index précédent suivant

 

 

Juger

Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. - Μὴ κρίνετε, ἵνα μὴ κριθῆτε - Mt, 7,1

C'est à cette formule d'abord que je pensais quand j'appris avoir été désigné comme juré aux Assises. Passons sur les formules consacrées : C'est une expérience intéressante ; c'est un devoir civique … Je me surpris simplement à être partagé entre le lâche souhait d'être bientôt récusé et la déception que j'eusse éprouvé de l'être ; entre petite paresse confortable et curiosité autant intellectuelle … O ne se refait pas !

Restait cette réticence à juger ; à juger l'autre, à juger de l'autre alors que, par définition, la pensée est pourtant occupation qui appelle le jugement.

δίκη comme pour la morale d'ailleurs, désigne d'abord la manière d'être bien avant la norme, la règle, l'étalon d'après quoi cette façon d'être devrait se conformer, et donc bien avant justice, procès. On y oscille toujours entre constat et préconisations voire sanction. On se plait à souligner l'équilibre de la balance de la Justice : si l'on veut dire par là qu'elle s'efforce d'être équotable et y parvient en n'étant jamais de partie prenante des différends qu'ell traite, on dit vrai. Pas nécessairement que ce résultat soit atteint, néanmoins. Qui peut dire qu'il parvient toujours à s'extirper des stéréotypes de son époque ?

Judex autant que judicare renvoient à ce dire du droit ; proclamer, dire le droit c'est cela juger. La solennité s'en déduit. Dans la tradition républicaine celui qui dit le droit n'est pas celui qui l'édicte : demeure néanmoins, héritière des mythes et des grandes fresques bibliques, l'image du prophète tenant dans ses mains les Tables reçues d'en haut !

Dire la loi, et donc l'appliquer, revient nécessairement à mettre ses pas dans des traces trop grandes pour soi ! A toujours risquer l'usurpation ; le blasphème. Ce n'est certainement pas la culpabilité qui y peut remédier mais une extrême prudence et une humilié sans faille.

Le grec est assurément plus précis - comme souvent ! Juger - et le texte des évangiles reprend le même verbe c'est κρίνω d'où κρίσις : où se joue l'idée de séparation, de décision. Séparer le bon grain de l'ivraie finalement résume parfaitement bien l'essence du jugement.

Si l'on veut être précis, le juger - judicare - n'est possible qu'à trois conditions : un acte, un individu dont il faut analyser la réalité, la définition et la portée ; une norme, une règle dont on dispose - un étalon ; un public enfin auprès de qui proclamer le jugement.

Juger, c'est mesurer quelque chose ou quelqu'un à l'aune de cet étalon. Au fond, toute la question est là : s'assurer de la matérialité des faits ; vérifier et donc chercher les preuves qui attestent de la réalité et de l'auteur est, certes, affaire délicate dans certains cas. Mais affaire de méthode, comme dans les sciences. Ne rien porter en sa créance qui ne soit vérifié ou prouvé, disait Descartes. Même si on soupçonne ne pas toujours réduire à néant l'incertitude, on peut en tout cas en réduire le domaine. Mais il ne s'agit encore ici que d'imputer un acte à son auteur. De vérifier l'exactitude des faits. Mais, est-ce un hasard si, le plus souvent, sous juger, nous entendons en réalité condamner : je veux dire infliger une punition, une amende ; une peine dont la pire pouvait autrefois être la mort, aujourd'hui une privation plus ou moins longue, mais de toute manière délétère, de la liberté.

Mais cette certitude qui nous permettrait de juger, cet étalon, l'avons-nous ? Evidemment, non ! Il faudrait disposer d'un savoir absolu et savoir embrasser d'un seul tenant toutes les perspectives pour y parvenir. Nous pouvons, certes, nous en approcher, à force de preuves et de déductions et quand même nous en resterions à ces généralités, repérer des constantes, quelque chose comme des règles ; des lois. Quand il s'agit de faits, de matière ; de choses tangibles et patentes. Mais quand il faudra apprécier l'individu, ses motifs, les circonstances éventuellement atténuantes ou aggravantes - parce qu'après tout justice n'est pas vengeance et que toute notre histoire revient à ces mesure et distance prises à l'égard de la loi du talion, de la fallacieuse réciprocité qu'elle implique, de la pernicieuse bonne conscience où elle vous installe - sommes-nous assez versés dans les labyrinthes de l'âme humaine ?

Pascal, décidément, n'avait pas tort : nous hésitons à discerner où commence véritablement le mal et les différentes facettes qu'il peut revêtir. Nous savons néanmoins le reconnaître. Je n'ai nul besoin de loi ou de grandes leçons pour savoir que tuer, voler, mentir sont des actes mauvais. Et tant pis si je ne saurai jamais la part d'éducation reçue qui entrerait en cette prescience, je sais sans grand risque de me tromper où est le mal.

On dira qu'il est vrai que l'homicide est mauvais ; oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? Pascal

Mais de là à juger l'autre ; à savoir comprendre détours et dédales qui le conduisirent à agir ainsi qu'il le fit …

Montaigne fut trop jaloux de sa liberté pour écorner celle de son jugement. Il sait ce dernier faillible et ses connaissances limitées - qu'au moins ni passions ni dogmatisme ne s'y installent. Le jugement de l'autre serait tellement corrodé de ses propres préventions qu'il finirait par dire plus de soi que de l'autre que nous entreprenions pourtant de juger

« Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis » (Luc 6, 37)

C'est bien cela que j'entends dans la méfiance antique à l'endroit des jugements, qui plus est péremptoires : non pas tant qu'on se pousserait du col à se croire prétentieusement avoir atteint la science ou, sacrilège impie, la place du divin, non ! plus simplement que trop conscients de la fragilité de notre entendement, et de nos inconstantes capacités à endiguer toujours nos passions, nous nous astreignons à retenir nos jugements. Échapper au dogmatisme comme nous préserver de l'intolérance est à ce prix. Les Évangiles tout autant oscillent entre ces deux bornes : ne pas juger - au sens de condamner - mais ne pas être indifférent pour autant.

Et se retenir autant que possible de l'inclinaison qui nous incite, pour nous affirmer, à tout nier alentour.

Se déterminer en son âme et conscience ! ah que revoici l'âme, que revoilà la conscience ! J'entends d'ici susurrer le démon de Socrate et ne puis que soupçonner que derrière tout cet équipage rationaliste il y a quelque foi qu'on la conjugue en confiance ou en contrat ! qu'importe au fond. Nous ne saurions nous dispenser de socle : bah celui-ci fera l'affaire ! D’Aristote à Kant, tous le reconnurent mais le chuchotèrent : il déplaît tant aux cuistres de ne savoir rien mais que surtout cela se sût à la fin et criât à l'encan.

Demeure cet incroyable cérémonial sans quoi la justice ne saurait s'exercer … par quoi à la fois elle se donne quelque solennité mais se veut prouver à elle-même qu'elle serait désintéressée, puisque juge mais non partie. Non qu'il s'agisse d'un spectacle mais d'un rituel où, chacun à sa place, joue son rôle, en l'habit, noir ou rouge, hérité de la tradition. Et faire ce que tout le monde doit mais que nul ne peut. Encore y fus-je appelé ! Ceux-là en firent vocation sans doute par prédisposition pour l'ordre même si le mot sonne plus vulgaire que Justice !

Espérons pour eux, pour moi en cette unique occasion, que la règle qu'ils sont chargés d'appliquer soit elle-même juste. Seule condition pour n'être pas laquais de quelque tyran. La loi, toujours, partout, se dresse comme soutènement absolu … ce qui ne dit pas grand chose de sa lumière.

Obéir n'est pas une vertu ; au mieux une conséquence ; souvent honteuse. Seule la liberté peut lui conférer quelque noblesse.