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Modernité

 

Qui doit bien ressembler un peu à ceci. Un télescopage.

Un livre mais pas n'importe lequel j'y reviendrai. Objet qui a une date de naissance et peut-être bientôt une date de mort, dit-on. Posé sur un scanner qui est objet précisément à transformer tout ou partie d'un livre en un fichier informatique. Au-dessus un smartphone, outil à tout faire, même à téléphoner. A prendre photo et, pourquoi pas, à lire ceci même qui venait d'être scanné.

On a beaucoup glosé sur la fin prochaine du livre voire de l'écrit. Mais quoi ? quelque soit le support, il faut bien le lire. Il m'arrive même de me demander si nos contemporains ne liraient pas plus qu'autrefois, plus de choses différentes - je n'ai pas écrit de qualité. La grande révolution est que désormais c'est le livre qui vient à nous et non l'inverse quand il fallait autrefois des heures pour y accéder en bibliothèque … ou bien des efforts vains pour admettre à notre fin épuisée que l'ouvrage n'était pas ou plus accessible. Effet invraisemblable de notre impatience - devrais-je écrire intempérance ? - il me prit souvent moins de temps pour télécharger un ouvrage que d'aller chercher où il se cachait dans cette invraisemblable bibliothèque que je n'ai jamais su ranger. Je n'ai en tout cas jamais été privé de sources d'information ou de réflexion durant ces deux mois. Perturbé, oui, quand en pleine écriture ou lecture, sonnait tel message, telle alerte info, tel SMS. Il aurait fallu pouvoir parfois se déconnecter ; entrer dans sa librairie. Mais d'où vient cette crainte d'en faisant ainsi passer à côté d'essentiel ?

Je crois bien avoir tout compris de cette révolution quand je réalisai que la Bible, fort gros ouvrage, ne prenait pas plus de 6 Mo sur mon ordinateur : ma misérable mémoire désormais humiliée - sans que mon âge en soit comptable - par une machine qui compte en To … M Serres augurait que les grandes mutations culturelles avaient toujours lieu lorsque l'équilibre changeait entre message et support du message. C'est fait. Nous voici actifs, tout le temps, cherchant, demandant, créant parfois même de l'information.

Le bruit de fond est immense. Il l'est souvent trop ! Dans ce vacarme assourdissant, on a souvent peine à retrouver sens et il n'est pas difficile de considérer en certains des réseaux sociaux tant à la mode, des déversoirs de vulgarité, des caniveaux de sottise et parfois même des égouts de haine.

Je pourrais considérer ceci avec l'œil de Babel ou avec la grâce de la glossolalie … entre les deux je n'hésite pas. L'Alliance que l'on retrouve dès Chavouot et évidemment dans la glossolalie chrétienne marquant le début de la démarche missionnaire. De l'autre, non pas la dispersion des hommes voulue par un dieu craignant que l'humanité unie ne l'égalât mais plutôt cet incroyable brouhaha d'hommes qui parlant tous ensemble ne s'entendent ni ne s'écoutent plus.

D'un côté une universalité qui s'octroie d'avoir quelque chose à transmettre et de savoir à qui le transmettre ; de l'autre une universalité de façade qui n'est en réalité qu'une union d'intérêts, sans terre et sans aveu.

Il y a quelque chose d’inéluctablement religieux dans la lecture parce qu'elle est recueil, rassemblement et j'aime assez qu'on utilise aussi le verbe se recueillir pour désigner la prière, la méditation, ce geste incroyable par lequel on s'isole du monde extérieur et fait silence.

Nos grands anciens savaient faire cela et il n'était pas nécessaire d'aller se réfugier en désert ou en couvent ; une librairie ou un poêle faisait l'affaire.

Il n'est pas tant d'actes que l'on puisse ainsi accomplir dans la solitude, qu'en réalité on le devrait ainsi. La lecture le partage avec la création. A ce titre le téléphone sur le livre est une provocation. Pourtant après l'instant de découverte, de réflexion et parfois d'apprentissage vient le second moment tout aussi indispensable qui est celui de la transmission. Ne lire que pour soi sans avoir en rien ni besoin ni envie d'en parler autour de soi est sinistre autant qu'aigre. Il n'est en réalité pas de plaisirs que nous n'ayons spontanément envie de partager. A ce titre le téléphone sur le livre est une convocation. Mais c'est un secret que la modernité a perdu que de savoir concilier ces deux moments. Elle a réinventé le réseau mais a bafoué l'intimité du silence. Sans doute a-t-elle cru que la pensée était performance ; elle est plutôt lente éclosion. Manière d'être.

Reste ce livre de Leibniz : esprit brillant s'il en fût à l'intersection et à la pointe de tous les champs de savoir à une période où c'était encore possible. Curieux homme qui passa son temps à écrire et converser avec tous ceux qui en son temps comptaient et dont l’œuvre réside principalement en sa correspondance. J'aime le paradoxe de ce philosophe qui proclame la liberté avec le vocabulaire du déterminisme absolu, innocente Dieu de l'origine du mal en expliquant que ce dernier avait calculé la meilleure combinaison possible ; réinvente le réseau, la relation avec des monades sans porte ni fenêtre.

Avec Descartes, Spinoza et Pascal il ne fait pas qu'honorer son siècle à bien des égards moins crédule que le XVIIIe ni montrer qu'on peut faire œuvre de science sans jamais quitter le terrain de la philosophie, il montre aussi combien crucial était et demeure la question du mal, pensée ici avec une acuité stupéfiante - même si dans les termes apparemment théologiques de son temps - que n'aurait désavouée ni Morin ni Castoriadis ni de manière plus générale la pensée complexe.

Leibniz est bien à sa place ici, au milieu. Nul ne trouve sens sans à un moment ou à un autre passer par lui.

Il est au carrefour de toutes nos interrogations.