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Réfléchir

J'avais oublié cet ITV donnée par H Arendt en 1973 seulement deux années avant sa disparition. Oublié surtout ce passage où, après que son interlocuteur assimila son œuvre au libéralisme, Arendt se récuse ; récuse surtout ces boites vite refermées sur elles-mêmes que sont ces (pseudo)concepts. Ironisant, elle feint de se demander si Montesquieu pouvait être qualifié de libéral et si elle choquerait beaucoup son interlocuteur en affirmant qu'elle n'est pas libérale.

Curieux entretien au reste où Arendt parle un anglais assez simple où les mots néanmoins se chevauchent souvent les uns les autres, une langue qu'elle truffe ici et là de quelques expressions en français comme si elle voulait rappeler au souvenir de son interlocuteur qu'elle connaissait parfaitement la France, sa langue et son histoire. Je m'étonne surtout que ce dernier, faisant référence au libéralisme, ne rappelle pas, au moins, que le terme a un sens totalement différent en France et aux USA si bien que rappeler les fondements libéraux de la pensée politique d'Arendt n'a en réalité pas de signification claire.

La réponse claque comme une évidence et pour bien se faire entendre la prononce d'abord en français : Moi je me sers où je peux ! Non seulement la pensée ne se résume pas au commentaire indéfiniment déployé d'une théorie, ni ne saurait se réduire à l'incantation d'un dogme en isme mais encore, mais surtout ne s'interdit rien parce qu'elle est recherche et non un catéchisme à réciter, qui serait rassurant peut-être mais tellement stérile. Tout est ici ici même si joliment illustré par la référence à R Char - notre héritage n'est précédé par aucun testament.

Réfléchir : ce qu'elle dit ici pourrait paraître évident ; ne l'est pas. On pourrait dresser ici longue théorie de la réflexion - donc d'une certaine manière de penser qu'on nomme philosophique. Qui fait rire les servantes de Thrace ; agace le bourgeois mais fascine quelques cuistres prompts à s'en faire arme de pouvoir ou de séduction. Je ne le veux pas. Mais reste ici formulé, en quelques phrases décisives, tout ce qui a fait mon désir de philosophie ; tout ce que j'en retiens. Il y a du Descartes, là dessous; mais pourquoi ne pas écrire aussi du Montaigne ? Qu'importe d'ailleurs. Il y a dans réfléchir cet aller-retour, au moins ce changement de direction, d'un rai de lumière butant sur un corps ; cet aller-retour d'une pensée qui prend conscience d'elle-même, qui ne se contente pas de viser naïvement l'objet mais s'examine, doute ; nuance etc, qui invente la liaison mystérieuse et fugace d'entre sujet et objet.

Pas de certitude possible pour celui qui réfléchit - ou tellement provisoire qu'elle ne compte pour presque rien. Réfléchir c'est se mettre tellement en sa pensée et tenter néanmoins de s'en abstraire pour conquérir un semblant de vérité, que la douleur tenace vous étreint de réussir quand on se croit y avoir échoué ; de rater où l'on s'illusionne d'avoir réussi. Il n'est pas de pensée qui aboutisse ; pas de réflexion qui s'achève. Un processus qui semble avancer en sapant ses propres fondements, qui mesure si chichement ses pas qu'il parodie l'immobilité. J'ai toujours été convaincu que c'est dans cette impossibilité à produire des vérités intangibles que nous puisons la nécessité d'être tolérants mais d'un même tenant qu'il y a dans la pensée quelque chose qui la condamne à l'impuissance, ou pire au nihilisme, qui en fait assurément un acte dangereux. mais pour soi pas pour les autres. Même si ne pas réfléchir l'est encore plus !

J'aime assez ce double écueil qui vous laisse errer entre impossibilité d'agir et insistance du doute. J'aime cette question insoluble du désir de la réflexion. Comment comprendre que celui-ci se précipite dans l'agir, ivre d'efficacité mais donc aussi de certitudes alors que celui-là, retient son geste, s'assied et voit son univers s'effriter mais préfère pourtant cette austérité à l'aveuglement.

Réfléchir ! C'est au fond s'écorcher, et parfois s'y engourdir, de toutes ces anfractuosités qui dessinent la difficuté d'être. Il se trouvera toujours une foule pour vous y trouver fou, parasite ou inutile. Il sera toujours un sage se riant de l'absurdité du commun. La Fontaine le raconte joliment : même à l'écart, le philosophe dérange, qu'il est plus convénient de déclarer fou. Démocrite rit, voyant le peuple en ses ridicules. Mais ne nous y trompons pas : retourner le point de vue de l'un contre l'autre revient simplement à dresser d'entre eux un miroir qui les ramène à leur triste ressemblance. Les rires de l'un valent bien la suspicion de l'autre. Comme tous les protagonistes, ils se parodient de tant s'opposer.

Il disent simplement, ce que nous redoutions : impuissance et aveuglement sont simplement les deux faces de la même pièce. Diogène ne valait pas mieux qu'Alexandre.

Tous, nous tournons autour du pot. Ce pot, que nous n'arrivons pas à saisir si bien qu'à la fin il se brise, n'est autre que l'être.

 

 


remarquons néanmoins que cette référence à René Char, Fureur et mystère, Feuillets d’Hypnos, feuillet 62 p. 190 et reprise à deux reprises dans les textes d'Arendt :

Hannah Arendt, La crise de la culture, préface, p. 11, Essai sur la révolution, p. 317