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A soixante ans de distance … lectures publiques

 

L'aurais-je fait intentionnellement, je ne m'y serais pas pris autrement. Parcourant un livre de photos, de Doisneau en l'occurrence, ces deux-ci dénichées datant des années 50.

Celle-ci d'abord, prise au parc Monceau en 53. Toute simple au premier regard puisque se jouant de l'opposition entre, d'une part, cette théorie trépidante de jeunes filles, courant, s'ébrouant comme s'il leur fallait se dégourdir, plus encore que les jambes, l'âme surtout après de trop longues heures d'encloisonnement raisonnable, d'enfermement sage, de cours sans doute aussi sinistres qu'ennuyeux ; d'autre part, cet homme d'âge mûr - la calvitie guette déjà un crâne sous lequel la facétie ne semble pas avoir conservé bien longtemps l'hospitalité - assis pour ce qui semble sa pause déjeuner, qu'il passe, avec un sérieux qui frise l'ennui, plongé dans la lecture de son journal.

Pourtant …

L'allée dessine une courbe que ne désavoueraient ni statisticiens, ni gestionnaires, une de celles qui ornent presque tous les rapports qu'on nous propose depuis l'invention du tableur - cela fait tellement scientifique puisque si obséquieusement quantitatif, une courbe de démographes mais une courbe qui fléchirait de la jeune fille tout en blanc là-haut à gauche au lecteur gris et déjà rondouillard aussi désirable qu'un redressement fiscal. Comme si la vie était ainsi pente dévalée de l'exubérance joyeuse au sérieux maussade … pas une opposition mais un lent chemin ou dégradation menaçante.

L'hiver règne en maître - les arbres sont dégarnis - or, précisément, cette course juvénile qui devrait colorer le paysage de vie et d'espérance n'y dessine pourtant aucune lueur, seulement l'illusion triste d'un intermède. Petite récréation pour ces jeunes femmes, quoique encadrées par un surveillant encravaté souriant mais veillant au grain, soupape de sécurité entre cours aussi sentencieux qu'ennuyeux ; pour l'homme aussi, que j'imagine comptable rigoureux et sérieux, principes de sincérité et de prudence obligent, s'octroyant frugale restauration de sa force de travail.

Sans doute devrions-nous réfléchir à ces pauses, à ces intermèdes … à ces exutoires que nous nous ménageons, qui, à l'instar des fêtes archaïques, sont seulement quelque avance sur rêve et idéal pour nous aider à supporter le quotidien. Réfléchir à notre irrésistible confusion qui nous fait prendre l'intervalle pour le chemin, l'exception pour la règle, la représentation pour la chose. Sur cette curieuse soumission qui, au nom d'on ne sait quelle logique raisonnable ou de quelle culpabilité si bien enfouie que nous ne saurions plus même la reconnaître, nous fait accepter contraintes, renoncements et serviles acceptations parfois jusqu'à l'abominable comme s'il était inscrit sur quelque tablette maudite que la pleine réalisation de soi et le plaisir nous était interdite, impossible et surtout trop dangereuse. C'est ce que Freud suggérait : preuve s'il en fut que celui-ci, qui sembla toujours avoir dit non et tourné le dos aux morales traditionnelles, en réalité ne s'insurgea pas longtemps et nous apprit surtout à nous soumettre sans que cela se vît trop ou ne perturbât point trop nos fragiles équilibres.

Réfléchir à cette cruelle condamnation à l'interstice, au pointillé, au simple passage. A ce tri, d'entre rêve et réalité, ordinaire et extraordinaire, sacré et profane, bien ou mal. Qui est la définition même de la crise et l’incertitude de nos transhumances.

Cette autre, prise par le même aux Tuileries en 1951. Vieux couple assis, côte à côte, lui absorbé par la lecture de son journal, elle, les yeux et les mains s'affairant autour d'un fil sans doute emmêlé qu'il faut bien dénouer pour l'emmêler autrement … selon les règles de l'art.

Une caricature presque, tant ce couple semble s'être avec application conformé aux stéréotypes du moment : pour une femme n'être jamais inactive, même dans les moments présumés de repos - on ne disait pas encore de loisirs - et, ainsi, pour le moins repriser ou tricoter, bref s'occuper de ces petits détails de l'ordonnancement ménager ; pour l'homme, s'enquérir de l'extérieur et donc se préoccuper de l'actualité. Le journal, ici aussi. Madame est en noir : elle est de cet âge où l'on porte toujours le deuil de quelqu'un ; Monsieur en costume cravate et chapeauté ; il est de cette génération qui n'aurait souffert, serait-ce seulement pour l'agrément, de sortir en tenue négligée.

A l'ombre d'une statue, me faisant irrésistiblement songer à cette femme rencontrée au Luxembourg, ils observent le même rituel qu'aujourd'hui, obéissant sans le savoir à ces lointaines injonctions qu'on dut bien leur (nous) imposer : il faut sortir ; il faut s'aérer. Ils ne sont pas mieux confortablement assis que cet homme rencontré hier : il s'agit donc bien d'autre chose.

La pure intériorité n'est autorisée qu'aux grands mystiques, aux ermites ou à d'humbles carmélites enfermées en leur silence. Parfois au sage, mais lui devrait au moins transmettre. Ici, on ne transmet pas ; on ne se parle pas.

Trop parler, en ces temps-là, pour ces générations, relevait toujours de la faute ; de goût à tout le moins. Ce ne sont pas des bourgeois, ce ne le semble en tout cas point. On s'autorise la position assise mais spartiate. Ceux-ci vécurent debout, devant leurs établis, leurs machines, en leurs ateliers ou usines : l'impérialisme des cols blancs rapetassés devant leurs ordinateurs n'avaient pas encore commencé. Mais ils vécurent séparés. N'était peut-être pas si lointaine, cette séparation d'entre le monde des hommes et celui des femmes qu'un G Duby avait repérée au Moyen-Age ; l'on demandait si rarement leur avis aux femmes. Celle-ci, quand même elle s'y efforçât, aura voté pour la première fois quelques années auparavant, seulement.

On ne retrouve pas même ici la joie que G Bloncourt avait réussi à croquer chez ces vieux militants communistes reclus en leur havre étriqué suant la misère mais pas la pauvreté d'âme. Comme si la communauté de convictions et de lutte avait au moins avec la fierté de ceux qui se lèvent, réussi à nouer cette union que si souvent l'on rate, par négligence ou ennui.

Regardons bien : leurs chaises sont ainsi placées que leurs regards ne peuvent même se croiser. Leurs chemins durent bien se longer à force de se prolonger. Se croisèrent-ils seulement ?