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Reflets

 

Une photo prise par Maurice Joyant en 1890 : Toulouse-Lautrec peignant la Danse au Moulin-Rouge.

Il y a toujours quelque chose d'émouvant à entrer dans l'atelier du maître, mais d'indiscret aussi comme si d'assister à la secrète alchimie de la création vous faisait enfreindre un archaïque interdit. Ici un aimable bric-à-brac éparpillés en un désordre apparent mais où tout, à portée de main, était disposé en sorte de faciliter les mouvements du peintre. Une toile de taille honorable (115/150cm) est posée sur le chevalet à hauteur d'homme, Toulouse-Lautrec, dont la position debout était souvent douloureuse, peignant assis.. Pas de modèle ici, l'artiste peignant souvent de mémoire ou à partir de photographies. Il fut ainsi le ou un des premiers à le faire, nouant ainsi peinture et photographie en une étonnante relation de dépendance presque incestueuse. On se trouve toujours, ici, dans cet art représentatif mais où la représentation n'est jamais ni directe ni simple. Comment ne pas voir ici certes, la représentation d'une représentation, mais aussi celle de l'acte même de cette représentation autant que son auteur. Mystère pourtant, Toulouse-Lautrec nous tourne le dos ! il n'ignore pas que quelqu'un, derrière lui, le saisit dans son acte créatif, peut-être même le lui a-t-il demandé, mais il est trop artiste, trop cultivé sans doute et assez dans la souffrance de lui-même pour ignorer que la représentation n'est pas simple recopiage de la réalité, mais regard, mais déjà interprétation, mais déjà prisme.

Rembrandt sut parfaitement mettre en scène son art : une œuvre, un artiste et, surtout, ce recul, ce regard légèrement décalé. Mais l'a-t-on assez remarqué, le tableau a beau occuper la majeure partie de la toile, elle ne se donne pas réellement à nous. L'a-t-on assez remarqué, jamais œuvre, chose représentée et artiste ne se donnent jamais ensemble. Toujours l'un de cache ou ne se présente que de dos. Ici c'est la peinture ! Là c'était le peintre. Et ce qui est représenté est déjà évanoui, comme effacé par l'image qu'on en a voulu donner. Toujours l'un des trois s'exclut : curieux endroit où la logique rejoint l'esthétique. Parfois, malheureusement, l'artiste contrefait le fat au point que sa fatuité escamote l'œuvre ; parfois par abnégation ou par faiblesse l'auteur donne tout de lui et s'évanouit tel Proust à mesure que son œuvre prend vie. Le plus souvent le geste, quoique montré reste mystérieux dont on soupçonne à juste titre qu'il ne saurait n'être qu'habileté ou expérience. Dieu aveuglerait le monde ; le monde le rend invisible et lointain. L'acte créateur ne nous est donné que comme une métaphore.

On aimerait parfois que la toile se retourne où là, Toulouse-Lautrec ! Mais non.

Parfois, si, comme sur cette seconde photo, il se retourne mais, regardons bien, la toile soudainement devient floue et l'on en devine à peine le motif. En réalité il a cessé à ce moment de peindre et il regarde le photographe.

On l'oublie souvent celui-ci qui fait mine d'être hors champ mais qui est parfois le point de focalisation extrême. Celui-ci non plus ne se donne ni ne se montre.

Il y a un doublet ici comme un jeu en cascade ou une lumière butant puis se réfléchissant sur une surface plane. Même chez Rembrandt qui pour l'occasion se dédouble : il n'est assurément pas arroseur arrosé car il maîtrise parfaitement la situation - ou le croit - au même titre que Toulouse-Lautrec faisant entrer le photographe d'un seul regard. Ce doublet c'est la pensée, la représentation ; le sens et le beau.

Parfois, pourtant, le photographe se fait piéger tel Lartigue par van Dongen.

S'il est une photo qui transpire la malice, le coup de pied de l'âne c'est bien celle-ci.

Je ne sais qui du peintre ou du photographe eut l'idée de cette posture mais elle met peinture et peintre à la première place. Tableaux au mur dont on ne discerne qu'une petite partie, mais surtout ce tableau que van Dongen tient à côté de lui, comme si c'était lui qu'on devait photographier qui est portrait apparemment que van Dongen fit de son père dans ses jeunes années.

Tout regarde ici le photographe : autant la peinture que le peintre. Qui prit le parti de ces paupières tombantes et de cette pipe négligemment affaissée, qui, celui de cette écharpe rehaussant à peine la grisaille d'un veston, croisé mais fermé offrant au photographe ce qu'il fallait de pliures et d'ombres ? Qui le parti de ce chapeau conservé sur la tête quoiqu'en intérieur ?

Je ne sais mais aime à penser que ce fût van Dongen qui a pris Lartigue au mot, ou au piège. La peinture occupe toute la place car quoique le peintre occupe toute la moitié gauche de la photo, on ne regarde que le tableau qu'il tient entre les mains.

Fabuleuse inversion : Lartigue croyait faire le portrait du peintre ; c'est tout l'inverse. Le peintre et sa peinture toisent le photographe. L'arroseur est arrosé ici : même si on le le voit pas, on le devine, ou dépité ou bluffé !

Je ne connais pas de plus belle peinture de la photographie.

Comme si la représentation n'était affaire que de gant que l'on retourne …