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La vertu de l'orbe

Nous les connaissons bien ces deux-là avec leur élégance surannée, leurs cannes inutiles mais qui en ces temps-là vous situait son homme dans l’éventaire baroque mais si suavement bourgeois de ceux qu'on devait respecter, pouvait estimer, savait craindre ou s'enhardissait à tancer. Ils ne sont pas d'hier : leurs chapeaux melons, avec la canne, faisait partie de ces accessoires ayant au moins le mérite de vous occuper les mains en ces situations pas si rares au fond où nous ne savons toujours quoi faire de ces appendices pendant sottement le long de nos corps … eh quoi ? ils n'avaient pas de smartphone pour remplir cet office ni offrir cette - étrange contenance - qui nous fait désormais courir, marcher, déjeuner, et même parfois nous entretenir sans rien lâcher de cet étrange lucarne que nous ne quittons jamais des yeux et dresse un écran entre nous et l'autre, entre nous et nous-même.

Ils sont deux et se ressemblent à une moustache près que l'un porte rigide comme la justice et l'autre légèrement incurvée comme une mauvaise blague ratant son effet ; ils sont deux et répètent inlassablement les mêmes banalités sur ce ton sentencieux qui se voudrait leur conférer quelque autorité mais où réside pourtant un peu plus qu'un simple mécanisme du comique.

Nous les connaissons bien ces deux-là, pas seulement parce que nous les aurions croisés dans les BD de notre enfance … parce qu'ils nous ressemblent. Engoncés dans leur office, prompts à obéir quelque soit l'ordre donné, ils se sont à ce point identifiés à leur office à quoi ils sacrifient l'amitié même, qu'ils en deviennent la caricature. Mais soyons honnête, ils le fussent devenus de n'importe quel métier. Ils ont la mauvaise foi sartrienne : ils sont policiers et ne sont rien que cela.

Ils passent leur temps à obéir aux ordres donnés quand même ces derniers impliquent d'arrêter leur ami. D'ailleurs en ont-ils ? Sans aucune mauvaise conscience. D'ailleurs en ont-ils ?

Ils suivent, enquêtent et tentent d'arrêter. Tintin souvent ! quitte à devoir admettre combien finalement la piste était mauvaise.

 

Ce sont plutôt les mouvements qui intriguent chez eux. Qui d'ailleurs ne sont jamais proprio motu. L'impulsion ne provient jamais d'eux, ces deux-là ne sont pas des êtres de volonté. Ils se contentent de réagir - à un ordre, à une convenance, à un cliché. Ils ne sont pas proactifs comme on dit chez les banquier en mal de sensations métaphysiques, seulement réactifs. Caméléons, ils croient surveiller et se fondre dans la masse car on ne voit jamais qu'eux. Ils sont la maladresse incarnée et ratent à peu près tout même la discrétion.

Mouvements en ligne droite, droits comme des i ou des fonctionnaires juste après une promotion, se pliant aux ordres reçus avec la minutie d'un métronome; sitôt qu'ils sont dans le rôle, de pointer du doigt, d'accuser ; d'arrêter.

A tous coups, ils échouent.

C'est ici qu'ils sont drôles mais jamais émouvants, cependant. Ils n'ont rien du clown triste et illustrent à leur manière combien Bergson finalement avait raison : le comique naît dès lors que l'on plaque de la mécanique sur du vivant.

Retenons la leçon : sitôt que nous nous entichons de répéter les mêmes gestes appris, les mêmes recettes mécaniques, les mêmes procédures finement ourdies en quelque officine de management prompte à troquer ses artifices contre visibilité médiatique ou emprise, sitôt que nous paressons à croire que la complexité des hommes se puisse dissoudre en quelque recette en trois étapes et deux préalables, sitôt, au fond, que nous abdiquons en imposant silence à nos intuition et imagination, pour nous faire piètres exécutants, sitôt, en définitive, que nous nous abandonnons à la joie d'en être, de fonctionner, de participer, nous faisons preuve d'une bêtise révoltante (Arendt) mais ridicule aussi.

Regardons-les, ils chutent, se cognent la tête, se prennent les pieds dans le tapis … c(en est un délice.

Regardons-les … nous leur ressemblons tellement nous qui confondons être et avoir et nous identifions tellement à nos métiers que nous n'avons plus que projets, objectifs, finalisation et autres process à la bouche …

Regardons-les, les seuls moments où ils importent et d'ailleurs les seuls moments où ils réussissent tient à l'écart qu'ils adoptent à l'égard de leur métier, image stéréotype. Eux qui ne quittent ni gilet ni melon même en plein désert, se déroutent et vont, pour une fois, sauver Tintin.

Hergé avec eux nous avoue l'essentiel- et je ne déteste pas que ce soit d'un dessinateur BD fût-il génial que surgisse l'éclair de l'être : leurs ratages sont nos réussites. Nous croyons aller de l'avant et n'avons d'adoration que pour la ligne droite … pourtant nous ne faisons que tourner en rond. La droiture est illusion de l'orbe et le cycle invariablement s'impose à nous. Bien sûr ils n'y comprennent goutte même quand il retrouvent leur propre bidon d'essence. Bien sûr, à chaque cercle fermé ils s'imaginent rejoindre une piste importante. La ligne s'impose avec la morgue glaçante de la certitude et nous avons désappris de lire le temps et de parcourir l'espace autrement que sous l'égide d'une fonction Excel quelconque qui en assurerait la progression. Pourtant c'est bien ici le cycle qui l'emporte et justifie toutes ces répétitions.

Éternel retour du même !

Affaire de traces croirait-on ?

Il n'en est pas un parmi nous qui n'eût rêvé, ne serait-ce que par faiblesse, de laisser quelque trace en ce monde avant de se retirer ; quelque réalisation, savoir, ou savoir-faire à transmettre.

Obsession de canidés souillant leurs territoires pour mieux le marquer ou se l'approprier …

Les traces que nous laissons seront bientôt emportées par le vent ou le sable si traître et, quand bien même ne le seraient-elles point, pourquoi seraient-elles mieux interprétées quand même nos deux protagonistes furent incapables de reconnaître les leurs propres.

J'aime à regarder que même après le danger, le sillon tracé par les pneus ne soit pas droit. Ils vont bien parvenir à la ville, à sortir du désert mais non par habileté ou vigilance ; par somnolence.

Vanité des vanités ? Entêtement ? ou impuissance à envisager d'autres voies ? Comment savoir.

Il faut être sur le point de se retirer pour deviner combien toutes nos agitassions sont vaines, nos prétentions démesurées et nos projets candides.

Combien seul importe le soin témoigné à l'autre qui, parfois, en saura prolonger l'écho.