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Traînailles

Qu'il est doux, parfois, de sortir de ses sentiers battus. Depuis quelques jours en Lozère, région que je ne connaissais pas, à traquer le sentier où traîner, à assouvir mon désir d'églises insolites.

Dans un département que l'on qualifie aisément de désert, qui ne l'est pas autant qu'on imagine, les scories d'une culture où le gothique le dispute au roman ; où le protestantisme en sa lutte pour subsister suggère de délicieux télescopages ; où enfin l'histoire grave ici et là ses mémoires tels ce Mont Mouchet consacré à la Résistance qui connut ici heures de gloire mais sombres tout autant à quoi l'on a érigé un monument digne des gloires soviétiques.

Pourtant, à serpenter ainsi dans ce qui devait me surprendre, je ne cesse de remonter en arrière, tant se font insistantes les rémanences de mon enfance. Cette petite montagne, ces altitudes modestes mais qui me conviennent, ces forêts de sapins me rappellent mes vacances d'enfance. Cette herbe fraîchement coupée, séchant au soleil, promettant cette irrésistible exhalaison de foin dorant au soleil.

Je me revois accourant dès potron-jacquet pour grimper sur le tracteur de notre hôte s'en allant faucher herbe fraiche pour ses vaches ; je les revois encore ces étranges bonhommes alignés au moins mal et qu'enfant je m'amusais à habiller de foin ! Pour les enfants urbains que nous étions, ces longues vacances répétées à la montagne avaient quelque chose de magique et d'inespéré : peu sensible sans doute à la beauté de la nature en dépit des leçons de choses que patiemment nos parents nous inculquaient à chaque occasion, plus intrigué certainement par le ronronnement diesel du tracteur qui nous fit chaque matin bondir hors du lit - il eût été tellement sot de rater de telles occasions - en attente plutôt du jour où le paysan, amusé, nous laisserait pour quelques instants conduire nous-mêmes le tracteur et contrefaire ainsi les grands !

Nostalgie de ces moments ? Pas même ! Je n'y instille aucune souffrance ; n'y distille aucun regret. J'ai peine à verser dans la complainte ronchonne du c'était mieux avant.

Ce fut : voilà tout.

Et si je n'ignore pas qu'avec l'âge, remontent les bribes d'enfance - odeurs comme celle de cette herbe fraîchement coupée ou de ce foin paressant encore au soleil; images comme celles de ces montagnes déchirant l'horizon lui offrant autant d'épaisseur que de mystères, de légendes que de rêves ; émotions tout aussi indescriptibles les unes que les autres allant de l'intrigue, la curiosité à la peur sourde comme si regarder était devenu aventure homérique - je sais seulement qu'il faut savoir, quand c'est encore possible, en savourer le suc. Il sont la texture de nos paysages intérieurs, faits de la pâte dont se nourrissent nos émotions intimes, si incrustées en nos âmes qu'elles façonnent ce semblant d'identité que nous nous éreintons à former puis déconstruire.

Je revois ce silence, à peine écorné par les cloches au loin de paisibles vaches broutant. Oui, car les vaches sont toujours paisibles … braves monuments bucoliques paraissant n'avoir été conçues que pour cette sérénité soigneuse qu'elles inspirent.

Je m'étonne - et me la reproche bien un peu - de cette inclination à tout ramener à soi quand le voyage inciterait plutôt à la découverte : serait-ce ici signe de l'âge ? de cet espace qui se rétrécit toujours plus outrageusement pour ne se réduire plus qu'à soi ? de cette inappétence qui ferait que le spectacle insidieusement cesserait de nous intéresser ? Serais-je à ce point devenu aveugle de ne plus savoir considérer dans ce qui s'offre à mes yeux que la résurgence affaiblie de mon propre passé ?

Peut-être !

Il ne se fera pourtant jamais que ces images, odeurs sachent demeurer autre chose que des perceptions miennes saisies par ma propre conscience ; il ne se peut que nous échappions jamais à cette malédiction - à moins que ce ne fût une bénédiction - nous interdisant d'approcher le réel en sa brutale épaisseur. Il se peut - qu'en savons-nous en vérité ? - que plutôt que ce regard obvie jeté sur le monde, comptât plutôt l'étonnement que le monde porte sur nous.

Je ne connais rien de plus troublant que ces reflets qu'un ruissellement peut offrir. Quelques ondes paraissant déformer le paysage, certes, mais des couleurs à nulle autre ressemblantes. Cette inversion qu'un Kant eût sans doute nommée révolution copernicienne, n'est ni licence poétique, ni coquetterie d'intellectuel : s'y joue quelque chose du mystère de l'être.

Nos religions, si souvent emberlificotées d'elles-mêmes, entortillées en leurs préventions roides, si complaisamment orgueilleuses, oublient de seulement interroger le regard qu'un Dieu porterait sur nous … et l'invraisemblable gâchis du monde perpétré avec insolence.

Serais-je plus hanté que de raison par les périls climatiques ? Je n'ai cessé de regarder ces paysages avec l'angoisse que demain ils fussent à ce point dégradés en un tel affreux désert qu'il n'en restât que lointain souvenir. A chaque fois me revint cette phrase lourde de solitude : Dieu a détourné le regard. Désespérance qui hantent les Leçons des Ténèbres ; désespoir que durent ressentir ces femmes et ces hommes au seuil des chambres de la mort.

Angoisse que celle qui étreint devant un avenir dont on cherche en vain l'augure ; devant la mort bien sûr mais l'aride rocaille aussi qui ne laisse aucune chance à l'herbe téméraire. Le monde - mais qu'est-ce le monde ? la nature ? l'univers ? l'environnement ? ce cosmos qui se déglingue ? - se pique de faire sa vie sans nous ! jamais nous n'avions imaginé qu'il pût exister autrement qu'à notre disposition ! toujours nous crûmes qu'il nous avait été réservé, ^réservé. Voici qu'il regimbe et se révolte. Les savants nomment ceci anthropocène. Soit !

Voici pourtant mot bien élégant pour décrire ces instants précédant les premiers tremblements si effrayants où le sol se dérobe sous nos pas, où notre vanité telle une forteresse rongée par une sotte démesure, s'effrite avant de s'effondrer dans un fracas de poussière trop tenace pour ne pas obscurcir les cieux eux-mêmes ; pour dire l'impuissance ressentie devant ces désastres contre quoi nous ne pouvons sans doute plus rien.

Pour dire la solitude radicale.

Le sentiment d'être encore, pour quelques ultimes répits, en un monde presque trop beau pour moi ; l'apaisement incroyable comme si tourments, incertitudes et désastres avaient été repoussés encore pour quelques instants ou laissés là-bas, en bas dans la vallée.

Petite altitude mais suffisante pour respirer air frais et promesse de vie.

Et m'obliger à inverser ainsi mon regard.

Que nous vaudrait de prendre, même pour quelques secondes seulement, le point de vue du monde ?

C'est peut-être pour cela seulement que ces clapotis au gré des pierres, senteurs douces des foins et ciels incroyablement épurés me firent joie.