Hannah Arendt. Questions de philosophie morale, in 
Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 125 à 128. Traduction de Jean-Luc Fidel.

 

« La morale concerne l’individu dans sa singularité. Le critère de ce qui est juste et injuste, la réponse à la question : que dois-je faire? ne dépendent en dernière analyse ni des us et coutumes que je partage avec ceux qui m’entourent ni d’un commandement d’origine divine ou humaine, mais de ce que je décide en me considérant. Autrement dit, si je ne peux pas accomplir certaines choses, c’est parce que, si je les faisais, je ne pourrais plus vivre avec moi-même.

Ce vivre-avec-moi est davantage que le conscient [consciousness], davantage que la connaissance directe de moi-même [self-awareness] qui m’accompagne dans tout ce que je fais et dans tout ce que j’affirme être. Etre avec moi-même et juger par moi-même s’articulent et s’actualisent dans les processus de pensée, et chaque processus de pensée est une activité au cours de laquelle je me parle de ce qui se trouve me concerner. Le mode d’existence qui est présent dans ce dialogue silencieux, je l’appellerais maintenant solitude. La solitude représente donc davantage que les autres modes d’être seul, en particulier et surtout l’esseulement et l’isolement, et elle est différente d’eux.

   La solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un (c’est-à-dire moi-même). Elle signifie que je suis deux en un, alors que l’isolement ainsi que l’esseulement ne connaissent pas cette forme de schisme, cette dichotomie intérieure dans laquelle je peux me poser des questions et recevoir une réponse. La solitude et l’activité qui lui correspond, qui est la pensée, peuvent être interrompues par quelqu’un d’autre qui s’adresse à moi ou, comme toute activité, lorsqu’on fait quelque chose d’autre, ou par la simple fatigue. Dans tous ces cas, les deux que j’étais dans la pensée redeviennent un. Si quelqu’un s’adresse à moi, je dois maintenant lui parler à lui, et non plus à moi-même; quand je lui parle, je change. Je deviens un : je suis bien sûr conscient de moi-même, mais je ne  suis plus pleinement et explicitement en possession de moi-même. Si une seule personne s’adresse à moi et si, comme cela arrive parfois, nous commençons à parler sous forme de dialogue des mêmes choses qui préoccupaient l’un d’entre nous tandis qu’il était encore dans la solitude, alors tout se passe comme si je m’adressais à un autre soi. Et cet autre soi, allos authos, Aristote le définissait à juste titre comme l’ami. Si, d’un autre côté, mon processus de pensée dans la solitude s’arrête pour une raison ou une autre, je deviens un aussi. Parce que ce un que je suis désormais est sans compagnie, je peux rechercher celle des autres — sous la forme de gens, de livres, de musique —, et s’ils me font défaut ou si je suis incapable d’établir un contact avec eux, je suis envahi par l’ennui et l’esseulement. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’être seul : je peux m’ennuyer beaucoup et me sentir très esseulé au milieu de la foule, mais pas dans la vraie solitude, c’est-à-dire en compagnie de moi-même ou avec un ami, au sens d’un autre soi. C’est pourquoi il est bien plus difficile de supporter d’être seul au milieu de la foule que dans la solitude — comme Maître Eckhart l’a fait remarquer.

   Le dernier mode d’être seul, que j’appelle isolement, apparaît quand je ne suis ni avec moi-même ni en compagnie des autres, mais concerné par les choses du monde. L’isolement peut être la condition naturelle pour toutes sortes de travaux dans lesquels je suis si concentré sur ce que je fais que la présence des autres, y compris de moi-même, ne peut que me déranger. Il se peut qu’un tel travail soit productif, qu’il consiste à fabriquer un objet nouveau, mais ce n’est pas nécessaire: apprendre ou même lire simplement un livre requiert un certain degré d’isolement; il faut être protégé de la présence des autres. L’isolement peut aussi apparaître comme un phénomène négatif: les autres avec lesquels je partage un certain souci pour le monde peuvent se détourner de moi. Cela arrive fréquemment dans la vie politique c’est le loisir forcé de l’homme politique ou plutôt de l’homme qui, en lui-même, reste citoyen, mais a perdu le contact avec ses concitoyens. L’isolement en ce deuxième sens ne peut se surmonter qu’en se transformant en solitude, et tous ceux qui connaissent bien la littérature latine savent comment les Romains, au contraire des Grecs, ont découvert que la solitude et avec elle la philosophie pouvaient constituer un mode de vie au cours du loisir forcé qui s’impose quand on se retire des affaires publiques. Lorsqu’on découvre la solitude après avoir mené une vie active en compagnie de ses pairs, on en vient au point auquel Caton disait: « Jamais je ne suis plus actif que quand je ne fais rien, et jamais je ne suis moins seul que lorsque je suis avec moi-même.» On peut encore percevoir dans ces mots, je crois, la surprise qu’éprouve un homme actif, qui au départ n’était pas seul et était loin de ne rien faire, face aux délices de la solitude et à l’activité deux-en-un de la pensée. […]

   Si j’ai mentionné ces diverses façons d’être seul ou les diverses manières dont ma singularité humaine s’articule et s’actualise, c’est parce qu’il est très facile de les confondre, non seulement car nous avons tendance à céder à la facilité et à ne pas nous soucier des distinctions, mais aussi car l’on passe de l’une à l’autre invariablement et presque sans le remarquer. Le souci de soi en tant que norme ultime pour la conduite humaine n’existe bien sûr que dans la solitude. On retrouve sa validité démontrable dans la formule générale: «Mieux vaut subir une injustice qu’en commettre une », laquelle, comme nous l’avons vu, repose sur l’idée qu’il vaut mieux être en désaccord avec le monde entier que, si on est un, l’être avec soi-même. Cela ne peut rester valide que pour un être pensant, qui a besoin de la compagnie de lui-même pour pouvoir penser. Rien de ce que nous avons dit n’est valide pour l’esseulement et l’isolement ».

                      

 

 

Richard III

 

 Qu’on me donne un autre cheval ! Qu’on bande mes blessures !  Aie pitiéJésus ! Doucement… ce n’était qu’un rêve Ô lâche consciencecomme tu me tourmentes !  Ces lumières brûlent bleu… C’est maintenant le moment funèbre de la nuit :  des gouttes de sueur froide se figent sur ma chair tremblante Comment ! est-ce que j’ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici !  Richard aime Richardet je suis bien moi Est-ce qu’il y a un assassin ici ? Non… Simoi !  Alors fuyons… Quoi ! me fuir moi-même ? Bonne raison : Pourquoi ?  De peur que je ne châtie moi-même… qui ? moi-même !  Bah ! je m’aimemoi ! Pourquoi ? pour un peu de bien  que je me suis fait à moi-même ?  Oh non ! hélas ! je m’exécrerais bien plutôt moi-même  pour les exécrables actions commises par moi-même Je suis un scélérat… Mais nonje mensje n’en suis pas un Imbécileparle donc bien de toi-même… Imbécilene te flatte pas Ma conscience a mille langues et chaque langue raconte une histoire et chaque histoire me condamne comme scélérat Le parjurele parjureau plus haut degré le meurtrele meurtre cruelau plus atroce degré tous les crimespoussés au suprême degré se pressent à la barre criant tous : Coupable ! coupable !  Ah ! je désespéreraiPas une créature ne m’aime !  etsi je meurspas une âme n’aura de pitié pour moi !  Et pourquoi en aurait-onpuisque moi-même  je ne trouve pas en moi-même de pitié pour moi-même ?  Il m’a semblé que les âmes de tous ceux que j’ai assassinés  venaient à ma tenteet que chacune provoquait  la vengeance de demain sur la tête de Richard !