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Eloquence

Un concours d'éloquence à l'IUT en ce vendredi Saint. Sentiment ambivalent parce qu'après deux années bouleversées où le confinement le disputa au distantiel ou, pire encore aux jauges, voir un amphi plein pour une activité en marge des trop sérieux cours magistraux ou trop convenus devoirs sur table avait quelque chose d'à la fois émouvant et stimulant.

Pour autant, je veux dire, pour le reste, tout ici me retint : autant concours, éloquence que le sujet, piégeux à souhait : osons la Présidence.

Concours parce que cette course à l’échalote suinte trop sa petite idéologie bourgeoise étriquée, mesquine où il faut être le meilleur, passer devant les autres, produire plus, consommer plus, être le plus beau et, éventuellement le plus intelligent. Favoriser le mérite est républicain, la méritocratie est le trompe-couillon que l'élite, cantonnée sur quatre ou cinq arrondissements parisiens, pas plus, a inventé pour demeurer entre soi et contrefaire la porte entrebâillée. Ni dans les arts, ni dans les sciences cette anxiété de footballeur dopé n'a de sens. Mozart n'est pas meilleur que Beethoven ou cet Orelsan que je ne connais pas. Faire entrer compétition et donc compétitivité dans le monde de la culture et des idées, c'est l'étouffer. L'université française en souffre déjà assez ! Brisons là ! J'aime à me souvenir que concours peut aussi signifier convergence. Je lui préfère ceci à émulation.

Éloquence parce que je n'ai pas oublié la leçon des sophistes. Demeurera toujours, au creuset de toutes nos interrogations, cette diatribe initiale contre tous ceux-ci qui se targuaient de pouvoir parler de tout, devant n'importe quel public. Qu'on ne me refasse pas la grande leçon structurale d'un fond qui ne se dissociât jamais de la forme : m'importe la véracité du propos. Que les communiquants de tout poil, politistes auto-proclamés, web-marketeurs, influenceurs et autre bonimenteurs envahissant désormais les estrades médiatiques, oui que tout cet aréopage glapissant et caquetant, s'émoustille, pavane et rengorge de la qualité de telle campagne ou cohérence de telle stratégie, ils ne pourront faire qu'un mensonge ne soit pas un mensonge, ni que l'extrême-droite ne soit fasciste … La période est aux paillettes, à l'esbroufe et au buzz ! Soit ! Qu'on ne s'étonne pas que l'insincérité des campagnes finisse par détourner l'électeur des urnes ou ne le fît papillonner devant la première énormité toute vulgaire, grossière, odieuse fut-elle. Avant tout je veux écouter ce que l'on me dit avant de m'extasier devant l'habileté de qui le proférera. Quand j'écrivis ma première lettre d'amour - il y a si longtemps - j'escomptais bien que l'adorée lût ma lettre plutôt que ne considérât le charme du facteur ! Vieux débat, je ne l'ignore pas, où je n'ai pas la sottise de suspecter manipulation ; où je suis le premier à regretter l'aridité inutile de la langue philosophique mais débat justifié : le travail de la preuve comme aimait à le nommer Bachelard, supporte mal qu'on l’enrôle en quelque stratégie qui lui serait étrangère. Il faut savoir parfois ne pas tout mélanger : Bachelard sait être poète quand il évoque l'eau mais le propos de l'épistémologue ne sacrifia jamais rien à la rigueur ou à la précision. Rousseau savait émouvoir mais la plume du Contrat se refusait à toute concession.

Réticent mais j'avais tort sans doute.

Tort parce qu'en dépit des contraintes imposées et d'un thème par trop convenu, nombre des participants surent sortir des sentiers battus. Certains furent drôles, d'autres même poétiques même si malheureusement cela tomba parfois à plat. Après tout c'était un jeu. Au delà de l'incontournable narcissisme qui leur fit n'aborder les questions que par le prisme de leur jeunesse comme si elle leur demeurait encore horizon indépassable quand elle n'est pas même argument durable, j'ai lu générosité, souci de justice et donc d'égalité ; une exaspération évidente à l'endroit de toute discrimination et de toute violence. Tout particulièrement celle exercée à l'encontre des femmes. En revanche une sensibilité assez peu exprimée aux questions environnementales. Sans doute la remarque faite par Mauriac - la jeunesse ne débouche sur rien - respire-t-elle un peu trop son vieillard dépité - pour ne pas écrire son vieux con - elle n'est pas fausse pour autant. Car il ne suffit pas d'être l'avenir pour se le savoir préparer ou anticiper. Dans leurs vœux, si pieux pour la plupart, si tragiquement dépolitisés surtout, demeurait quelque chose de la naïve impuissance à décentrer son regard, à le détourner de soi. Bien sûr l'importance de la formation, bien entendu l'indispensable respect de l'autre en sa diversité autant qu'en son originalité … mais quoi ? ne voient-ils pas que tout ceci est précisément en souffrance aujourd'hui, prompt à rompre sous les coups de buttoir de réformes managériales aussi dogmatiques qu'aveugles que leurs délicieuses intentions et louables aspirations transformeront d'autant plus aisément en sirupeux prêchi-prêcha qu'ils auront déserté, par inconscience, lâcheté ou paresse, le chemin de la lutte, du collectif ; du peuple ? Comme la génération de leurs parents d'ailleurs. Je ne suis pas certain, qu'eux aussi, n'eussent déjà commencé à regarder ailleurs.

Tort en tout cas pour l'intermède musical offert par une collègue accompagnée de trois étudiants. J'ai aimé dans le regard de ceux-là la lumière qui n'était pas seulement du plaisir de chanter ; mais de la joie d'offrir. Ce talent si rare à instiller de la vie en ce que l'on fait ou dit est le nom caché de l'art quand il se débarrasse des ultimes scories de la technique. Ce qu'il y a de création, cet enchantement à voir les fleurs éclore, les pierres s'ébrouer et le vent chanter ; cette étonnante métamorphose qui fait les choses miraculeusement s'offrir à l'être, c'est ce même miracle, cette même ode devant l'enfant qui paraît ; de la tache d'encre qui se fait poème et vous trouble, de cette mélodie qui vous arrache larme furtivement écrasée, certes, mais larme qui nous fera détester la dureté des choses. Ce qui se joue ici exhausse ; ouvre l'horizon de la dignité.

Alors oui, peut-être ne suffit-il pas de chercher le vrai et de tenter de le vouloir dire ! Il faut tenter de le bien dire. Mais ce bien a partie liée avec le beau. Je n'oublie pas que l'artiste est celui qui, à côté du savant qui le rend connaissable, rend le monde habitable.

Cette fin d'après-midi, oui, le monde était un peu plus habitable.

 

 


1) Mauriac Bloc Notes, 17 Juin 68

Eh bien, oui, le monde a bougé, il a vacillé. Rimbaud réussira peut-être une autre fois la totale subversion. Il a le temps, lui qui est Rimbaud, qui demeure ce poète parmi nos générations successives, présent à jamais; le seul de nous qui ait gagné, qui est là une fois pour toutes : « J'y suis! J'y suis toujours! » Lui seul n'aura pas participé au désastre monotone (toujours le même !) de chaque génération qui entre dans l'arène, sachant qu'elle sera abattue avant dix ans et remplacée par une autre, comme au bout d'un quart d'heure le taureau vivant remplace le taureau estoqué.(…) Durant ce mois de mai 1968, à l'Odéon, à la Sorbonne, à tous les carrefours du quartier Latin, la jeunesse étudiante se sera donné à elle-meme une fête dont elle se réveille à peine. Elle se l'est donnée sans regarder au prix. Elle s'est envoyée en l'air avant de disparaitre. Encore une fois elle sait qu'il n'y aura pas de débouché. La jeunesse ne débouche sur rien. Ce n'est plus elle qui sera là, à l'arrivée. (…) Sans doute serez-vous longtemps « encore jeunes ». Mais être «encore jeunes », c'est ne l'être plus.