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Choses entendues

Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

En métro, ce jeudi. Deux femmes, la soixantaine chevrotante à ce qu'il m'a semblé, montent dans le wagon tout en invectives. L'une avait demandé à un homme de ne pas fumer dans l'enceinte de la station tout en faisant référence au ramadan ; la seconde lui reprochait cette référence au ramadan y suspectant allusion raciste en tout cas ségrégationniste. La chose eût pu s'arrêter là sauf qu'elles continuèrent à se copieusement prendre à partie et que la seconde s'aventura à me prendre à témoin. Peu soucieux de m'entre-mêler d'une diatribe aussi justifiée que vaine, j'opinai lâchement mais la bougresse insista. Je finis par glisser que, oui, sans doute la référence au ramadan était sulfureuse, mais qu'en ces périodes de tension - je faisais allusion au score de l'extrême-droite le dimanche précédent - il ne fallait s'étonner de rien. La rombière me regarda d'un air surpris, m'expliquant qu'elle allait voter Le Pen au second tour, parce que, voyez-vous, mon cher Monsieur, on avait tout essayé que rien n'avait pas marché alors … !

C'est peu avouer que de concéder que j'en restai pantois. Voici femme qui à la fois s'offusquait de remarques vraisemblablement racistes et qui, nonobstant s'apprêtait à voter pour une extrême-droite qui n'a jamais cessé de l'être. Suprême inconséquence d'un peuple que l'on dit pourtant politique ! Car enfin, il ne faut rien savoir de l'histoire de l'extrême-droite, rien, mais vraiment rien, n'avoir lu de son programme, pour se laisser berner par cette prétendue dédiabolisation ou par ce souci si social pour le pouvoir d'achat ! Ou être d'une crédulité poussée à cette limite, où sottise confine à culpabilité.

Pourtant tout suinte la haine de l'autre et l'exacerbation de la peur - c'est au reste le tout petit mérite de cet entre-deux-tours de contraindre M Le Pen à le révéler en dépit qu'elle en ait - mais c'est ce type de réaction, irrationnelle, inconséquente, impulsive qui me fait comprendre pourquoi le front républicain a cédé ; pourquoi le danger ce coup-ci y est bien plus.

Ce cocktail d'exaspération, de colère de moins en moins contenue, de peur et de haine rend la situation explosive, imprévisible et promet des lendemains ingouvernables.

Ce vers d'Aragon me revint en mémoire ces derniers jours à entendre les ultimes ressacs du 1e tour, à supporter les polémiques enflant avant le second.

Nous en sommes tellement et si tristement éloignés. Je n'ai toujours pas compris les saillies haineuses d'un Zemmour, tout juif honteux qu'il soit. Je ne peux comprendre que le vote des français vivant en Israël donnât la majorité à Zemmour.

Émotion à évoquer tous ces juifs allemands qui se crurent tellement allemands que jamais ils n'imaginèrent devoir être un jour l'objet de discriminations, d'éviction du champ de la Nation ; encore moins de génocide, évidemment. Ceux-ci furent trahis deux fois

Tendresse à n'avoir jamais entendu mon père proférer quelque rancœur ou haine. On n'est pas juif alsacien impunément ; issu d'une famille farouchement francophile mais pétrie de culture germanique qui plus est. Cette offense intime d'avoir cru réussir l'union de ce qu'il y avait de meilleur dans la culture européenne et d'être balayé nonobstant, comme plume au vent. Comme si rien, jamais rien ne pouvait durablement résister aux vents de haine.

Effarement de devoir, quatre-vingt ans plus tard, rappeler cela, encore et encore …

Honte surtout !

Je ne suis pas sûr d'aimer encore ce monde où je suis en train de finir ma vie.

 


« Strophes pour se souvenir »

Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.

Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir », in Louis Aragon, Le Roman inachevé, Paris, 1956.