index précédent suivant

 

 

L'allée du philosophe

C'est le nom que porte l'allée où Kant avait l'habitude de se promener chaque jour, à la même heure. Ce n'était pas de sa fenêtre comme Descartes qu'il vit passer le monde mais de n'avoir jamais quitté Königsberg ne l'a jamais empêché de (bien) comprendre le monde. Faute de pouvoir se déplacer loin, me voici condamné à hanter les mêmes lieux, les mêmes berges, la même ile. La répétition pourrait être lassante : elle l'est bien un peu. Elle oblige pourtant à scruter le détail …

Second week-end prolongé qui sent la seconde phase du déconfinement. Terrasses de bistrots bientôt accessibles. Tout le monde s'y prépare comme si l'essentiel de notre vie sociale se jouait là ! Après tout ce n'est pas totalement faux.

Me promenant sur l’île aux cygnes en fin d'après-midi, espérant traquer le soleil jouant les filles de l'air derrière les immeubles, laissant derrière lui quelques traînées et dans l'eau éclats scintillants, j'aurai découvert à chaque petit espace que les arbres laissaient sur les bordures couples et parfois hordes. Les parisiens sont bourgeois sages et disciplinés : ils ont respecté les consignes Ils ont désormais comme revanche à prendre.

Ils se seront hasardés un peu plus dehors ; point trop d'abord, presque timidement puis de plus en plus. comme si le monde inquiétait d'abord d'en avoir été si longtemps privé et qu'on l'eût prudemment apprivoisé.

Celui-ci est sorti, sans doute chercher son journal plié sagement dans la poche intérieure mais l'œil qu'il jette à la dérobée semble plus suspicieux qu'amène. Mais comment savoir ? Sartre disait que ce n'est jamais quand on regarde l'autre qu'on s'aperçoit qu'il a les yeux bleus : oui c'est bien autre chose que l'on regarde qui justement est ici escamoté. Comment lire en ce regard, comment accueillir ce visage ? Lévinas aurait-il pu aussi bien parler du visage les voyant ainsi tous masqués ?

 

A mesure que se déroule cette période étrange et que les choses paraissant revenir à la normale, nous tâchons de reprendre nos petits rituels, je n'aurai eu de cesse - et lis bien dans la presse que je ne fus pas le seul - de me poser questions dont j'aurai souvent redouté la trivialité voire la naïveté. J'ai assez lu de philosophie pour comprendre combien notre socialité se pense comme rempart contre les dangers du monde autant que l'autre. De Hobbes, version terrible, à Rousseau, approche bien plus amène, l'ordre social est contraint plus ou moins. Réaction archaïque, puisée au cœur de notre enfance voire de la phase utérine, face au danger nous nous replions sur nous-mêmes, tentant comme d'entrer en soi. Nos demeures n'ont pas d'autre sens. Notre socialité non plus qui est comme un prolongement de notre intimité. Rien ne menace plus le socle social que lorsque la menace vient de la puissance publique elle-même ou que l'autre, définitivement cesse d'être étai. Ce qui sauve ne croît pas toujours sur l'humus de ce qui menace.

Pendant deux mois, l'intérieur aura été refuge, mais aussi prison. Alors dès qu'on peut on s'exfiltre même si …

Pauvres et fragiles relations humaines. Je m'inquiétais depuis longtemps de ces masques que les japonais avaient l'air de porter depuis longtemps au point de sembler le trouver normal - affaire de pollution me disais-je - désormais c'est règle presque obligatoire partout, pas encore comminatoire. Je ne pouvais m'empêcher alors de songer qu'il vaudrait peu de vivre en des espaces aussi insalubres ; que surtout, il n'est rien de plus pervers que d'être confronté à la menace de ce qui autrement vivifie.

Quand l'ennemi c'est l'autre ou l'air quoi encore peut nous protéger ?

Celui-là court - ah cette obsession du corps sain- si justifiée soit-elle il m'arrive de songer qu'on ne prend pas autant de soin de notre esprit qui pourtant en aurait besoin ! Celui-ci promène son petit - lui porte un masque, l'enfant non - mais ce moment qui aurait pu être de complicité avec l'enfant ne le sera pas : incapable de lâcher son smartphone, il contrefait le réseau.

C'est tout le paradoxe de cette époque qui en viendrait presque à se plaindre de sa socialité bafouée quoique devenue incapable de la faire vibrer autrement qu'en distanciel - maître-mot de l'époque. J'ai retenu la leçon : il faut cesser d'imaginer que ce fût mieux avant. Pourtant il n'y a qu'à regarder ces trois-ci qui ne regardent pas dans la même direction : chacun occupé à sa petite affaire. Je veux bien croire les pères modernes plus soucieux de leurs enfants : ils en font sans doute plus qu'avant … ce qui ne fait pas nécessairement beaucoup ; ni assez ; ni mieux. Toujours aussi maladroit avec l'enfance, le mâle dominant, empêtré dans sa crainte d'exprimer trop sa sensibilité ou de ne pas assez étaler son sérieux de cadre affairé, reproduit les gestes usuels, impersonnels.

On en appela aux gestes barrière ? Était-ce bien utile nous sommes habitués aux gestes remparts.

Parti le matin tôt en quête de reflets et de ce moment si particulier où le jour s'est déjà installé mais où le soleil pointe à peine. Peu de monde, quelques photographes sans doute meilleurs que moi, à voir les objectifs tendus comme d'improbables glaives. J'aime ces moments et que la Seine soit encore peu envahie par le trafic en tout genre offre à son cours ce calme que même un miroir se refuse à présenter.

Question de philosophe - mais on va encore me dire que j'intellectualise tout !! - le reflet n'est-il pas plus émouvant que cette réalité sotte qui parade de ses prouesses bétonneuses ou métalliques ? Ce n'est pas tant l'interrogation de Serres que je veux reprendre ici, qui y considérait le signe qu'à l'encontre de nos préjugés, c'était là plutôt le monde qui nous voyait; Non ! songeant ici à des photos prises par moi il y a plus de dix ans où je surpris une émotion que je n'y avait pas mise et l'estimant plus belle et plus épaisse d'humanité que ce que je crus je repensais à ce pauvre Narcisse qui ne pouvait que succomber au fil d'une eau bien trop flatteuse.

J'aime, c'est vrai, ces doublets sans quoi le réel serait bien pauvre ; tellement ténu. J'aime les saisir parce qu'ils disent la tristesse d'Echo si bavarde qu'elle fut condamnée à répéter les derniers mots qu'elle entendait. Amoureuse de Narcisse qui finit par se lasser de ces bavardages insensés. Il y a ici un dialogue que j'aimerais surprendre ; qui m'échappera sans doute.

Ainsi donc, les bistrots sont encore fermés et les terrasses interdites ! Qu'à cela ne tienne on fera sans … on fera ailleurs.

Affaire d'hommes et de bière souvent. Le vin a presque disparu de ces en-cas improvisés au profit de boissons fortes ou de bière. Les femmes, manifestement ont plus de nuances.

Eux contrefont les gros bourrins et je les imagine se raconter avec force vulgarité et rires gras leurs histoires de filles.

Il ne fait jamais bon laisser seule la virilité : elle s'oublie tellement vite.

Alors, oui, on boit, beaucoup ; on parle encore plus … mais on le fait dehors.

Et puis, là-bas, presque sous le pont de Grenelle, juste avant le promontoire où la statue mime l'absence et la liberté, venu ici comme les autres pour s'aérer autour d'un repas, oui, mais ce couple incroyable, chahuté entre grâce et ridicule, se sera préparé un repas du soir, un repas de fête.

Une petite table ronde, deux chaises toutes simples mais une nappe. Des flutes à champagne, ai-je repéré en passant devant eux. Et même une bougie pas encore allumée certes mais qui le serait bientôt. Lui non pas en costume - avec la chaleur il avait tombé la veste mais en cravate cependant ; elle robe élégante et chapeau à large bord gracieusement enturbané. Fussent-ils allés dans un grand restaurant qu'ils n'eussent pas embarqué d'autre équipage. Ceci sentait la grande occasion comme cette vaisselle de famille que l'on ne sort des placards qu'aux veillées de Noël tant elle est fragile, tant elle est précieuse. Il tient ses deux mains dans les siennes ; ne la regarde pas, mais leurs mains enlaçées. Les repas aux chandelles ne sont jamais anodins : j'imagine une déclaration d'amour, soit un anniversaire à célébrer soit comme dans les mauvaises séries américaines, une demande en mariage, avec présentation de la bague judicieusement sortie de son boitier.

Un peu plus loin tout ce joli monde s'agite : le sport encore ; la remise en forme … et même la pétanque. J'admire cette ingéniosité humaine qui, du moindre espace urbain fait une allure de campagne quitte à contrefaire le sud chantant.

Ceux-ci étaient calmes ; presque trop ; comme si même le jeté de boules devait trahir sa classe sociale.

Ce soir, sur le Champ de Mars d'autres joueurs, tentaient de reprendre leur droit dans les allées puisque le gazon central était encore interdit d'accès. Plus braillards comme la légende le veut, comme les clichés l'imposent : chacun y allant de son commentaire sur les échecs de l'adversaire et de sa vantardise sur sa propre habileté vite démentie d'ailleurs par les faits.

Jeu émouvant, sans intérêt en lui-même, ne valant que pour les outrances qui l'accompagnent qu'elles soient gestuelles ou verbales. Jeu qui sent le Sud et la caricature qui respire son Pagnol. A jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout alentour, ils étaient tous là, vautrés, collés les uns aux autres comme chatons apeurés : il y a de la grégarité dans ces gestes-là. On s'y tient comme sur la plage : mal.

On s'y agglutine, s'allonge, fait mine d'être confortablement installé quand tout, le sol, l'absence d'exercice sollicite votre souffrance, sans compter ce soleil que l'on se vante d'aimer et chercher qui néanmoins épuise.

On parle , on rit … pour le principe. On prend l'incontouurnable selfie qui mine de rien dément ce besoin d'extérieur : en réalité besoin de soi à l'extérieur ce qui est bien différent. On se pique de fuler le narguilé … petites scènes ordinaires d'une ville qui contrefait la normalité sans y croire vraiment.

Prêts à s'installer n'importe où pourvu que cela ait un air de vacances ou de frais …

Ne manquent plus que les terrasses. En attendant les vendeurs à la sauvette tentent le tout pour le tout. Ca fait vraiment plage vous dis-je.

Ceci fait partie de ces incompréhensions que j'assume. Que l'on parte, en vacances, loin pour découvrir de beaux paysages, des monuments fabuleux et des cultures que l'on ne connait pas, je l'entends bien. Même si je préférerais que l'on allât à la rencontre des gens plutît que des choses et qu'on cessât de considérer les lieux comme de siimples produits de consommation. Mais que l'on dépense une fortune pour s'héberger en des lieux souvent inconfortables et s'affaler sur des plages bruyantes, sales dans une promiscuité aussi envahissante qu'une fin d'après-midi dans le métro, celan je l'avoue me laisse interdit.

Que restera-t-il de ceci demain ? Sinon ces traces tapageuses de nos négligences. D'autres nettoieront et nous trouveront cela normal. Exister ce n'est pas seulement émouvoir ou être ému ; entreprendre et paefois réussir ; penser et quelquefois imaginer avoir frôlé le sens ; ce n'est pas seulement être ridicule en concevant qu'une photo de soi marquera sa propre histoire ou s'attarder à des jeux ineptes même si drôles ; exister c'est aussi ceci - ce côté moins avantageux - où se révèlent les salissures que nous imposons au temps, au monde ; à l'autre.

Ces bières omniprésentes et parfois même ces bouteilles de vin rosé … Barthes avait en son temps écrit de belles pages sur le vin entendu comme une substance de conversion. On peut boire de l'alcool scientifiquement pour se saouler - comme c'est le cas pour le boulanger - se consoler. Il accompagne en tot cas toutes les fêtes, tous le smoments de plaisirs, tous les repas importants. On a sans doute bu pendant la période de confinement mais ce devint alors acte intime ou acte de désespour. On n'en parlera jamais.

Bistrots et terrasses sont au creux de l'espace parisien et le furent depuis longtemps c'est pour cette raison qu'ils seont envahis avec frénésie sitôt de nouveau accessibles. Ils peuvent être de baguenaudage ou de pure détente. De rendez-vous ou de paisible voyeurisme. D'attente ou de désarroi. Et furent même un temps espace de pensée.

Je ne connais pas - sans parvenir à me l'expliquer - de plus grand plaisir que de lire son journal ou un livre hors de chez soi à la terrasse d'un bistrot. Lire quelques lignes, réfléchir en levant les yeux alertés par quelque bruit insolite ou silence inhabituel ; entendre parler trop fort à la table d'à côté et n'en être pas même indisposé.

Est-ce parce qu'ils fonctionnent comme des antichambres ? quelque chose comme le contraire d'un no man's land mais un sac néanmoins distinguant le monde de l'intérieur à celui de l'extérieur.

Quelque chose comme une seconde peau.

 

 

 

 

Restent mes amis les volatiles. Pour une fois ils ne nous regardaient pas ! Ne s'affairaient que d'eux-mêmes. C'était l'occasion : le parisien dormait encore.

C'est le printemps. Ils sont en forme se toisent et claquent leurs ailes si fort contre le sol que je jette un œil : parade amoureuse sans doute. Il était 5h à peine. Plaisirs de la nature !