Ethique
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Le prêteur et sa femme

Tout y est dans ce tableau de Quentin Metsys : on y pourrait considérer d'abord une scène d'intérieur, le double portrait d"un couple flamand ou tout aussi bien - scène de genre - le portrait de l'usurier ou du prêteur.

Lui, à gauche, de sombre vêtu, signe de sérieux en même temps que de son ombrageuse profession : on ne touche pas impunément à l'argent. Les différents outils de sa profession si étrange sont disposés là, devant lui, qu'il inspecte de son regard presque clos. Un tas de pièces, apparemment de pays différents dont il se chargera d'estimer le poids et la contenance d'or grâce à son trébuchet, mais aussi un hanap de cristal, une bourse avec des perles … S'agit-il d'un simple changeur ou, pire, d'un usurier ? rien ne le laisse deviner, non plus que l'âpeté au gain ; tout ici respire la méticulosité qu'exige sa charge en ces temps où la monnaie encore rare n(avait pas de cours forcé, ne valant que sa teneur en or, et où tout un chacun s'essayait à rogner la tranche pour en récupérer la limaille d'or : il fallait bien que l'espèce fût sonnante et trébuchante.

A ses côtés, à droite, son épouse : un peu de couleur enfin : visage presque poupin encore. Au gris de la veste de l'homme, répond le rouge de la robe de l'épouse, blanc étincelant de la coiffe. Tout respire, presque en contrepoint, légèreté, grâce et pureté que vient conforter encore ce livre d'heures qu'elle tient entre ses mains.

ll y a ici comme un simulacre de l'opposition entre profane et sacré que tout dans la composition du tableau veut nous laisser accroire : couleurs, regards baissés, comme si l'élévation spirituelle était le contrepoids nécessaire à l'affairement matériel, la grâce féminine à l'épaisseur virile, la lumière de la promesse à l'ombrage de la caverne.

Sauf à considérer que tout ici est mis en scène sous l'aune d'une opposition tellement binaire qu'on pourrait presque la présumer un peu trop manichéenne pour être honnête ; sauf à considérer que la femme ne lit pas mais a au contraire le regard rivé sur les pièces que son époux est en train de peser, qu'elle ne tient l'ouvrage que d'un geste machinal et crispé.

La voici la figure de la tentation : dans ce regard oblique qui bafoue l'apparente symétrie de la scène ! Que peut bien encore peser l'ouvrage qui est supposé ponctuer le temps du laïc de rites qui sont autant de devoirs quand, juste à côté, brille l'ultime écho de la matière. Ces deux-là sont riches pourtant, aisés en tout cas ce qu'à la fois leurs vêtures, les bijoux et le livre lui-même attestent.

La tentation ici a tout d'un huis clos, mais après tout n'est-elle pas toujours une scène intime ?

Il y a bien un peu quelque chose du reflet de la réalité extérieure qui se donne à deviner dans le petit miroit posé sur la table : on y entrevoit à travers la fenêtre à croisée ornée de croix, la flèche d'un beffroi, comme pour mieux marquer encore que le sacré, loin d'être engagement intérieur n'est plus qu'un ornement lointain. Mais aussi, dans la partie inférieure droite du miroir, le client avide de conclure son affaire, soucieux de ne pas se faire berner. Tout n'est donc ici qu'affaire de regard : celui que l'on porte sur l'argent qui semble devoir balayer tout le reste ; celui qu'on ne porte plus ou qui se détourne.

Quand il s'agira de représenter les saints - voire le Christ - on aura toujours des scènes où l'objet de la tentation prend des figures épiques ou revêt l'allure du diable. * Ici, rien de tout cela : ce qui détourne est ordinaire et brille, orne chacune de nos vies ; n'est mal que de subitement engouffrer tout l'espace alentour.

Voici qu'il faut retenir : la tentation de l'argent a tout de la passion mais une passion froide … d'autant plus inquiétante.