Considérations morales

Les identités communautaires visent à conjurer les angoisses individuelles
Z Bauman Le Monde du 23.05.00

 

Dans le cadre de l'Université de tous les savoirs, organisée par la Mission 2000, le professeur Zygmunt Bauman, professeur de sociologie émérite aux universités de Leeds et de Varsovie, a prononcé, dimanche 7 mai, une conférence sur le thème de l'identité. Cette communication, dont nous publions les principaux extraits, faisait partie d'un cycle consacré aux « visages de l'association : sociétés, identités et groupes ».

La société prémoderne était une société d'états. Mais quand les cadres rigides des états ont été brisés, au début de la période moderne, la tâche d'auto-identification présentée aux hommes et aux femmes s'est réduite au défi de se conformer, sans dévier de la norme, aux types sociaux et aux modèles de conduites établis. L'appartenance à une classe était dans une certain mesure un accomplissement. Elle devait être reconfirmée et attestée dans la conduite quotidienne de chaque membre. Une fois « défixés », les individus ont dû déployer leurs nouveaux pouvoirs de choisir dans la recherche effrénée d'une « refixation ».

La division de la société en classes avait tendance à devenir aussi solide, inaltérable et résistante à la manipulation individuelle que l'ancienne attribution des états prémodernes. La classe et le sexe étaient les cadres enfermant les choix individuels ; échapper à leurs contraintes n'était pas beaucoup plus facile que de remettre en question la place de chacun dans la « chaîne divine des êtres ». Si tel n'était pas le cas dans la théorie, la classe et le sexe ressemblaient étonnamment à des « faits de nature », et la tâche qui restait à la plupart des individus était de prendre place dans la niche allouée, en se comportant comme des résidents établis. (...) C'est précisément sur ce point que l'individualisation d'autrefois est différente de la forme qu'elle a prise à notre époque de modernité « liquide », où non seulement le placement des individus dans la société, mais les places mêmes auxquelles ils peuvent avoir accès et dans lesquelles ils peuvent souhaiter s'établir, se confondent perpétuellement et peuvent à peine servir de buts à des « projets de toute une vie ». Il y a très peu de choses, sinon rien, que l'on puisse faire pour « attacher le futur » en suivant de manière assidue les normes courantes. (...)

Max Weber suggérait, au début du XXe siècle, que la rationalité instrumentale est le facteur principal qui contrôle le comportement humain à l'époque de la modernité. Pour lui, la question des fins semble donc résolue, et il reste aux hommes et aux femmes modernes à choisir les meilleurs moyens pour atteindre ces fins. Dans cette perspective, l'incertitude sur l'efficacité relative des moyens et sur leur disponibilité serait la source principale d'insécurité et d'anxiété caractéristique de la vie moderne. Si le point de vue de Weber était juste au début du XXe siècle, sa vérité s'est progressivement évaporée vers la fin du siècle. De nos jours, ce ne sont pas les moyens qui sont la source première d'insécurité et d'angoisse.

Le XXe siècle a excellé dans la surproduction de moyens. Les moyens ont été produits à un rythme toujours plus rapide et ont dépassé les besoins déjà connus et jugés nécessaires. D'abord les moyens, les besoins arriveront après... Aux moyens de rechercher les besoins qu'ils pourraient servir ! Les fins, en revanche, sont devenues plus dispersées et incertaines : elles sont devenues la source d'anxiété la plus abondante, vraiment la grande inconnue de la vie (...).

Ainsi le problème de l'identité, qui hante les gens depuis l'avènement des Temps modernes, a-t-il changé dans sa forme et dans son contenu. Autrefois, c'était le genre de problème auquel les pèlerins faisaient face et qu'ils avaient du mal à résoudre : le problème de savoir « comment y arriver ». Maintenant, le problème ressemble plutôt à ceux que rencontrent chaque jour les vagabonds, les personnes sans domicile fixe ou les sans-papiers : « Où aller ? Et où cette route que j'ai empruntée va-t-elle me mener ? » Il s'agit de choisir le tournant le moins risqué, au carrefour le plus proche, de changer de direction avant que la route en face ne devienne infranchissable, ou avant que le tracé de cette route ne change, ou encore avant que la destination prévue ne se déplace ou ait perdu de ses charmes.

En d'autres termes, le dilemme qui tourmente les hommes et les femmes au tournant de ce siècle n'est pas celui d'apprendre comment atteindre l'identité de leur choix et comment la faire reconnaître par ceux qui les entourent, mais quelle identité choisir et que faire pour rester alerte et vigilant une fois que l'identité choisie a été retirée du marché ou a perdu ses pouvoirs séducteurs. Le souci principal, le plus angoissant, n'est pas de savoir comment s'installer dans une place au sein d'un cadre solidement établi - classe, sexe ou une autre catégorie sociale -, et, une fois installé, de savoir comment la garder et éviter d'en être chassé ou exilé. Dans un monde kaléidoscopique de valeurs remaniées, de pistes mobiles et de cadres changeants, la liberté de manoeuvre est élevée au rang de valeur suprême, de « méta-valeur », de condition d'accès à toutes les autres valeurs : passées, présentes mais surtout à venir.

Dans un tel monde, la conduite rationnelle exige que les options, le plus grand nombre possible d'options, soient laissées ouvertes ; et le fait d'avoir une identité fixée une fois pour toutes a pour résultat la fermeture ou la perte des options. Comme l'a observé Christopher Lasch, les identités recherchées de nos jours sont celles que l'on peut adopter et dont on peut se débarrasser « comme on change de costume ». Si elles sont « librement choisies », le choix « n'implique plus des engagements avec des conséquences », de sorte que « la liberté de choisir équivaut en pratique au refus de choisir » (...). Si l'on ne peut pas, ou si l'on pense ne pas pouvoir, faire ce qui réellement importe, on se tourne vers des choses qui importent moins ou pas du tout, mais que l'on pense pouvoir faire ; en tournant ses efforts sur de telles choses, on peut même faire en sorte qu'elles importent, tout du moins pour un moment... (...)

Il y a une gamme croissante de « passe-temps » qui sont autant de succédanés pour des choses qui importent beaucoup mais que l'on ne peut pas maîtriser. La pratique, dévoreuse de temps et d'énergie, qui consiste à rassembler, démonter et réarranger l'auto-identité, est un de ces plus formidables succédanés. Cette activité est conduite dans des conditions particulièrement peu sûres : les objectifs de l'action sont aussi précaires que ses effets sont incertains. Les efforts conduisent assez souvent à un sentiment de frustration pour que la peur de l'échec ultime empoisonne la joie des succès temporaires. Il n'est pas surprenant que la dissolution des peurs personnelles dans la « puissance du nombre », vrai ou putatif, qui permet de les rendre inaudibles dans le brouhaha de la foule, soit une tentation constante auquel un grand nombre de « constructeurs d'identité » trouve difficile de résister. C'est la tentation de faire comme si la similitude des peurs vécues individuellement constituait une communauté.

Comme l'a observé Eric Hobsbawm, « le mot "communauté" n'a jamais été utilisé de manière aussi indifférente et aussi creuse que durant la période où les communautés, dans le sens sociologique du terme, devenaient difficiles à trouver ». « Les hommes et les femmes, explique-t-il, recherchent des groupes auxquels ils peuvent appartenir, assurément et pour toujours, dans un monde dans lequel tout le reste bouge et change, dans lequel tout le reste est incertain. » Jock Young réitère cette vue de manière succincte : « Alors même que la communauté s'effondre, l'identité est inventée », dit-il. (...) Pourtant, le paradoxe est que, pour jouer son rôle guérisseur, l'identité doit nier le fait qu'elle n'est qu'un succédané, et, plus que tout, doit évoquer le fantôme de cette même communauté dont le décès rend la substitution aussi souhaitable que possible. L'identité pousse au cimetière des communautés, mais fleurit grâce à sa promesse de ressusciter les morts.

La quête d'identité divise et sépare. La précarité de la création solitaire incite les créateurs à chercher des crochets auxquels ils peuvent ensemble suspendre leurs peurs et leurs angoisses individuelles et accomplir des rites d'exorcisme en compagnie d'autres individus tout aussi effrayés et anxieux. Il n'est pas sûr que de telles « communautés crochet » fournissent en fait cette assurance collective contre les risques individuels que l'on attend d'elles ; mais ériger une barricade en compagnie d'autres individus procure un court répit à la solitude. Efficace ou non, quelque chose a été fait, et l'on peut enfin se consoler à l'idée que l'on a livré une bataille.

Comme le dit Jonathan Friedman à juste titre, dans notre époque de mondialisation, « les frontières ne disparaissent pas ; au contraire, elles semblent apparaître à chaque coin de rue de chaque quartier délabré de notre monde ». Ces frontières n'ont pas pour fonction de séparer et de protéger des identités déjà établies. Comme l'a expliqué le célèbre anthropologue norvégien Frederik Barth, c'est exactement l'inverse qui se produit : les identités communautaires sont des dérives de fébriles tracés de frontières. Nous pouvons dire après Ernest Renan que la communauté, comme la nation, vit grâce à un plébiscite quotidien. Mais, une fois que les postes frontières ont été plantés, la date trop fraîche des origines est soigneusement cachée.

Plutôt que de parler d'identités, héritées ou acquises, il serait peut-être plus approprié, pour être juste envers les réalités de la mondialisation, de parler d'identification : une activité interminable, toujours incomplète, inachevée et ouverte, dans laquelle nous sommes tous engagés, jour après jour, par nécessité autant que par choix. Il y a peu de chances pour que les tensions, les confrontations et les conflits que cette activité produit cessent. La quête effrénée d'identité n'est pas un vestige de l'époque de la prémondialisation. Cette quête est, au contraire, un effet secondaire et dérivé de l'association de la mondialisation avec les pressions individuelles, et des tensions que cette association produit. Les guerres d'identification ne sont pas contraires à la tendance à la mondialisation : elles en sont le fruit légitime et le compagnon naturel. Loin de l'arrêter, elles en huilent les rouages. ZYGMUNT BAUMAN