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Haïssable ? Vraiment ?

Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours.
En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car c’est chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, et mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes. Pensées, 455

Le passage est connu ! la formule célébrissime … pas nécessairement à bon escient. Pascal force un peu le trait : après tout ses Pensées ne sont pas si éloignées qu'on le pourrait croire des Essais. Il a beau mettre le Christ au centre de chaque réflexion et la piété au creux de tous nos devoirs, à sa manière Pascal, lui aussi ne parle que de lui.

Bien sûr on est très loin du Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose, Je fus meilleur que cet homme-là de Rousseau et de cette vanité contrefaite qui suintait l'irrépressible obsession de l'auto-justification, pourtant, chez Montaigne comme Pascal, comme ce fut le cas chez Augustin d'Hippone et le sera pour Rousseau, c'est tout un de parler de soi et de poser ses idées. C'est au reste ce qui distingue philosophie et sciences : celles-ci sont explication, analyse des faits, des objets, du réel : celle-là tente de penser le rapport de l'homme au monde. C'est bien pour cela que l'on peut évidemment observer des progrès dans les techniques et de réelles avancées dans les sciences mais qu'en revanche, il n'en est pas en philosophie pas plus qu'il n'en saurait être en art. La philosophie est toujours celle de quelqu'un. A ce titre, elle est œuvre.

 

Pourtant, il y a quelque chose de presque humble dans la démarche de Montaigne et suis loin d'être convaincu que cette humilité soit toujours l'apanage de Pascal.

Mais de quel moi parle-t-on ? De celui que Freud croira avoir définitivement humilié en proclamant qu'il n'était pas maître dans sa propre maison ? De celui que toute saine philosophie nous demande de réaliser et de placer sous la coupe de la prudence et de la raison ? De celui à qui la religion demande non sans paradoxe, contradiction ou au moins ambivalence, d'à la fois assumer les conséquences de son libre-arbitre en choisissant en son âme autant qu'en ses actes le bon chemin mais d'autant se soumettre humblement pour n'être qu'une créature limitée, défaillante, fautive ?

C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit dès l'entrée que je ne m'y suis proposé aucune [autre] fin que domestique et privée. Je n'y ai eu aucune préoccupation de ton service ni de ma gloire. Je l'ai consacré à la commodité particulière de mes parents et amis afin que, lorsqu'ils m'auront perdu (ce qu'ils vont faire bientôt) ils puissent y retrouver certains traits de mes façons naturelles d'être et de mon caractère et que, par ce moyen, ils développent plus entièrement et plus vivement la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me serais mieux paré et je me présenterais avec une démarche étudiée. • Je veux qu'on m'y voie dans ma façon d'être simple, naturelle et ordinaire, sans recherche ni artifice: car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront sur le vif, ainsi que ma manière d'être naturelle, autant que le respect humain me l'a permis. Si j'avais été parmi ces peuples qui vivent encore, dit-on, sous la douce liberté des premières lois de la nature, je t'assure que je me serais très volontiers peint tout entier dans mon livre et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : il n'est pas raisonnable que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc.
de Montaigne, ce premier mars mil cinq cent quatre-vingt

Ou bien de celui évoqué par Montaigne, qui n'y décèle que peu de cohérence et de bien piètres constances. J'aime ces lopins dont nous serions faits : Nous sommes entièrement de lopins et d'une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment joue son jeu. Et il y a autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui.

J'aime cette mosaïque qui laisse à croire que nous ne serions que contradictions - et sans doute le sommes-nous bien un peu - quand en réalité nous sommes seulement en chemin, tâchant de nous dépêtrer des ronces qui nous ralentissent et ne sachant pas trop ni ce qu'en définitive nous voulons, ni où nous désirons nous rendre.

Ce Je-ci qui s'exprime à travers la plume de Montaigne ne se croit pas plus grand ni meilleur qu'il n'est mais il est et rien que pour cette raison, mérite qu'on l'entende : il est un exemplaire de cette humanité qui n'a pas de place assignée dans le monde, qui s'en cherche une, qui sait qu'il n'est pas de recette pour bien vivre, mais que des essais, précisément ; qu'il n'est sans doute pas tant de leçons à entendre qu'on l'espère de la philosophie ou, même, de la religion.

J'aime, je l'avoue, ce chemin qu'il trace d'entre les expériences aux piètres enseignements, souvent, et les sentences des philosophes parfois bien décevantes ! Convenues ? J'aime ce Montaigne qui se sait être l'auteur de son texte, évidemment, mais … tellement augmenté par lui.

Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur (Sur le démenti)

Il m'arrive en tout cas de penser que ce qui se déploie ainsi sous nos yeux c'est une manière de philosophie à la française bien éloignée des grands systèmes que le XIXe nous a voulu faire aimer. M'arrive de croire que si Montaigne évita si magnifiquement d'être moralisateur quoiqu'en fin de compte il ne parlât que de morale, c'est précisément parce qu'il n'osa de lui aucune extrapolation et prit ses distances de tout ce que les préceptes de ce qu'il nomme les sectes philosophiques pouvaient avoir d'âpres, d'acérés.

Evidemment ce moi, tapageur, bavard jusqu'à la nausée, qui n'aime rien tant que de se pousser du col, se mettre au centre de tout, bien sûr il est détestable. Pour autant nul ne fera qu'il demeure, en notre intimité certes obscure, celui à qui nous ne pouvons échapper ; à l'ombre de quoi nous ne pouvons nous soustraire. Nietzsche n'a ainsi pas tout-à-fait tort de reprocher à Descartes d'être tombé dans le piège des mots et la place de socle de toute sa philosophie est-elle peut-être usurpée si l'on s'obstine à l'ériger en ontologie.

Mais à moins de continuer à pousser des cris de joie décidément bien imprudents et manifestement prématurés à l'idée de la mort de l'homme, - je n'arrive toujours pas à comprendre cette exaltation à en préfigurer les augures sans même anticiper combien les dogmatismes les plus sulfureux et les tyrannies les plus féroces en feraient leurs choux gras ; à moins de sottement patauger dans l'absurde d'un monde où l'enfer commencerait dès soi-même, ou, non sans suspectes flagellations, on se prévaudrait des nécessaires humiliations d'un ego autrement blasphématoire, d'une abnégation dévote jusqu'à la caricature qui ménagerait de surcroît l'immense privilège à la prêtraille de vous pouvoir culpabiliser qu'on l'exprimât trop ou qu'on le tût ; il faut bien admettre qu'un des moteurs de notre action demeure, je le crois, ce regard que nous portons sur nous-mêmes et l'impossibilité pour nous de nous poster cyniquement en contradiction avec nous-même.

Arendt l'avait compris qui a tiré toutes les conséquences de la définition platonicienne de la pensée comme dialogue silencieux de l'âme avec elle-même. Elle évoque ce deux-en-un qui nous constitue dans l'acte de la pensée et qui justifie ces deux grands principes énoncés dans le Gorgias : préférer subir l'injustice que la commettre (469c) et préférer être en désaccord avec tout le monde qu'avec soi-même (482c). C'est que, évidemment, soi-même est compagnie devant qui aucune dérobade n'est possible mais qu'ainsi pensée est acte continu qui souffre moins les thèses qu'il n'aspire, d'hésitations en oscillations, à cette figure circulaire ou spiralée qui de va en vient dessine ni plus ni moins que ces figures de la vie, de la liberté, de la rencontre de l'autre.

Laisser parler ce moi ou, plutôt, le laisser dialoguer avec lui-même, c'est comprendre que la pensée a ceci de commun avec la morale c'est de permettre certes le rapport à l'autre mais d'engager d'abord le rapport à soi.

Plutôt prometteur, non ?

 


 Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique ou l’art de penser, éd. de 1664, III, ch. XIX, éd. D. Descotes, p. 463 sq. « Feu Monsieur Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre, qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime. Ce n’est pas que cette règle doive aller jusqu’au scrupule ; car il y a des rencontres, où ce serait se gêner inutilement, que de vouloir éviter ces mots : mais il est toujours bon de l’avoir en vue, pour s’éloigner de la méchante coutume de quelques personnes, qui ne parlent que d’eux-mêmes et qui se citent partout, lorsqu’il n’est point question de leur sentiment. Ce qui donne lieu à ceux qui les écoutent, de soupçonner que ce regard si fréquent vers eux-mêmes ne naisse d’une secrète complaisance qui les porte souvent vers cet objet de leur amour, et excite en eux par une suite naturelle une aversion secrète pour ces personnes et pour tout ce qu’elles en disent. C’est ce qui fait voir qu’un des caractères les plus indignes d’un honnête homme, est celui que Montaigne a affecté, de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices ; et qu’il ne naît que d’un défaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi-même ».

Gorgias

469c] SOCRATE.
Je ne voudrais ni l’un ni l’autre ; mais s’il fallait absolument commettre une injustice ou la souffrir, j’aimerais mieux la souffrir que la commettre.

mais la philosophie a toujours [482b] le même langage. Ça qui te paraît à ce moment si étrange, est d’elle : tu viens de l’entendre. Ainsi, ou réfute ce qu’elle disait tout-à-l’heure par ma bouche, et prouve-lui que commettre l’injustice et vivre dans l’impunité après l’avoir commise, n’est pas le comble de tous les maux, ou si tu laisses cette vérité subsister dans toute sa force, je te jure, Calliclès, par le dieu des Égyptiens[22], que Calliclès ne s’accordera point avec lui-même, et sera toute sa vie dans une contradiction perpétuelle. Cependant il vaudrait beaucoup mieux pour moi, ce me semble, que la lyre dont j’aurais à me servir fût mal montée et discordante, que le chœur dont j’aurais fait les frais détonnât, [482c] et que la plupart des hommes fussent d’un sentiment opposé au mien, que si j’étais pour mon compte mal d’accord avec moi-même, et réduit à me contredire