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Glossolalie

Ou Xénoglossie selon les interprétations …

Il faut être ou avoir été enseignant pour sentir en sa chair la grande truanderie de la communication moderne. Pour avoir si souvent réalisé combien peu importait de parler voire de se répéter qui ne garantissait en rien qu'on fût seulement compris.

Tout l'art de la pédagogie réside en ceci que ne comprendront jamais les si suffisants et prétentieux professionnels qui goûtent tant de nous toiser de leur superbe, mais échouent si souvent de se contenter de parler.

Il y a du mystère dans l'art de la transmission. En tout cas quelque chose qui ressemble au miracle.

Qui n'a rêvé de cet agencement si rare où il eût suffi de parler pour être compris ? Chose si rare, exceptionnelle que sans aucun doute nos talents personnels n'y sont pour rien, sans au moins la chance ou un soudain coup de pouce du destin.

Car c'est bien cela qu'évoque le texte des Actes qui relate la descente de l'Esprit Saint en ce cinquantième jour après Pâques.

Car voici figure de puissance que de savoir parler et d'être entendu ; de prononcer parole et d'en faire changer le monde. La totipotence s'exprime souvent dans les textes par la juxtaposition immédiate de la parole et de l'acte, de la parole et de l'effet. Que la Lumière soit et la Lumière fut ! Comme on le ferait d'une formule magique. Notre finitude, quant à elle, se mesure au contraire avec ce laps de temps parfois insupportablement étiré entre l'une et l'autre. Combien souvent m'arrive-t-il d'agir et m'attrister que rien ne se passe ? non pas seulement le contraire de ce que j'aurais souhaité mais rien … tout simplement ?

Le texte n'est pas clair : sont-ce eux, disciples et apôtres, qui soudainement se mirent à parler la langue des autres ou, au contraire, sont-ce tous ces étrangers, patiemment nommés, Parthes, Mèdes, Élamites, ceux qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont, l'Asie, la Phrygie, la Pamphylie, l'Égypte, le territoire de la Libye voisine de Cyrène, et ceux qui sont venus de Rome, Juifs et prosélytes, qui crurent les entendre parler dans leurs propres langues ?

Comment savoir ? On n'entend et ne voit si souvent seulement ce qu'on veut entendre et voir … et ne voit pas ce qui devant nos yeux est aveuglant d'évidence et que nous devrions voir.

Toujours est-il que c'est de ce moment précis que la tradition fait débuter la mission pastorale, la vocation prosélyte et universelle de l’Église.

De l'Universel et ou de l'Un au multiple et au particulier tout a l'air de se passer comme si le chemin obstrué avait besoin de l'aide du divin pour se frayer.

Comment lire et comprendre cela ?

Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu.
 
Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d'un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis.
 
Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d'eux.
 
Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer.
 
Or, il y avait en séjour à Jérusalem des Juifs, hommes pieux, de toutes les nations qui sont sous le ciel.
 
Au bruit qui eut lieu, la multitude accourut, et elle fut confondue parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.
 
Ils étaient tous dans l'étonnement et la surprise, et ils se disaient les uns aux autres: Voici, ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens?
 
Et comment les entendons-nous dans notre propre langue à chacun, dans notre langue maternelle?
 
 
Parthes, Mèdes, Élamites, ceux qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont, l'Asie,
 
la Phrygie, la Pamphylie, l'Égypte, le territoire de la Libye voisine de Cyrène, et ceux qui sont venus de Rome, Juifs et prosélytes,
 
Crétois et Arabes, comment les entendons-nous parler dans nos langues des merveilles de Dieu?
Ils étaient tous dans l'étonnement, et, ne sachant que penser, ils se disaient les uns aux autres: Que veut dire ceci? Ac, 2

Par l'importance de la parole.

De la Parole créatrice, initiale et fondatrice, du Décalogue à la parole évangélique qui est de vérité autant que d'apocalypse, en passant par la parole apostolique qui est de témoignage ou celle, à peine susurrée, qui est de prière et de foi, elle occupe place centrale. La bénédiction est affaire de parole autant que la malédiction ; la prière, même à l'écart et en silence, aussi ; à l'instar du blasphème. Nul ne sait en quelle langue fut prononcée la parole créatrice - certains théologiens dogmatiques tentèrent de le définir, et certains linguistes de faire procéder la diversité des langues de cette langue originaire - mais tout dans les théologies dominantes, ne serait-ce que par l'idée d'un homme premier dont nous serions tous la descendance, fait valoir cette idée d'une pluralité, d'une diversité qui ne serait que l'hypostase d'une Unité ou bien transcendante ou bien perdue.

Mais on ne comprendra rien à cette parole miraculeusement distribuée si l'on ne se souvient de l'épisode de la Tour de Babel, épisode très précoce puisqu'il apparaît très tôt dans la Genèse. juste après l'épisode de l'alliance noachide. Première alliance, rappelons-le, assortie de commandements et de la promesse de ne plus détruire l'humanité en dépit de ses multiples manquements. L'alliance portait sur tout et tous ceux qui sortirent de l'arche et de leur descendance - hommes comme animaux.

L'unité, notamment de la langue, était un don divin du moins peut-on le croire. Celui-ci sera perverti pour devenir sinon une révolte contre le divin au moins une offense. Bâtir, jusqu'aux cieux, se faire un nom. Existe celui qui se fait un nom, c'est ainsi que Dieu avait demandé à Adam de nommer les différents animaux. Se nommer soi-même c'est se prendre pour dieu : blasphème absolu.

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. 11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. 11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. 11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. 11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. 11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. 11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres. 11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville. 11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. (Gn, 11)

Deux choses doivent être soulignées cependant :

- d'une part, le mouvement est ascendant ici et non descendant comme ce sera le cas pour l'épisode de la Pentecôte. Toujours le mouvement ascendant est perçu comme offense au divin ; descendant comme le signe de la grâce. Comme si toujours il s'agissait de mégalomanie, de démesure

- d'autre part la sanction n'est pas la destruction, mais seulement la dispersion. Rachi l'avait vu : la génération de Babel n'est pas violente … comme si le blasphème était moins grave que la violence

 

Oui, décidément, parler est un acte qui se peut mettre au service de l'être mais aussi se retourner contre lui. Parler mal ou parler du mal, malédiction ou blasphème - c'est le même mot - est le risque toujours encouru de celui qui parle, avant même celui de n'être pas compris.

Je ne veux rien ici souligner d'autre que ceci : parole comme pensée sont actes au même titre que nos agissements, manœuvres, techniques et travaux de toute sorte. Qu'il est sot de vouloir opposer intellectuel et manuel, technicien, ingénieur et exécutant. Il n'est pas d'acte qui ne s'appuie sur une pensée, fût-elle implicite ; ni de pensée qui ne le soit de quelque chose et ne vise en conséquence la saisie du monde.

Ceux-là - résida-t-il en ceci le miracle, concrétisèrent-ils en cela l'incarnation de l'Esprit Saint ? - reçurent comme une grâce mais aussi comme une évidence ce chemin discret mais droit par quoi pensée et acte non se confondent mais se dépassent. Parler et se mettre en route s'opéra pour eux d'un seul tenant. Ce n'est pas tout à fait un hasard si les grecs nommèrent sages non pas seulement ceux qui savaient mais ceux surtout qui mettaient en pratique, dans leur vie, je veux dire dans leurs actes comme dans leurs pensée, ce qu'ils proféraient et édictaient pour les autres. Sagesse pratique dirait-on : mais c'est dans cette distinction entre savoir et sagesse, dans l'insuffisance enfin admise de la connaissance qui, seule, produit au mieux des érudits, dans cet effort constant à créer continuité entre savoir et vie pratique qui fait que la sagesse ne saurait être affaire seulement de spécialistes, oui, c'est ici que j'entrevois la grandeur perdue ou possible de la philosophie.

Je ne sais - et ne suis pas certains de le vouloir - si philosopher c'est apprendre à mourir ou au contraire à vivre : derrière ces vieux débats (stoïcisme/épicurisme, notamment) je soupçonne que se terrent vaines arguties et postures mondaines ; je gage qu'il n'est finalement pas tant de différences qu'on veut bien nous faire accroire. Je sais seulement que cette question - comment vivre ? le mieux ou en tout cas le moins mal possible ? - a cessé insidieusement d'être reliée à l'équipage de connaissances et de savoir-faire dont nous nous embarrassons. Au point, parfois, de n'être même plus soulevée. Ou occasionnellement, presque par principe, mais sans y plus prêter soin qu'on ne le ferait de ces détails qu'il importe de négliger. Comme si elle était devenue ridicule, naïve ; inutile. Ce que nous avons appris de nos études si savantes ? seulement à nous définir des objectifs ; uniquement à établir stratégie pour y parvenir ; nous n'y avons appris qu'à gérer nos désirs - comme on dit atrocement aujourd’hui - à nous soumettre au principe de réalité et à renoncer au moins en partie, ou, pire encore, à adorer comme on le faisait des idoles antiques, réalisme économique et contraintes sociales. Ceci et seulement ceci.

Mais nous avons négligé de seulement nous demander ce que pesaient nos désirs ; ce que valaient nos stratégies et si, pour parler comme autrefois, nos fins justifiaient véritablement le moyens que nous mettons en œuvre, nos pratiques, négligences et paresses ordinaires.

Rien ne me semble pourtant plus précieux que ces Rien de trop ; Connais toi toi-même ; Reconnais l'occasion favorable qui ne décident de rien et surtout pas à notre place mais nous dessinent un paysage où nous mouvoir.

Je n'ai pas vocation à être gourou - et le détesterais - encore moins sage et surtout pas … donneur de leçons. Et me refuse même à en singer les vanités.

Ceux-là portaient une parole qui n'étaient pas d'eux : ceux-ci parlent, transmettent au devant - prophète - ou au loin, en mission - apôtre - ils témoignent - martyr - Ils n'étaient pas nécessairement des hommes parfaits ; furent sans doute faillibles et à l'occasion même trahirent ou renièrent mais furent exaltés, exhaussés par la mission confiée à quoi il consacrèrent leurs vies.

C'est cette cohérence entre être, pensée et acte qui est, sinon miraculeuse, en tout cas exceptionnelle ; qui demeure pourtant la seule signification qu'il nous soit accessible de conférer à nos vies. C'est dans ce souci d'être non pas exemplaire mais un exemple, ordinaire, quotidien de cet effort de sincérité, d'unité que je veux considérer les linéaments d'une vie.

Il y a dans savoir, cette sapidité, cette saveur qui est tellement éloignée de cette gravité contrefaite de qui pérore. Le maître est toujours ridicule quand il joue le magister ! La sagesse ne peut être désincarnée et il n'est écrit nulle part que nous devions, en nos chemins, arborer ces componctions hyperboliques à vous faire préférer les flammes de l'enfer plutôt que cette austérité de carnaval.

Cette saveur tient à la joie d'embrasser la vie et d'y demeurer, à la rencontre de l'autre, non pas de lui montrer le chemin mais pour le mener au seuil du sien propre ; non pas de lui dire le vrai mais de lui donner envie d'enfin se mettre en route et inventer le refrain qui enchantera le monde. Non pas de parler mais d'être, le plus pleinement possible ; au milieu des autres. D'être, si j'ose dire, un point d'ancrage. Un repère ; une balise ; un jalon.

Il faut, oui, avoir été enseignant pour savoir que la parole ne fuse jamais droit ; ni ne luit aux yeux de tous. C'est bien pour cette raison qu'il s'agit d'une œuvre et non seulement d'une simple technique. Dont je ne suis pas certain qu'elle s'apprenne vraiment ; mais se découvre, plutôt. Le latin suggère par ce mot des signes que l'on enverrait : il est celui qui signale ou désigne : celui qui parle donc, et donne un mot aux choses. Je préfère décidément ce terme à maître où résonne encore la boursouflure de qui se pousse du coude et se fait nommer grand.

Oui, l faut être enseignant pour savoir que toute connaissance, même rationnelle, même seulement technique, à plus forte raison esthétique, philosophique ou morale, a besoin que son destinataire se l'approprie, l'éprouve et la vive pour en mesurer toute la densité, toute l'épaisseur. Le chemin qui de la connaissance conduit à l'élève est lent, très lent et doit le rester. Tout s'y peut déformer : du maître qui pérore au quotidien qui divertit, nous détourne et nous incite à l'affairement négligent. Mais tout s'y peut révéler. Je ne connais personne qui n'eut, au moins une fois dans son existence, rencontré un tel être lui envoyant des signes ; parfois un enseignant, parfois non ; mais un de ces êtres dont après coup, mais souvent bien longtemps après, l'on finit de comprendre ce qu'il vous a transmis ; ce qu'on lui doit. J'aime ce métier pour l'humilité à laquelle il nous oblige ainsi de ne jamais voir l'effet de nos efforts de ne jamais savoir s'ils furent féconds.

J'en suis certain : ce qui fait la qualité d'un enseignant, est de savoir s'effacer devant la sapidité qu'il transmet, devant l'élève auquel il s'adresse. Force, vie et chemin tiennent du savoir ; jamais de qui s'en fait juste le transmetteur, le traducteur ne redoutant qu'une chose d'en être le traître.

Telle est peut-être la signification ultime de ces cinquante jours. Le temps pour que mûrissent les semailles et se fasse la moisson. Le temps aussi, pour ces premiers chrétiens, que la signification même des Évangiles s'éclaircisse et que ces disciples parviennent à marcher seuls, sans ce maître qu'ils venaient de perdre.

Ces langues de feu dont la tradition aime à orner ces éclaireurs. On peut évidemment y considérer la grâce octroyée par la miséricorde divine ; ou l'accomplissement seulement d'une transmission enfin offerte.

Ou bien, plus simplement cette lueur, là-bas à l'horizon, indiquant le chemin à suivre ou poursuivre.

Nul n'est besoin de mobiliser si on s'y refuse, l'architectonique d'une théologie dogmatique. Mais ces grands récits, qu'ils se glissent dans les révélations du Livre ou entre les vers épiques des grandes odyssées mythiques, offrent souvent d'étonnants paysages où il importe de s'attarder parfois. Celui-ci dit simplement combien la relation témoin/disciple s'inverse, se replie sur soi et constitue, dans la voussure de sa courbe, la joie improbable de lier les mots aux choses, et l'être au monde.

Peut-être, oui, n'était-il pas faux d'écrire que l'homme est le berger de l'être même si je suis à peu près certain de n'y point entendre la même chose qu'Heidegger. Mais dans le geste de celui qui pense - n'oublions pas que λόγος logos signifie recueillir, rassembler - autant que dans celui-ci qui se met en route de l'autre et lui parle, je vois même geste du pâtre rassemblant les brebis éparses de son troupeau.

Car il n'est pas de geste qui ne se ramène à cette étrange alternative : réunir/diviser.

Parfois vient cette grâce où le beau parleur s'efface derrière le tisserand.

 


 


 

1) Quel a été le plus grave péché, celui de la génération du déluge ou celui de la génération de la tour de Babel ? Les premiers n’avaient pas récusé le principe de l’existence de Dieu, les seconds l’ont récusé en entrant en guerre contre Lui. Et pourtant les premiers ont été anéantis, alors que les seconds ne l’ont pas été ! C’est parce que la génération du déluge pratiquait le vol et se livrait à des violences, d’où sa destruction, alors que celle de la tour pratiquait l’amour et la fraternité, ainsi qu’il est écrit : « une seule langue et des paroles identiques » (verset 1). On peut en déduire que la division est haïssable et que la paix est la valeur suprême (Beréchith raba 38, 6).

2) Kahlil Gibran, Le Prophète

 

 Alors, dit un enseignant, Parle-nous de l'Enseignement.

Et il dit:

Personne ne peut vous révéler autre chose que ce qui repose déjà, à moitié endormi, dans le commencement de votre savoir.

Le maître qui va, parmi ses disciples, à l'ombre du temple, ne leur transmet pas sa sagesse, mais plutôt sa foi et sa tendresse.

S'il est vraiment sage, il ne vous invitera pas à entrer dans le logis de sa sagesse, mais vous conduira bien plutôt jusqu'au seuil de votre propre esprit.

L'astronome peut vous parler de la compréhension qu'il a de l'espace, mais il ne peut vous transmettre cette compréhension.

Le musicien peut avec son chant vous faire entendre le rythme qui remplit tout espace, mais il ne peut vous transmettre l'oreille qui saisit ce rythme, ni la voix qui lui fait écho.

Et celui qui est versé dans la science des nombres peut vous entretenir du pays des poids et mesures, il ne peut vous y faire pénétrer.

Car les visions qui appartiennent à l'un ne prêtent pas leurs ailes à l'autre.

Et comme chacun de vous est unique dans la connaissance de Dieu, ainsi chacun de vous doit-il être unique dans sa connaissance de Dieu et dans sa compréhension de la terre.