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Histoire de formes ; formes d'Histoire

J’entreprends de chanter comment dans la nature
Tant d’êtres différens ont changé de figure.
Ô vous qui fîtes seuls ces changemens divers[1],
Grands dieux, dans ce projet encouragez mes vers ;
Et du berceau des temps descendant d’âge en âge,
Jusqu’au siècle où j’écris conduisez mon ouvrage
Ovide

Ovide n'est certainement pas le seul à préférer plutôt que d'offrir de lourds et besogneux traités de philosophie qui expliquassent le monde, raconter des histoires ou si l'on préfère envisager d'un même tenant physique, mythe, Histoire et histoires. lui qui s'appuya sur Homère et Hésiode comme Phèdre puisera aux sources d'Esope qui, lui-même, si tant est qu'il eût existé sonda des sources si anciennes assyro-babyloniennes et peut-être même indoues qu'Esope en finit par devenir lui-même un mythe. La Fontaine revendique la filiation d'avec ces grands anciens pour justifier son œuvre.

Je souris de la présomption de nos scientifiques croyant de leurs besogneuses observations empiriques et extrapolations rationnelles avoir balayé tout ce qui les précédant méritera au mieux le titre d'idéologie quand on ne l'affublera pas de l'infamie de superstition, mythes ou fables. La lourdeur fate se reconnaît à ceci qu'elle élimine. Il est mille et une manière de dire ce qui est - ou de le tenter - et sans doute les démonstrations les plus sophistiquées, les équations les mieux acérées n'y manqueront pas mais il n'en est qu'une qui évitera de lasser le lecteur et bien au contraire finira par l'émouvoir : l'œuvre, qui est affaire d'art, concède au lecteur de tirer la conclusion lui-même. L'histoire, la fable, apparemment si peu sérieuse, se révèle l'être en fin de compte et la morale soigneusement tirée souvent se révèle bien plus ambivalente qu'on ne l'eût espéré. Mais à tout coup plus plaisante et aisément saisissable.

C'est qu'il y a de la légèreté chez Ovide et plus encore chez La Fontaine. Ce dernier en donne presque une explication en sa préface :

Dites à un enfant que Crassus allant contre les Parthes s'engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu'il fit pour se retirer. Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent au fond d'un puits pour y éteindre leur soif; que le Renard en sortit s'étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d'une échelle; au contraire le Bouc y demeura pour n'avoir pas eu tant de prévoyance, et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d'impression sur cet enfant. Ne s'arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l'autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m'alléguer que les pensées de l'enfance sont d'elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu'en apparence; car dans le fond elles portent un sens très solide. Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes tr s familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses. (Préface)

J'aime l'idée que même pour les urbains que nous sommes devenus, ni les bêtes ni leur langage ne soient devenus étrangers même si, hormis les grilles d'un zoo ou les vitres d'une ménagerie ils n'ont sans doute aucun aucun loup, renard ni évidemment aucun lion. Sans doute ces fables, incessamment répétées depuis l'Antiquité, au même titre que les contes populaires d'ailleurs, puisent-elles dans un fond si ancien et des situations si simples qu'il n'est nul besoin de lourdes explication.

Après tout expliquer, découvrir, comprendre revient toujours à ramener l'inconnu à du déjà connu. Ce que font nos dictionnaires mais nos sciences également qui percent les nuances à partir des lois déjà connues. Ces histoires que l'on raconte, que de siècle en siècle l'on répète, colporte et transmet semble receler une part commune qui pourrait se passer d'explication et de preuve, quelque chose comme une évidence, quelque chose qu'il suffirait d'excaver pour que ceci devienne visible - ce qui est après tout le sens de évidence.

Il faut dire, qu'à de très rares eceptions près ces histoires sont celles parfaitement lisibles de rapports de force où chacun tente pour survivre ou simplement se faire reconnaître de maîtriser l'autre ou de le duper. Comédie du pouvoir ou simplement mise en scène de cette réalité indissociable de tout être qui ne put survivre qu'en rapport à l'autre dont à la fois il a besoin mais qu'il lui faut néanmoins circonvenir ou au moins paralyser. Cette leçon, l'enfant n'a besoin d'aucune théorie pour la comprendre.

Ce n'est certainement pas un hasard si dans le paragraphe qui suit La Fontaine évoque le microcosme.

Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête. De ces pièces si différentes, il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint.

Vieux concept grec qu'on retrouve dès Platon et jusqu'auxx ésotérismes les plus farfelus de la Renaissance, voici réalité qui dans l'infiniment petit coïnciderait avec ce qui s'observerait dans l'infiniment grand ; où il n'y aurait assurément pas grand chose de bien différent à lire dans les péripéties des dieux que raconte Ovide que dans les mésaventure de ces bêtes étranges qui parlent de La Fontaine. Il y a quelque chose de presque magique dans cette réverbération du grand dans le petit, du global dans le local, du collectif dans l'individu, du grand vers le petit, de la phylogenèse dans l'ontogenèse comme si les dieux avait éparpillé des signes dans le monde afin que chacun s'y puisse repérer ; mais quelque chose de si simple aussi - telle cette leçon selon laquelle la raison du plus fort est toujours la meilleure leçon tellement implacable que pour une fois la moralité se trouvera en début et non à la fin de la fable - qu'elle pourrait fixer le comportement de chacun. Sauf à considérer que nous ne sommes pas des animaux, ne nous réduisons pas à une qualité et que sauf exception - les Compagnons d'Ulysse - nous répugnons à nous y réduire.

Les métamorphoses d'Ovide sont ces réverbérations, celles de ces dieux trainaillant parmi les hommes, les contrefaisant à l'occasion, les séduisant parfois mais quoi ce sont des dieux et ils n'ont que faire de ces hommes qui ne saent tenir leur -maigre - place. Peut-être la métamophose est-elle condamnée à toujours rater : entre divin et animalité, l'homme se cherche, se transforme, parfois émouvant, souvent ridicule, mais il ne parvient ni à se hisser à hauteur du divin, ni même à dignité d(homme, au point que, parfois, même les bêtes emblent moins féroces que lui.

C'est ceci, sans doute d'essentiel, mais d'infiniment triste, que racontent les fables de manière apparemment si légère : la profonde difficulté de faire naître en nous l'humain …