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Vieilles lectures

 

S'il fallait aujourd'hui récrire un Tartuffe, il serait un idéologue, un moraliste politique, un intellectuel d'avant-garde qui se remplit les poches et accède au pouvoir en défendant les droits de l'homme ou en jouant au sacrifié. Si Tartuffe m'était conté, j'en ferais un économiste, un spécialiste des finances et de l'imposition. Oh ! je n'y suis pour rien, dit-il des exactions de mille sortes, c'est la nécessité de la croissance, de la monnaie ou de la productivité. Le ciel, simplement, a changé de lieu, la stratégie est invariante. Un Tartuffe efface toujours son exaction locale dans une théorie globale.1

 

Il vaut la peine, parfois, de revenir à ses amours anciennes et ne pas s'en remettre seulement aux souvenirs qu'on en garde. Ce livre, je l'ai lu dès sa sortie, et en avais gardé la forte impression d'une rupture. Je lis Serres depuis toujours, je veux dire depuis mes études. Mais quarante ans après, je retrouve ce même plaisir devant une écriture plus aérienne, je veux dire moins aride. A côté de la série des Hermès, une nouvelle manière sinon de faire au mois d'écrire de la philosophie m'apparut qui se confirmera avec Rome et de plus en plus librement avec tous les ouvrages suivants.

J'aime assez, sans pour autant vouloir jamais quitter cette position ni regretter de l'avoir adoptée, ce regard non pas critique mais simplement humble sur la théorie ou le théoricien. Qu'à sa manière elle soit elle-même parasitaire alors même qu'elle se vante d'introduire au réel, d'en faciliter la compréhension et d'aider à l'action, qu'à un moment ou à un autre elle tente de se substituer à lui, bref de faire écran, est bien la revanche des incapables et des impuissants - ce qu'il répétera dans Rome. Mais cela n'est pas le plus important qui confirme seulement ce que je crains : exister c'est déjà souiller, exploiter, meurtrir et détruire. J'ignore d'entre le parasitage théorique ou pratique lequel est le moins funeste, je sais seulement que nous n'échappons jamais à cette tragédie de ne subsister qu'en laissant des cadavres derrière nous.

Ce que je retiens c'est cette incroyable capacité à substituer à la réalité nos représentations ou, parfois, quand ceci nous arrange de procéder à la substitution inverse. De mentir ? non ! de nous mentir. De ne voir que ce que nous voulons bien voir et ne comprendre que ce qui nous rassure, de nous prendre, comme le disait Arendt, aux pièges de nos propres théories.

En chacun de nous, ce petit enfant, perdu dans la forêt, à peine protégé par une clairière si chichement éclairée ; ce petit enfant qui ne se demande pas tant comment sortir de là ? qu'il ne se pose la question bien plus grave qu'est-ce que je fais ici ? ce petit enfant qui se raconte des histoires pour avoir moins peur et se les répétera autant de fois que nécessaire.

 

 


 M Serres, Le parasite p 271

Intermède comique parmi les travaux. Molière, par la bouche de Valère, dit de Tartuffe: « Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer. » Le mot n'est pas sans saveur. Tartuffe est un imposteur, c'est le sous-titre de la pièce. On n'y entend que tromperie, le fourbe en impose. Mais c'est le même mot et c'est le même sens qui nous apprendraient qu'il retient, qu'il perçoit ou qu'il capte un impôt. L'hypocrite nous en impose, et ceci pour nous imposer. Pour intercepter la fille et la femme, la cassette et l'héritage, la signature et le dépôt. Pour prendre, comme il est d'usage, les mots, les femmes et les biens. Tartuffe - la truffe en italien, tubercule, champignon souterrain - est parasite, il détourne, et il capte. Il est même le canon, l'exemple, le modèle excellent du parasite. L'étonnant est qu'il soit devenu l'hypocrite en personne. Et la chose est si étonnante qu'elle pose problème. Autrement dit, l'imposture a superbement réussi. Car le terme imposture a pu faire oublier son lien avec la perception d'impôt, avec ce que nous appelions l'exaction. L'imposture fait dévier l'attention vers la fourberie, vers la cagoterie religieuse, et couvre l'opération économique de détournement. Pourtant la religion n'y est pas essentielle. S'il fallait aujourd'hui récrire un Tartuffe, il serait un idéologue, un moraliste politique, un intellectuel d'avant-garde qui se remplit les poches et accède au pouvoir en défendant les droits de l'homme ou en jouant au sacrifié. Si Tartuffe m'était conté, j'en ferais un économiste, un spécialiste des finances et de l'imposition. Oh ! je n'y suis pour rien, dit-il des exactions de mille sortes, c'est la nécessité de la croissance, de la monnaie ou de la productivité. Le ciel, simplement, a changé de lieu, la stratégie est invariante. Un Tartuffe efface toujours son exaction locale dans une théorie globale.

Tartuffe est entré démuni en une famille tranquille, où il prospère, sa conduite y est exactement parasitaire : il détourne en sa faveur le testament, la femme et la fortune, il chasse tout le monde pour s'installer céans. Il impose le dilemme : exclure ou être exclu. L'hypocrisie n'est là que seconde, elle y est un moyen, elle y est une méthode. Qu'est-ce que l'hypocrisie ?

Pour éviter les inévitables réactions de rejet, d'exclusion, tel parasite animal fabrique ou sécrète, aux endroits de contact de son corps à celui de l'hôte, un tissu identique à celui de son hôte. Le corps parasité, abusé, trompé, comme on le voudra, ne réagit plus, il accepte, il agit comme si le visiteur était son organe propre. Il consent à l'entretenir, il se plie à ses exigences. Le parasite joue le mimétisme. Il ne joue pas à être un autre, il joue à être le même.