Il y a 100 ans ....
précédent suite

Promenades ....

S'arrêter un instant et tenter de comprendre ce que l'on est en train de faire. A défaut de savoir pourquoi ...

De tenter depuis un mois de faire à ma manière une petite rétrospective de ce centenaire de 14 ; de m'amuser, parce que je le crois nécessaire, de conférer à cet univers un peu d'épaisseur en retrouvant de vieilles photos ou de vieux textes ; en m'essayant finalement à l'art du portrait, tout simplement, plusieurs réflexions me viennent en vrac ...

- l'uniformité dont on se plait à accabler notre époque n'est pas chose nouvelle. Paris, Berlin, Vienne se ressemblent terriblement. Il me faut vraiment aller quérir quelques photos de Palestine ou de Constantinople pour avoir l'impression d'un ailleurs. L'exotisme ce n'est ni Rome, ni sans doute encore Athènes : il commence en cette ville curieuse qui prolongea la romanité en Orient au plus loin possible et y parvint en s'y fondant ; il continue en Terre Sainte qui a beau être la figure de l'origine mais a cessé depuis longtemps d'être notre source - ou alors de celle qu'on eût asséchée. Dans son incapacité à penser l'autre, et à l'accepter - d'autres écriraient dans son impérialisme ethnocentrique - l'européen n'eut de cesse de prolonger ses espaces et de les exporter quasi à l'identique et condescendit tout juste à considérer l'altérité chez quelques sous-peuplades tout justes bonnes à être colonisées. Au fond Rome aura inventé l'universalité à son profit - qu'elle trouva dans le religieux et qu'elle propulsa dans le politique - les autres n'eurent qu'à bien se tenir. C'est sans doute Girard qui a raison : l'Europe ne put autant s'étriper que d'être uniforme à satiété. Montaigne l'avait vu : l'européen n'aime rien moins que les tables épaisses d'étrangers (1) mais si cette tendance est universelle de rejeter toujours l'autre, l'étranger, je ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi l'Europe parvint à se croire ainsi non pas la première - mais la seule. Le syndrome morbide de la décadence qui en réalité aura traversé toutes les époques mais qui est particulièrement violent en ce moment, vient de là ; de ce que depuis un siècle non seulement elle n'est plus première, surtout plus seule et certainement pas plus civilisée ...

- l'immobilité sous des allures de mutation rapide, oui, telle est la seconde impression. Bien entendu le monde a changé ; les machines sont partout et nous avons délaissé les champs pour nous étouffer dans les airs viciés des villes. Pour autant, tout ceci ne revient-il pas au même et je ne puis pas songer sans quelque vague à l'âme à ce que cette période nous est désormais aussi lointaine - ou proche - que ne le fut, pour elle, la Révolution de 89. Bien sûr nous avons ôté nos couvre-chefs et les hommes n'ont plus ni moustaches, ni barbes ; bien sûr nous avons grandi et mourons un peu plus tard mais au fond ce sont toujours les mêmes angoisses d'un travail pénible ou sans intérêt qui ne parvient pas à nous nourrir ; l'appétit insatiable des entrepreneurs estimant toujours que les salaires sont trop élevés ; les mêmes obsessions de marchés à conquérir ; de taxes trop élevées ; de concurrence jamais assez libre ; les mêmes inégalités qui s'accroissent que nous n'espérons même plus pouvoir réduire demain. Nos sciences ne nous ont pas rendus plus heureux non plus que nos politiques et nous nous apprêtons aux mêmes sottises. Deux guerres mondiales, trois génocides, deux totalitarismes plus tard nous en voici en même point - l'espérance en moins. Le communisme s'est révélé une impasse douloureuse ; le pacifisme une aimable impossibilité ; la république une bien maussade trivialité. Les dieux se sont tus ; les philosophes sont inaudibles ou se sont couchés ; les économistes radotent leur éternelle incapacité à rien anticiper ; les politiques ne rêvent plus que de gérer.

- le complexe que l'Europe nourrit à l'égard de son Orient. Sans doute, pour être résolument universelle eût-il mieux valu qu'elle n'eût aucune origine ! elle en a, cependant ; et même deux. Elle ne s'en remet pas ! Son histoire est faite de départs et de retours ; de reniements et de conversions tardives. Sitôt Rome effondrée, elle n'eut de cesse de la rebâtir. Sitôt la féodalité médiévale éreintée, elle n'eut de cesse de renaître en puisant à Rome ou à Athènes ses sources d'inspiration. 89 et Bonaparte firent de même : on ne ressasse jamais autant le passé qu'on se targue d'inventer le nouveau. L'europe renie son Orient mais ne cesse de le chercher ; elle ne le comprend pas mais ne s'en peut passer. Toute son histoire fut réglée par ces lents mouvements de migrations vers l'Ouest mais tout son imaginaire, sa philosophie ou ses croyances la conduisirent à rebours vers l'Orient. Si elle peut souffrir encore le grec qui clame son désir d'être libre, mais lui préfère assurément le latin qui se voua à la soldatesque, en tout cas elle ne supporte pas le juif se courbant pour dénicher dans les replis de son verbe l'élan qui le conduit à Dieu. L'europe veut bien conquérir Jérusalem mais pas s'y soumettre - ne la comprenant définitivement pas. Repoussée sur ses marges, moins niée que tue, moins haïe que méprisée, Jérusalem est cette part honteuse, intime de l'Occident qui le condamne à la mort. Cette part de soleil, il faudra bien un jour qu'elle la regarde en face, pour cesser de fuir. Elle qui porte en elle le souvenir diffus des invasions antiques n'a jamais rien plus craint que la horde venue de l'Est ; venue d'elle-même. Ce monde ouvert qu'elle a contribué à créer, ou n'a pas su empêcher, la met en présence désormais d'une infiltration d'un autre ordre, moins belliqueuse mais non moins massive qui la met en demeure d'abriter en son sein à peu près tout ce qu'elle déteste - quand elle ne le peut dominer. Trop imbue de sa gloire passée, si peu assurée de ses assises, je crains que demain elle ne laisse derechef s'échapper les mêmes torrents de haine pour se donner encore un peu l'illusion de la forteresse.

Il ne fait pas bon décidément regarder par de vers soi ! la grande leçon de l'histoire reste qu'on n'en tire jamais aucune, on le sait.

Le cri tragique de la bête fait frémir aux soirs menaçants de l'ondée.

 

 


1)Montaigne, Les Essais , 1595 -. Livre III – Chap. IX- De la Vanité

Quand j'ay été ailleurs qu'en France : et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé, si je voulais être servi à la Françoise, je m'en suis moqué, et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d'étrangers.

J'ay honte de voir nos hommes, enivré de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent- ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure : les voila à se rallier, et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de moeurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puis qu'elles ne sont françaises ? Encore sont ce les plus habiles, qui les ont reconnues, pour en médire : La plupart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés, d'une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d'un air inconnu.