Considérations morales

S Haffner Histoire d'un allemand
pp 15-18

 

Je compris que la révolution nazie avait aboli l'ancienne séparation entre la politique et la vie privée, et qu'il était impossible de la traiter simplement comme un événement politique.
S Haffner

 

JE VAlS CONTER L'HISTOIRE d'un duel. .. C'est un duel entre deux adversaires très inégaux: un Etat extrêmement puissant, fort, impitoyable -et un petit individu anonyme et inconnu .Ils ne s'affrontent pas sur ce terrain qu'on considère communément comme le terrain politique; l'individu n'est en .aucune façon un politicien, encore bien moins un conjuré, un "ennemi de l'Etat". Il reste tout le temps sur la défensive. Il ne veut qu'une chose: préserver ce qu'il considère, à tort Ou à raison, comme sa propre personnalité, sa vie privée, son honneur. Tout cela, l'Etat dans lequel il vit et auquel il a affaire, l'attaque sans arrêt, avec des moyens certes rudimentaires, mais parfaitement brutaux.

En usant des pires menaces, cet Etat exige de l'individu qu'il renonce à ses amis, abandonne ses amies, abjure ses convictions, adopte des opinions imposées et une façon de saluer dont il n'a pas l'habitude, cesse de boire et de manger ce qu'il aime, emploie ses loisirs à des activités qu'il exècre, risque sa vie pour des aventures qui le rebutent, renie son passé et sa personnalité, et tout cela sans cesser ·de manifester un enthousiasme reconnaissant.

Mais, tout cela, l'individu le refuse. Il est mal préparé à l'agression dont il est victime: il n'a pas l'étoffe d'un héros, encore moins celle d'un martyr. C'est un individu moyen, avec de nombreux défauts, et il est de surcroît le produit d'une epoque dangereuse. Mais, ce qu'on exige de lui, il le refuse. Et c'est ainsi qu'il choisit le duel -sans empressement, plutôt en haussant les épaules, mais paisiblement résolu à ne pas céder. Il va de soi qu'il est loin d'être aussi fort que son adversaire, mais, en revanche, il est plus souple. On le verra feinter, rompre, se fendre sans crier gare, temporiser; parer de justesse les coups violents qu'on lui porte. On conviendra que, pour un individu moyen sans vocation particulière pour l'héroïsme ou le martyre, il s'en tire à son honneur. Et pourtant, on le verra pour finir abandonner la lutte -ou, si l'on veut, la transposer sur un plan différent.

L'Etat, c'est le Reich allemand; l'individu, c'est moi. Notre joute, comme tout match, peut être intéressante à regarder -et j'espère bien qu'elle le sera! Mais je ne la relate pas seulement pour distraire. Mon récit a un autre but, qui me tient encore plus à coeur. .

Mes démêlés avec le Troisième Reich ne représentent pas un cas isolé. Ces duels dans lesquels un individu cherche à défendre son individualité et son honneur individuel contre les agressions d'un Etat tout-puissant, voilà six ans qu'on en livre en Allemagne, par milliers, par centaines de milliers, chacun dans un isolement absolu, tous à huis clos. Certains des duellistes, plus doués que moi pour l'héroïsme ou le martyre, sont allés plus loin : jusqu'au camp de concentration, jusqu'à la torture, jusqu'à avoir le droit de figurer un jour sur un monument commémoratif. D'autres ont succombé bien plus tôt : aujourd'hui, ils récriminent sous cape dans la réserve de la SA ou sont chefs d'îlot dans la NSV *.

Mon cas se situe sans doute entre les deux. Il permet fort bien d'évaluer ce qu'est aujourd'hui la situation de l'homme en Allemagne.

On verra qu'elle est à peu près désespérée. Il n'en serait pas nécessairement ainsi si l'étranger le voulait. Je crois qu'il est dans l'intérêt de l'étranger de vouloir qu'elle soit moins désespérée. Il pourrait ainsi faire l'économie, non de la guerre, il est trop tard, mais de quelques années de guerre. Car les Allemands de bonne volonté qui cherchent àdéfendre leur paix et leur liberté personnelles défendent du même coup, sans le savoir, autre chose encore : la paix et la liberté du monde.

C'est pourquoi il me semble qu'il· vaut encore la peine d'attirer l'attention du monde sur cequi se passe dans cette Allemagne inconnue.

Ce livre veut simplement raconter, non prêcher la morale. Pourtant, il a bel et bien une morale qui, tel cet "autre thème plus important" des variations Enigma d'Elgar, "traverse et domine l'ensemble" -un thème muet. Il me serait égal qu'une fois la lecture terminée on oublie toutes les aventures et tous les incidents dont j'ai parlé. Mais je serais très heureux que l'on n'oublie pas la morale que j'ai tue.

 

 


Nationalsozialistische Volkswohlfahrt, système d'assurances sociales.