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Huster sur S Zweig I


Il n'a rien fait

Rien  

Il n’a rien fait s’exclame presque effaré F Huster à propos de Zweig. 

Comment expliquer cela de la part d’un homme que sa notoriété ne protégeait certes pas totalement mais qui lui garantissait en tout cas  visibilité suffisante pour assurer à son propos un large auditoire  ; une écoute sinon une portée.  

Il n’a rien fait  !  

F Huster admire l'art de S Zweig ; il l'a lu et relu ; mis en scène parfois et a fini par lui consacrer un livre. De ce livre, quelque chose qu'on n'ose pas nommer un spectacle mais une représentation en tout cas où Huster dit sa vision de Zweig ; l'ascension irrésistible de cet auteur au regard si pénétrant jeté sur l'âme des hommes ; de ce jeune surdoué, viennois, juif qui assume parfaitement cet état-là ; moins bien cette origine-ci. Un long monologue où il reprend certains des passages de son livre ; où il essaie surtout de comprendre pourquoi cet homme, qui pourtant avait tout vu et sans doute tout deviné se sera ainsi obstiné à se tenir à l'écart, à adopter une position qui se voulait neutre, universelle mais ne parvint au mieux qu'à se tenir à équidistance entre l'horreur et le déshonneur ; pourquoi, à la fin il se suicida.

Tout est là, non pas révélé mais dit, de cette énigme Zweig. De ce sentiment incroyable d'admiration et de respect éprouvé pour l'œuvre ; pour ces lignes qui parfois émeuvent à vous en faire bifurquer votre chemin ; mais de cet agacement aussi, répété pour ces silences insupportables …pour cet entêtement non pas à nier - enfin pas tout-à-fait - mais à taire une judéité que les circonstances en tout cas auraient du lui intimer la décence de proclamer ; d'assumer au moins.

Tout est là, qui tourne autour de la judéité : Huster a peut-être raison. Le suicide est une condamnation à mort que S Zweig s'inflige à lui-même pour n'avoir rien fait ! Autour de cette judéité que l'on assume ou croit pouvoir dépasser - ce qui est au centre des grands débats de ce tout début du XXe siècle. Herzl ne convaincra pas et Zweig récuse d'emblée toute idée sioniste. Il a fait le pari de l'intégration … comme tant d'autres. Il n'y reviendra pas.

Tout est là autour de cette judéité qui vous colle pourtant à l'âme, qu'on ne peut nier mais surtout que les haines ordinaires contribuent si paresseusement à vous rappeler.

Sans doute le rêve de ce grand empire multinational autant que multi-ethnique était-il déjà frelaté ; n'a-t-il jamais cessé d'être une funeste illusion. Il était né de l'écrasement du printemps des peuples et ne se survivait qu'au prix de renoncements successifs : son histoire fut celle d'une hégémonie abandonnée au profit d'une Prusse protestante et si obstinément soldatesque ; de plus en plus difficilement assurée sur cette mosaïque de peuples irrésistiblement hantée d'irrédentismes divers. La Vienne des Lumières, de la musique, des Lettres autant que des sciences avait, à l'instar de Paris du reste, fait place honorable aux juifs, assez en tout cas pour y voir prospérer des Zweig, Mahler, Schnitzler ; pas assez pour ne pas laisser proliférer un antisémitisme déjà bien ostentatoire.

Mais Zweig s'accroche à ce rêve … il m'arrive de songer qu'il y a quelque chose d'œdipien dans cette nostalgie trouble qui l'empêcha, sa vie durant, d'affronter de regarder en face l'auto-destruction de la culture européenne. Etre autrichien, plus exactement être viennois, c'était résider au centre, penser en pleine lumière, s'ouvrir à l'univers entier ; être juif revenait à de déporter aux confins, à l'ombre, dans ce brouillard supposé de la superstition, de la tradition scrupuleusement observée comme si rien de nouveau ne pouvait, ne devait surtout, émerger jamais du peuple du Livre !

Les stéréotypes ont la vie dure mais c'est à lire des Isaac Bashevish Singer, Appelfeld qu'on peut non pas mesurer mais pressentir l'immensité de l'océan englouti par la catastrophe. Les stéréotypes ont la sottise tenace et la blessure facile mais c'est bien Sartre en l'affaire qui eut raison : dût-on l'oublier ou le vouloir, c'est bien l'antisémite qui se rappellera à votre souvenir qui vous fait juif, même honteux ; même involontaire. La route est désormais obstruée qui menait à cette terre si fertile, si étonnante et si agaçante à la fois. Entre elle et nous, fichée en plein sol, barrant l’horizon, la morgue de l'antisémite, le délire destructeur de la haine.

Fut-ce chez lui négation de sa judéité ? Non même s’il est vrai qu’il joua plutôt sur la corde de l’intégration et cette corde je la connais bien . Il n’est qu’à lire les premières pages du Monde d’hier pour le comprendre et les illusions que l’Empire drainait avec lui. Mais il y eut toujours quelque chose chez Zweig de cette étonnante attitude adoptée et répétée au fil des siècles de courber la tête dans les périodes de tempêtes et d’attendre (espérer) la probable amélioration. Ne pas se faire remarquer  ; ne pas attirer l’attention ; se fondre dans la masse …  

Fut-ce lâcheté  ? je l’imagine mal de cet homme qui sut à ses heures faire montre de courage  

La peur  ?  

Peut-être …  

 

La question n’est pas tant, celle traditionnelle que ceux de ma génération posèrent parfois à leurs parents, un peu honteux d'avoir à la poser, si anxieux de la réponse  : et toi qu’as-tu fait durant cette période … Elle n'est certainement pas celle de reprocher quoique ce soit à ceux qui ne firent rien, ne purent rien faire, ne le crurent ou ne l'osèrent. Comme l’a eu suggéré Arendt : on n’était pas obligé de hurler avec les loups en tout cas. Tous n’ont pas la trempe d’être des héros ; des résistants. Soit  !  

Non, lui n'écrira pas son J'accuse ! Il l'aurait dû, assurément ! l'aurait pu surtout. Dans sa lettre-testament il argue de forces lui manquant désormais pour recommencer l'aventure ; se sentant apatride, sa patrie spirituelle étant détruite, il erre sans énergie ni but. Il avait fui ; comme déserté la lutte. S'était avoué vaincu avant même d'entamer le réquisitoire. Nul ne pourra jamais percer les silences de qui abandonne ainsi le chemin ni d'ailleurs ne devrait y porter jugement. Pas plus, en fin de compte, qu'il n'est toujours décent d'esquisser moue réprobatrice ou condamnation expéditive sur ceux qui ne surent être des héros. On devine bien ici ce qui chagrine Huster : à comparer son attitude avec celle de Marais ou de Gabin qui combattirent, de Jouvet, de Toscanini ou de Furtwängler qui eurent les gestes qu'il fallut, fussent-ils symboliques, la neutralité frileuse de Zweig est moins pitoyable que résolument incompréhensible.

Oui, il a manqué ! A ses devoirs. A lui-même. A la plus élémentaire solidarité ! non tant, même si cela est évident, à l'égard de ses coreligionnaires qu'à l'esprit.

Il avait les armes qu'il fallait. Les mêmes qu'un Voltaire, Montesquieu ou Zola évidemment. Mais qu'un Chaplin aussi avec son Dictateur. Que risquait-il ? Rien pour lui ! tout pour les autres.

Mais il n'a rien fait ; rien dit !

Peut-être finalement eut-il raison : le monde d'après ne pouvait plus lui réserver aucune place. Il pensait trop avec les canons du monde d'avant.

Mais ici la question est de tourner le dos, ou non, à ce que l’on est ; à ses origines  ; à ses racines comme on dit.  

Je me bats assez contre cette délétère affaire de racines, d’identité où je vois un contresens dangereux pour ne pas reconnaître pour ne pas me soucier de ce détour qui est bien, reconnaissons-le, un invraisemblable désaveu.  

Au fond toute la question peut se résumer à ces deux affirmations que l’on voudrait opposer qui ne se contredisent pas nécessairement ; pourtant.  

Comme si un chemin ne pouvait avoir de destination sans point de départ. Pourtant rien n’est jamais origine radicale  ; ni jamais véritablement  terme autre que provisoire. Comment ne pas reconnaître au reste que le peuple juif sut préserver son identité, à défaut d’assurer toujours sa cohérence, en l’affirmant envers et contre tout, comme un argument irréfragable ; comme un principe. Au prix certes d’un invraisemblable conservatisme ; mais non sans efficacité.    

La seconde question – connexe mais différente – est celle de la neutralité. Peut-on, quand, à quelles conditions, dans quelles limites, se jouer soi contre le monde, en tout cas sans ce dernier ; à l’écart. Se mettre en avant, devant ; au-dessus.   Si l’on joue l’argument de la solidarité il le faut faire dans les deux sens. Il y a culpabilité ainsi que l’énonce Jaspers quand on y manque à votre égard mais tout autant quand vous y manquez à l’égard de l’autre … même contraint et forcé. Ce qui avait fait écrire à Jaspers : Que nous soyons en vie fait de nous des coupables.

Peut-on, quand on est juif, être à la fois victime et bourreau ? N'est-ce en tout cas pas abonder la logique du bourreau que de détourner ainsi le regard  ?    

L’écrivain n’est décidément pas à l’aise avec la réalité  

Il n’a qu’elle à la bouche, ne pense qu’à elle, n’écrit que sur elle mais ne l’aime que, déployée entre les fils de ses rêves et de ses angoisses, métamorphosée entre les volutes des croches, la respiration des mots et les indigos dessinés entre les ombres et les lignes.  Il n’a qu’elle mais ne la saisit jamais vraiment pas plus au reste qu’elle ne le comprend toujours. De là à agir … certains s’y engagent  ! beaucoup s’y perdent ! Quelques uns y trouvèrent gloire d’autres honte et déshonneur.  Elle est la matière même de son œuvre mais le fuit sans doute autant qu'il la fuit. Elle lui résiste et s'évapore au moins autant que par étonnement et tremblement il s'en écarte.

Il est trop facile d'évoquer la trahison des clercs même si la chose n'est pas totalement fausse. Mais ici, comme une injonction tonnant des confins de l'humain …

J'écoute cette lettre qu'Huster écrit, pour son public dit-il, comme pour Zweig s'il lui faisait l'honneur de l'écouter mais c'est au peuple juif lui-même qu'il s'adresse.

On pourrait s'en étonner : après tout c'est bien à une biographie qu'il s'est attelé et à une tentative de compréhension de l'acte fatal d'un auteur. Mais non ! Tout en réalité tourne autour de ce il n'a rien fait !

Mais d'un il n'a rien fait d'un juif de haut vol. De cet étrange parcours d'un homme qui voulut sinon échapper en tout cas ignorer sa propre judéité.

Il m'est arrivé de penser, cherchant à comprendre la permanence dans l'histoire de cette haine du juif, que par sa capacité à traverser temps comme espace, son étonnante fluidité qui lui permit de demeurer lui-même sans terre et sans nation au milieu des autres peuples, sans se nier ni nier les terres qu'il hantait, que ce peuple, oui, capable individuellement comme collectivement, de demeurer fidèle à lui-même, ses traditions comme sa quête, devait bien résumer tout ce qu'un pouvoir, tout ce qu'une tyrannie ou une dictature devait détester. Le fascisme dissolvait l'individu dans l’État et voici qu'un peuple, sans même d’État, résistait à tout, persécutions, asservissement, pogroms et expulsions.

Ce n'est sûrement pas explication satisfaisante.

Mais ce que je sais c'est que la persistance de cette voix qui murmure et psalmodie depuis les premiers soubresauts de l'être s'impose au juif d'abord. Qui ne peut jamais lui échapper. Je ne sais ni vraiment l'expliquer ni sans doute en saisir tous les échos mais je sais combien qui est juif à jamais le demeure ; combien loin d'être une élection au sens où sottement on l'entend, loin d'être un privilège qui lui fût accordé, il s'agit là d'un impératif, d'une mission à reprendre inlassablement.

D'une parole à porter.

 

Aussi candide que pourrait à ce titre sembler le discours final de Chaplin dans son Dictateur, en tout cas pétri de bonnes intentions - mais ne fut ce ici pas toujours la signature de Chaplin d'entremêler ainsi burlesque, émotion et message humaniste ? - je lis la même injonction ici que chez Huster, de porter au-delà, au plus loin possible, au plus lumineux possible la dignité d'être homme. Comme s'il s'agissait, encore et toujours, de répéter ces dix petites phrases qui un jour tonnèrent et bouleversèrent notre destinée et ne peuvent cesser de la bouleverser.

Cet héritage est universel bien sûr ; la haine du monde atteste combien pourtant il est difficile à porter.

Comment es-tu homme ? La question taraude et, parfois, oui, elle prend cette forme étonnée : que signifie pour toi être juif ?

Un engagement infini que nul n'épuisera jamais ; à quoi nul ne peut se soustraire.