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voir, regarder ; être vu

Rien assurément ne heurterait plus la morale de mon enfance que ces poses prises devant son téléphone savamment disposé au pied de l’arbre afin qu'il permette de vous, posture avantageuse en contre-plongée. Pour qui, au reste, ces simagrées ? Pour l'autre ou - je me demande si cela ne serait pas pire - … seulement pour soi ?

De sa vanité exhibée de manière tapageuse, à l'indécence d'un corps dont on se jouerait sans pudeur - car décidément la pudeur n'a, contrairement aux idées reçues, rien à voir avec la nudité offerte sans honte mais bien plutôt à cette retenue qui préserve votre être en l'auréolant de quelque mystère - ; de la frivolité qui laisserait accroire que le plus précieux de vous se résumerait en quelque courbe ou rondeur plutôt qu'en votre esprit ou votre bienveillance au ridicule de ces gestuelles empruntées aux magazines de mode ou people, tout ici m'échappe qui ne fait qu'en surface partie de cette culture de l'image à quoi nous sommes supposés appartenir. Car c'est une chose de vouloir servir le blason de l'image tant décriée pour sa pauvreté ou sa puissance blasphématoire ; c'en est une autre, bien plus triste, de n'en faire que le vecteur de la promotion de soi.

Rien n'est plus enivrant que cette faculté qui offre accès au monde et à l'autre sans nécessairement en être à proximité et y parvient même plutôt mieux à distance - voir bien c'est voir de loin - rien n'est plus étrange que le résultat, cette image où tout s'enchevêtre d'un même tenant, causes, conséquences, apparence ou vérité, qui ressemble plutôt à pierre précieuse ayant besoin préalablement d'être polie avant de délivrer ses ultimes secrets.

D'aucuns discutèrent des mérites comparés de la vue et de l'ouïe pour déterminer laquelle serait plus riche d'enseignements. Il fallait être rationaliste sourcilleux pour reprocher ainsi à la vue d'être fallacieuse : c'est vrai, elle n'analyse pas - nous laisse le loisir de le faire si nous le désirons - entremêle tout mais nous laisse, dans ce dédale de chemins qui ne mènent pas tous quelque part, la chance d'errer et nous confie le soin de tracer notre propre parcours. L'image, en contrepoint traduit les limites d'une raison qui n'entend que le même et ne se satisfait que de tout ranger dans ces cases qu'elle aura préalablement construites. Un regard dit tout … et tant pis si vous n'y voyez que des interprétations.

Les questions que je me repose aujourd'hui paraîtront naïves ! elles le sont. Mais ce serait être malhonnête de ne pas les reprendre. Le monde existe-t-il en-dehors de la perception que nous en avons ? Sans doute mais comment en être certain ? Existe-t-il tel qu'il s'offre à nous ? Certainement non ! Le filtre qui s'interpose entre nous et lui - ces sens en dehors de quoi rien ne peut nous être consciemment offert - jusqu'à quel point traduit-il, à partir duquel trahit-il ? et ce qu'il dit, concerne-t-il véritablement le monde ou ne reflète-t-il pas plutôt les recoins - pas nécessairement sombres - de notre âme ?

Il serait sot de sombrer dans le relativisme mais crétin de croire encore en quelque objectivité …

En l'image deux acteurs se disputent la vedette : l'intention de qui regarde, choisit, oriente son point de vue ou dirige sa perspective, nous en l’occurrence qui nous flattons de donner un sens aux choses, que nous y plaquons sans être toujours certain que le plaquage tienne longtemps ; mais le filtre lui-même, truchement silencieux et parfois sournois, qui fait écran en même temps que visière où domine la troncature. Or nous le savons, l'intermédiaire manque rarement de se prendre pour une fin en soi ! L’icône est affaire de ressemblance, de convenance : c'est bien ici tout son piège d'ainsi nos approcher de l'objet au moment même où elle nous en sépare. Je sais aujourd'hui que les choses devien nent intéressantes quand elles nous échappent. C'est le propre de l'œuvre d'insensiblement outrecuider l'auteur. Ce qui n'est pas vrai seulement dans l'expression artistique mais dans nos vies, regards et même actes quand même resteraient-ils triviaux. Exister n'est pas habileté technique mais bien œuvre où toujours quelque chose fuit, s'échappe et nous dépasse.

Pourtant, il m'arrive de rêver que l'imagesache, parfois, nous entraîner loin au-delà des lignes où la raison nous contraint. Elle ne nous montre pas seulement ce qui est, pas même seulement ce qui est possible mais en vérité tous les compossibles. Assurément le réel tel que le langage nous autorise à le dire est d'une pauvreté insigne. En cette jeune femme je peux lire, évidemment, les pièges d'un narcissisme pitoyable, mais encore quelque exercice où la séduction a sa part, qui est bien le lot commun de cet âge ou, pourquoi pas, un entraînement entre deux cours pour réussir enfin ce pas de danse qui la conduirait à son rêve …

Rien n'est plus fascinant, de ce point de vue, qu'un visage : quel qu’en soit le charme, la beauté ou la laideur, le rictus ou le sourire, celui-ci ou celle-là sera toujours bien autre que ce qu'il y montre, croit y dévoiler, espère en camoufler. Chacun d'entre nous porte l'infinie variété des mondes possibles et je ressens comme un vertige de croquer en chacune de mes photos l'escarbille minuscule de cet infini-là.

C'est pour cela, qu'entre mon souhait d'écrire une philosophie à grands traits d'histoires et de photos et mon goût pour la photo il n'est pas de si grande différence : offrir seulement une scénographie à défaut d'écrire une pièce de théâtre ; un récit à défaut d'un roman.

Tout se vaut s'il peut être reçu par tout le monde.