque anthropologique, dont on a eu du mal à saisir toutes les conséquences.